Conte d’un cerbère – Chapitre 1

5 mins

L’effroi. J’étais accablé par l’effroi. Toutes les fibres de mon corps vibraient et ma respiration étaient de plus en plus saccadée. Quel en était la cause ? Ce n’était pas que le corps de l’homme qui gisait au sol. Il semblait déjà à moitié mort. Sa peau frôlait la couleur cramoisie. Son visage avait sauvagement été frappé, tabassé, massacré aux poings. Ce moribond semblait être l’œuvre de l’Autre. C’était forcément Lui, la véritable cause. Mon esprit ne se rappelait pas du déroulement exact des évènements mais mon corps y parvenait avec une netteté si précise que cela caressait l’absurde. Mes phalanges étaient meurtries et mes oreilles sifflaient… comme si elles étaient sur le point de tomber au sol. Elles se remémoraient un bruit sourd et térébrant. Le bruit de la chair sur la chair. Un son viandesque. Le poing qui s’abat sur les os du visage. Je scrutais les alentours et remarquais vite qu’un violent orage assiégeait tout Paris.
Étant incapable de comprendre les circonstances qui s’abattaient sur moi, je pris la fuite mais à ma plus grande terreur Il essayait de s’emparer de moi. Lui, moi et le demi-mort nous étions dans une petite ruelle de Paris du côté des Quais de la bibliothèque nationale. Sans prendre gare, je courais rejoindre la rue principale mais mon poursuivant n’en démordait pas, Il me traquait, tentant de me soumettre. Il va encore gagner et j’ai la vague impression que je ne peux que me soustraire à ce dénouement.
Ma vision ne cessait de tressaillir et à peine que j’entrevis la rue où se trouvait mon appartement qu’Il se mit à me narguer. « Pourquoi est-ce que tu t’entêtes à fuir l’inévitable ? Si ce n’est pas aujourd’hui ce sera un autre jour ! ». Ses moqueries constituaient un véritable chœur en harmonie avec les bruyants éclairs orageux. Je ne peux plus le supporter. Plus supporter d’entendre ça. En arrivant devant la porte principale de mon logement, mon corps produisit des spasmes provoqués par une saisissante panique. Je tentais une fois, deux fois et réussit enfin une troisième fois à rentrer mes clés dans la serrure. Je claquai violemment la porte tout en sachant que cela ne L’arrêtera pas. Ma seule issue était la salle de bain et plus précisément dans la baignoire. L’Autre avait déjà pénétré mon appartement, les yeux perçants, les mains empourprées. Il n’a pas besoin de la porte pour entrer chez moi et n’en a jamais eu besoin. Arrivé dans la salle de bain, je recommence une énième fois ce rituel avec une certaine rapidité mêlée d’un empressement traduisant une ferme intention d’achever mon œuvre. A peine ouvrais-je le placard en-dessous du lavabo que mon poursuivant forçait l’entrée de mon « rituel ». « Ouvre la porte ! Quand est-ce que tu comprendras que ça ne sert à rien de lutter ! ». Ces supplications soulevaient en moi, une véritable volonté récalcitrante. Il fallait coûte que coûte résister !
Depuis le placard, je soulevais d’un coup sec trois sacs épais isothermes remplis abondamment de glaçons. Je versais méticuleusement le tout dans la baignoire de manière à ce que la répartition de la glace soit homogène. Je tentai alors aussi vite d’y entrer comme si mon existence en dépendait mais en me retournant vers le côté du miroir, je me suis vu en face à face devant le terrible individu. Ma vieille ampoule commençait à vaciller et éclairait légèrement la petite pièce. Une image dantesque mais familière s’affligea devant mes yeux tout écarquillés. Comme à son habitude, il me regardait d’un air acerbe, il souhaitait vraiment me rendre fou. Des veines émergeaient impétueusement de ses deux avant-bras tâchés par le sang et reluisant de sueur, elles montèrent jusqu’au cou, et sensiblement vers les côtés du crâne. Sur son faciès, une légère cicatrice en forme de croix se distinguait au-dessous de son œil gauche. Dans ses deux yeux sombres envahis par la sauvagerie et la fureur, j’arrivais à lire, encore une fois comme à une certaine habitude, un profond désir de me dominer pour m’asservir.
En cet instant, il comptait fermement prendre tout ce que je possédais. La bête se jeta à mon cou et je me laissais tomber à moitié dans le bain de glaçons. Un de mes bras était plongé dedans et touchait le fond. Je soutenais mon corps pour ne pas tomber sur l’arrière du crâne. Devinant pourquoi je cherchais désespérément à atteindre le bain, l’Autre essaya de m’étrangler. Nous nous débattions maintenant tous les deux dans le bain avec un acharnement inhumain. Les frappes voltigèrent et les insultes survolaient partout dans la salle de bain. L’affrontement nous avait transformé tous les deux en un farouche animal. Nous ne faisions bizarrement plus qu’une seule et unique bête sauvage. Une curieuse force se dégagea brusquement de mon bras gauche et je pris mon assaillant par la gorge, je nous enfonçais au fond du bain tout en lui criant au visage comme si c’était la centième fois que je répétais cette fameuse réplique, avec la plus grande des hargnes et la plus grande des résolutions : « Ne reviens plus jamais ! ».

Et là, plus rien. Le noir total. Je me sentais flotter dans un espace vide et onirique. Le temps fondait et j’avais momentanément perdu toute notion de réalité. Je me réveillais les jambes engourdis. J’étais dans le bain et la moitié des glaçons avait fondue. 5h45 sur ma montre, l’heure de se préparer pour aller travailler. Mes vêtements de la veille étaient abîmés, affreusement sales et j’avais une intense douleur à la gorge. En plus de ça, j’avais des œdèmes et des marques rouges sur les mains. En me levant avec un certain flegme, je me regardais un instant devant le miroir cassé de ma salle de bain. J’en sortais en observant que l’entrée de l’appartement était devenue un véritable petit foutoir. J’apercevais la fenêtre grande ouverte dans le salon, j’y posais au bord un de mes coudes et j’attrapais une boîte de cigarillos et un briquet sur le meuble de gauche. Au dehors de la fenêtre, droit devant moi, une aurore innocente se dévoilait sous un ciel diaphane, un désordre brut. Aigri par les traces de l’orage de la veille.
Placé au 3ème étage du bâtiment, je baissais les yeux pour observer dans la rue des lève-tôt, sûrement sur le chemin du travail trainant un pas morose et arborant le visage morne propre au parisien moyen. Quant aux autres piétons, j’étais au-dessus d’eux. Tout comme l’aube, ils forment l’annonce universelle du matin. Ils constituent la masse amorphe et défigurée que l’on appelle Paris. Cette masse qui suit ce chemin tout tracé de l’existence que l’on appelle quotidien. Le fameux métro-boulot-dodo. Ce chemin où hier, aujourd’hui et demain défilent, se mélangent et s’accouplent. Je ne compte pas déclarer que je ne fais pas partie d’eux, de cette masse. Je suis même bien en-dessous d’eux, car moi j’en suis conscient et je ne fais rien pour m’élever. Et c’est peut-être bien pire. Un cigarillo épousait mes lèvres, mon pouce claquait la roulette de mon briquet et c’est là que je vis que mes mains bosselées tremblaient. Je n’avais plus ni la force ni la volonté de m’étendre sur une énième introspection pour comprendre si je tremblais par peur ou par l’adrénaline que me procurait le souvenir lucide de l’évènement de la veille. L’Autre était parti, Il avait disparu pour un moment, je me retrouvais enfin seul. Il était maintenant 6h et c’était l’heure d’aller travailler.

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