LA PETITE RIVIÈRE
30/07/87
Il me faut de l’eau. Direction la petite rivière.
Nous avons longé les pâtures où j’ai cherché les taches blanches des blocs de sel. Près d’une balle de foin posée là pour les bœufs, j’ai fini par en trouver un que j’ai éclaté en plusieurs petits cailloux car ces gros pavés pèsent plusieurs kilos. J’en ramasse au moins un kilo pour ne pas revenir de sitôt.
L’eau de l’abreuvoir est un peu trop verte pour que j’en remplisse mes bouteilles.
Pax évite comme la peste les fils électriques. Je pense qu’il ne se fera plus surprendre et qu’il reconnaît le petit claquement significatif. Saho n’y a pas gouté mais je crois qu’il se fît à l’instinct de son aîné.
Nous avons atteint la petite rivière. Au loin de l’autre côté de la départementale se dessinent les contours de la colline aux silex. Il n’y a pas plut depuis plus d’un mois et l’hiver n’a pas été particulièrement généreux en précipitations. La sécheresse a fait baisser le niveau de la rivière de presque un mètre laissant une trace de boue sèche et grisâtre sur les racines des arbres. Je peux descendre le lit du ruisseau en sautant de banc de grève en grosse pierre ou bien en entrant dans l’eau qui ne monte pas plus haut que mes cuisses. De temps en temps le fond se dérobe et brusquement le froid liquide me monte jusqu’au bas ventre m’arrachant une brève suffocation alors que mes cacahuètes rentrent vite se mettre au chaud. Les chiens apprécient cette fraîcheur et courent dans les flaques éclaboussant les alentours.
Entre les monticules de sable humide, le courant crée de petits canaux, certains larges et calmes, d’autres rapides et bruyants qu’empruntent différents objets flottant plus ou moins naturel, apparemment les propriétaires de la ferme ne se soucient pas trop de l’écologie. À l’inverse, les poissons fuient sur mon passage remontant prestement le flux pour disparaître l’un sous une racine, l’autre le long d’une pierre ou bien encore dans la tâche verdâtre d’un trou plus profond.
Et si je faisais le héron en attendant sans bouger ? Il me serait possible d’en tirer un ou deux. Je prépare mon arc. Maintenant, un peu de patience.
L’attente est longue car les gros chevesnes sont très méfiants, mais lentement ils se rapprochent, en bandes d’une dizaine, de tailles différentes, gobant à la surface un insecte imprudent ou fouillant au fond les débris végétaux.
Plusieurs petits me sont passés devant mais outre la taille de la cible c’est aussi le poids de chair qui détermine mon choix d’autant que lorsque j’en aurais tirer un il me faudra attendre longtemps pour que les autres reviennent.
Un beau pépère aussi long que mon avant bras avance enfin vers moi empruntant un large et calme couloir profond d’environ vingt-cinq cm et bordé par un herbier ondulant, aux teintes sombres d’épinard cuit. Son corps sinueux, olivâtre aux reflets d’aluminium et aux nageoires orange, tranche sur le fond de sable gravillonneux et vient à passer à deux mètres de mes pieds. Je bande lentement mon arc en tirant ma flèche jusqu’à la commissure droite de mes lèvres, me demandant déjà s’il est préférable de le faire rôtir ou bouillir. Le trait part fend l’eau et se plante dans l’herbier, mais à ma grande surprise la proie ne s’est pas enfuie, il a juste effectué un tour complet plus rapide que l’éclair cherchant la cause de ce remue-ménage et reprend sa navigation vers moi, me dépasse et rentre dans les eaux vertes du trou avant que je n’ai pus prendre, étonné, une nouvelle flèche.
Un autre de même gabarit ne tarde pas à prendre le même chemin, arrivé à bonne distance je l’ajuste et floc! Encore raté mais ma troisième flèche, sans pointe, est prête et je le tire avant qu’il ne rentre dans les eaux plus profondes. Hélas la baguette se plante dans le sable à dix cm de sa tête et je remarque qu’elle est comme pliée en deux au niveau de la surface.
_“ Mais oui ! L’image sous l’eau est déviée et il faut en tenir compte lorsque l’on vise. Merde ! j’suis vraiment trop nul! ”
Il me faut récupérer mes flèches et mes actions font fuir toute la bande. Une pointe en os s’est cassée, sans doute sur un caillou. Je taille une pointe à ma flèche cassée et je reprends mon poste. Le soleil s’est un peu caché et après la montée d’adrénaline, l’eau me semble bien plus froide, l’attente plus longue. Alors que je rêvasse, mes yeux se posent sur une pierre qui paraît bouger, non pas se déplacer mais plutôt se transformer allongeant des membres puis les ramenant sous elle. Est-ce l’eau frissonnante qui me donne ces visions ? Je m’approche, délaissant les poissons et gâchant ainsi un long moment d’attente par simple curiosité.
C’est bien une pierre, plate et grosse comme deux mains, à un bras de profondeur mais j’ai rêvé, elle ne bouge pas, elle semble seulement dissimuler une cavité. Alors, du bout de mon arc, je la soulève, un nuage de boue trouble les alentours mais rien ne s’enfuit. Le tourbillon de sédiments se dépose recouvrant les deux habitants du dessous de la pierre. Seules quatre longues antennes fouettent les ondes à la recherche de leur toit. J’approche le bâton et deux pinces menaçantes se dressent vers la surface tandis que dans un coup de queue l’autre écrevisse disparaît dans le courant. Faute de chevenne, on mange des écrevisses et ce sera bouilli !
Au bout d’une demi heure à retourner des pierres, j’en ai suffisamment pour me faire un bon repas et un feu me fera le plus grand bien. Le restant de la journée je me suis entraîné, dans quarante centimètres d’eau, à viser en corrigeant l’effet de diffraction de l’image exercé par l’eau. Il faut effectivement viser 10 cm au-dessous de la cible pour l’atteindre.
31/07/1987
J’ai cuisiné une sorte de bisque d’écrevisse en concassant coquilles et pattes de la veille. Ensuite j’ai filtré le brouet dans mon reste de mouchoir et agrémenté le tout de cresson, de maïs et de sel. Voilà qui me fournira un repas aujourd’hui, ainsi ces petites bêtes ne seront pas mortes en vain.
Il est temps de voir si mon entraînement aquatique d’hier a porté ses fruits.
Je bande mon arc, redresse mes flèches qui se sont cintrées avec l’humidité et dont j’ai durcit les extrémités à la chaleur du feu pour épargner la flèche de chasse et sa pointe en os qu’il me reste.
Je m’approche doucement de la berge. Ils sont là ondulants, guettant sans relâche leurs proies, mais leur terrain de chasse va devenir le mien. J’entre dans l’eau bien en amont d’eux, créant des nuages de vase nourriciers qui cacheront ma lente progression. Une fois atteint les repères que je me suis fixés, je m’arrête et laisse patiemment retomber les sédiments. Des essaims de petits vairons viennent jusqu’à lécher mes chaussures que j’ai dû garder à cause des morceaux de verres et autres saloperies qui jonchent le fond du ruisseau. Il me semble que le niveau est encore descendu. Les calmes couloirs me paraissent moins larges, moins profonds. L’herbier aux couleurs d’épinard est plus ratatiné et moins ondoyant. Et la fosse verdâtre, plus jaune et grouillante de vie. Ils sont là, excités par les minuscules crevettes et autres larves amphibies transportées par le courant. Mais les plus gros ne se risquent pas dans le chenal rétréci qui rejoint le creux suivant, seuls, les individus gros au maximum comme deux mains parviennent à se sortir de la fosse en frottant leur ventre nacré sur le sable, et le regagnent prestement au moindre signal ou se rendant compte qu’il est moins profond. Il me faut donc m’approcher encore, profitant de l’ombre d’un beau saule. A un mètre du trou, je me fixe, laissant le nuage de café au lait s’évanouir au fil de l’eau. Je peux presque voir jusqu’au fond de leur retraite. Ils sont une trentaine, petits squales des eaux douces, voraces, scintillants prisonniers de leur écrin d’émeraude, se chamaillant pour la manne bienfaitrice apportée par le courant. Le calme revient avec la transparence et ma présence ne trouble personne à condition que mes mouvements ondulent au même rythme que l’ombre protectrice. Je prends mon temps pour viser un des plus gros, le plus près de moi. La flèche perce l’onde et glisse sur le dos noir, mais point de panique tous veulent voir l’objet du trouble. Alors je réarme, choisi un de ceux qui remuent le moins et lâche mon trait. Cette fois la flèche se plante dans les chaires, le bois frétille, disparaît, resurgi, disparaît à nouveau pour remonter, flottant à la surface de l’eau troublée. Quand l’eau est redevenue limpide, je distingue une forme alternativement claire ou sombre qui perd de sa force. Finalement il se couche sur le côté, se laisse porter par le filet d’eau et vient s’échouer le long du banc de sable à la sortie du trou. L’œil fixe, il gobe l’air entrouvrant à peine ses ouïes rouges et ne se défend même plus quand je me baisse pour le ramasser. Alors ce sera rôti !
Je recommence mon manège plusieurs fois, en blessant plusieurs plus ou moins gravement , mais dès que j’en ai trois d’une quarantaine de centimètres, je cesse ma pêche. Certes il n’y a pas de gloire à pêcher dans quatre mètres carrés mais ce soir tout le monde mangera.
Mes chiens n’affectionnent pas particulièrement le poisson cru. Je pensais que c’était parce qu’ils n’avaient pas assez faim, mais une fois vidés et cuits, ils n’ont rien laissé. L’odeur peut être ? Ou le manque d’habitude ?
Avec ma soupe d’écrevisse, voilà un bon repas.
– Garder certaines grosses arêtes pour faire de fines aiguilles!