C’est un grand parking de 50 places exactement, quatre rangées de 10 stationnements parallèles à la route nationale et auxquelles ont accèdent par une allée, elle-même bordée sur sa droite par 10 emplacements en épis spéciaux pour personnes handicapées. Chaque rangée possède sa poubelle. 6 grandes tables de bois flanquées de leurs bancs sont dispersées sous les premiers arbres de la forêt, éclaircie pour l’occasion. Il est traversé par un circuit de grande randonnée,
Au bout de l’allée commence un sentier pédestre qui monte au sommet de la colline en spirale et aussi une voie goudronnée aménagée aux personnes handicapées qui mène plus rapidement à un point de vue de 360° sur la région. C’est « La table de Napoléon » car dit-on Napoléon dirigea une de ses batailles du haut de ce point de vue.
Ce parking a été baptisé « Parking des moines » en souvenir d’une ancienne abbaye. Une carcasse de voiture incendiée finit de rouiller sur sa place de macadam fondu. Dès la tombée de la nuit il est hanté par des amoureux de tous les genres, le reste du temps s’y promènent des flâneurs venus admirer le paysage. Les chasseurs et les chercheurs de champignons doivent aussi le fréquenter en temps utile. Il est passablement entretenu malgré sa fréquentation. Ce qui m’arrange car les poubelles débordent d’un tas de choses diverses.
15/05/87
Assis à l’orée du bois, je guette les touristes qui visitent la région et s’arrêtent pour pique niquer et monter à l’incontournable point de vue.
Je ne peux, ni ne veux, m’approcher, mon allure et mes chiens les feraient fuir ou attirerait l’attention.
Pourtant l’un d’entre eux qui m’a aperçu fouillant dans une poubelle, lance quelques mots vers moi que je ne sais plus rattraper. Malgré mon indifférence, il laisse en partant les reliefs de leur repas bien en vue sur la table de bois. D’autres, qui nous ont vu rôder, ramassent leurs victuailles et partent plus loin.
En lisant ce passage, Mactyre repense à un rapport de gendarmerie concernant un individu louche avec des chiens sur le “parking des moines”. Les éléments se recoupent.
Il reprend sa lecture.
“ Une lame de couteau dont le manche en plastique est cassé, environ un mètre de ficelle, un crayon de mine, un vieil agenda, un stylo qui fonctionne encore, un briquet presque plein mais sans pierre. Voilà mes trésors pour cette poubelle! Il en reste une mais elle pue trop.
Je me rends compte que je n’ai pas prononcé une seule parole depuis plusieurs jours. Pas même un monologue, tout ce passe dans ma tête et sur ce bout de papier. Aussi je me force à ânonner, tout haut pour moi seul, les lettres de l’alphabet puis les voyelles seules ou encore « Mais, où, et, donc, or, ni, car ».
Je parle !!! “
16/05/87
“PAX! SAHO! Ici les chiens !” Tout aussi étonnés que moi de percevoir ma voix mes deux amis marquent un temps d’arrêt puis accourent dans ma direction balançant leurs queues, visiblement heureux de m’entendre les appeler par leurs noms.
Alors c’est jappements, caresses et léchouilles, assurément pas dégoûtés par mon odeur ni mon état de crasse.
Et c’est dans cette bonne humeur que nous partons tous trois à la recherche de l’eau.
Inutile de gravir la crête, je vais plutôt descendre en évitant soigneusement cette route qui me fait si peur.
Cet après-midi j’ai trouvé de l’eau dans une profonde ornière d’un chemin de débardage pas trop loin au bas de la colline mais je n’avais rien pour en ramener. J’en ai bu longuement avant de me débarbouiller le visage et que l’eau ne se trouble. C’est aussi là que les chiens doivent venir lors de leurs virées nocturnes car il y a des traces de leurs pattes dans la boue. J’ai suivi le chemin en m’enfonçant plus profond dans la forêt et j’ai découvert à nouveau de l’eau plus propre dans un fossé mais elle était habitée par différentes larves aquatiques. Je n’en ai pas bu mais j’y ai lavé mon sweat taché de sang. Le reste de mes vêtements n’est pas dans un meilleur état mais je n’allais pas me mettre à poil ici et surtout pas envie de rentrer trempé à cette heure avancée. Un jean tenu par un ceinturon de cuir, des chaussettes, des basquettes, une chemise, des sous-vêtements, un sweat à capuche, voilà mon dressing au complet. Dans les poches, un canif genre couteau suisse, un mouchoir et rien d’autre. Aucun papier d’identité qui m’aiderait à savoir qui je suis. Mais au fond est-ce que je veux vraiment savoir ?
Le sol est plus humide à cet endroit il se pourrait qu’il y ait un ruisseau ou une source
17/05/87
Je suis descendu boire l’eau du fossé. Je n’en pouvais plus, j’avais trop soif. Je n’aurais pas dû y laver mon sweat. J’espère ne pas être malade.
Je me suis enfin résolu à vider la poubelle qui pue. J’y ai trouvé parmi les ordures un briquet sans gaz mais où la pierre est encore utilisable, deux boites de coca vides et une petite couverture jaune pour lit de bébé qui bien que souillée de crotte me parait en bon état.
Rien d’encore comestible.
18/05/87
J’ai refait un briquet complet avec les morceaux des deux autres. Fini la viande crue et les repas froids ! Et bientôt de l’eau potable.
Les feuilles du journal m’ont servies à allumer un petit feu et les canettes de coca pour ramener de l’eau et la faire bouillir. J’en ai profité pour laver de mon mieux la couverture sans trop corrompre l’eau du fossé qui est pour l’instant la seule à ma disposition.
20/05/87
La majeure partie de mon temps se résume à trouver de quoi manger et l’autre à manger ce que j’ai trouvé. C’est-à-dire, hormis les restes du parking ou la viande des chiens, le plus souvent des plantes, pissenlits, orties, plantain, chénopode, ail des ours, consoude, le tout en soupe maintenant que je peux faire chauffer. Tout est bon pour satisfaire mon appétit.
La journée, je m’aventure de plus en plus loin au hasard, cherchant des trucs à grignoter. Je me suis ainsi régalé d’un parterre de fraises des bois, si petites mais si goûteuses. Puis je suis revenu à mon point de départ où je dors et rêvasse.
J’ai eu un peu de mal à retrouver mon chemin mais aujourd’hui j’ai découvert une mare encombrée de branches, peu profonde aux eaux noires pas très sympathiques mais suffisamment propre pour laver le reste de mes vêtements.
Cette eau venait bien de quelque part, d’autant qu’en ce moment il ne pleut pas. En suivant les traces d’humidité sur le sol, je suis remonté un peu plus haut et en creusant et retirant quelques pierres, là où la terre semblait plus molle, il s’est formé une petite flaque. Après quelques instants, une eau claire et décantée remplissait la cavité. Je creusais un peu plus de manière à pouvoir plonger dans ma source une canette entière.
Puis je suis tombé sur une carcasse d’animal dévorée, chevreuil je pense, sûrement une des causes de ma survie. Mes compagnons ne me quittent que rarement quand je suis actif, partageant mes balades et même mes moments de réflexion mais profitant de mes longues siestes ou de la nuit pour aller chasser.
23/05/87
Plusieurs jours que je bricole sans éprouver le besoin d’écrire.
Je m’aperçois soudain que c’est un véritable petit camp que j’ai commencé à installer. Depuis que je suis ici, il n’a pas plu mais cela risque de ne pas durer, alors j’ai construit une petite hutte en branchage recouverte de feuilles mortes où je peux m’allonger entièrement sur un matelas de feuilles et branches de sapin. Ma réserve d’eau est composée d’une dizaine de canettes remplies. Un petit feu , délimité par six grosses pierres , que j’entretien afin d’économiser mon briquet est caché du parking par un rideau de baguettes tressées qui le soir me renvoient un peu de chaleur. J’y rôti un morceau de viande indéterminée amenée par les chiens, plantée au bout d‘un bâton. Hum ! Trop de confort ! Malgré cela je pense qu’il va me falloir trouver un endroit plus calme car avec l’été qui arrive le parking va devenir trop fréquenté. Pour l’instant la chasse étant fermée il n’y a pas de chasseur et ce n’est pas l’époque des champignons. Les promeneurs du dimanche et les randonneurs n’utilisent que le sentier prévu pour eux et les touristes qui ne font qu’une courte pause ne s’aventurent guère plus loin que l’orée du bois pour y manger sur les tables prévues à cet effet ou déposer, guère plus loin, leur offrande à la nature.
24/05/87
Je ne peux pas me contenter des restes de pique-nique pour me nourrir et les chiens ne ramènent pas tous les jours un morceau de leur proie. Je pars en expédition ! Je vais d’abord monter en haut de la colline par la forêt pour me repérer.
24 au soir
Cet après-midi, je suis monté jusqu’au point de vue en cercles concentriques autour de la colline afin de reconnaître le terrain. Sacrée balade ! J’ai découvert une source beaucoup plus abondante que la mienne quoique un peu plus loin, elle continue en un petit ruisseau qui descend de la colline au-delà de mon campement. Je devrais le retrouver en allongeant mes balades vers l’est. Les chiens m’ont accompagné sans trop s’éloigner respectant mes recommandations bien qu’ils aient fait au moins trois fois plus de chemin que moi en de nombreux aller et retour. Rien de particulier sur le trajet, mais surtout rien à manger si ce n’est quelques plantes.
La table de Napoléon n’a en fait rien à voir avec le célèbre empereur ou peut-être juste dans le style architectural de son socle qui comporte quatre aigles aux ailes déployées et encore ! De quel Napoléon parle-t-on ?
Elle indique seulement les quatre points cardinaux, situant des villages et parlant de l’étendue de cette forêt et des essences que l’on y trouve. Peut-être plantées sous Napoléon ? Par contre, de cet observatoire, la vue est magnifique, des arbres à l’infini, quelques villages, au Nord et vers l’Est séparés par des étangs en forme de patte de canard. Sur leur droite, on distingue de drôle de carrés noyées dans un paysage aux couleurs de paille. De ma colline descendent deux ruisseaux, plus un autre qui vient du village le plus proche au nord-est. Ils se rejoignent et se jettent au sud dans une large rivière au-dessus de laquelle flotte une petite brume soyeuse. Ce cours d’eau disparaît à l’est entre deux falaises de calcaire. Plus loin, la vue est bouchée par une colline. Une route, sûrement une nationale, longe la rivière jusqu’à un grand rond-point où elle en rejoint une autre qui traverse l’eau grâce à un pont et vient contourner la colline où je me trouve. Au delà de ce pont vers le sud on aperçoit les tours d’un château avec sur sa droite un étang beaucoup plus grand et vers le sud ouest une colline cinq fois plus large que celle-ci, rocailleuse sur sa partie nord-est mais couverte d’une forêt uniforme à l’infini vers le sud-ouest. Vers l’ouest deux petits monts verdoyants interdisent de voir l’horizon.
Des voix et des rires sur le chemin ont interrompu mon examen des lieux Je suis redescendu plein sud vers mon parking que l’on devine en bas.