La bibliothèque du désert

9 mins

Tichitt – Mauritanie

Quand il était vraiment petit, mon frère Alphonse avait un doudou qu’il avait nommé « Saucisson-Sec ». C’était un doudou tout ce qu’il y a de plus classique pourtant, un poupon bleu, tout mou, au visage d’ange et au sourire ravi. Rien à voir avec un saucisson ni quoi que ce soit de comestible, d’ailleurs, mais il faut croire que le ventre guidait déjà ses priorités ! A cette époque je me moquais de lui, mais je me serais bien gardée d’avouer que de mon côté, j’avais un ami imaginaire, qui me tenait compagnie sur le chemin de l’école, partageait mes jeux de cartes, connaissait tous mes secrets et peuplait mes rêves. Et puisque cet ami imaginaire n’était pas comme tout le monde, il portait un prénom original… Je l’avais en effet baptisé Jean-Pascal.

Jean-Pascal m’a tenu compagnie longtemps, jusqu’à mes huit ans, peut-être. Je ne sais pas d’où m’était venue l’idée de ce prénom, je n’avais alors jamais rencontré de Jean-Pascal de ma vie, mais je trouvais ça fort, et unique. Si je parle de lui aujourd’hui et de Saucisson-Sec, alors que je les avais rangés dans un tiroir de ma mémoire depuis un petit moment, c’est qu’une rencontre étonnante vient de les ramener brusquement tous les deux à la surface, et me laisse à penser que mon pouvoir était en moi bien avant le kaléidoscope. Mais j’essaie de ne pas formuler cette pensée trop fort, je ne voudrais pas fâcher mon objet magique…

Ma famille et moi venons, en effet, de faire la connaissance d’un homme surprenant, très différent des gens que l’on s’attend à croiser ici, au milieu du Sahara. Et cet homme porte l’improbable nom de… Jean-Pascal Lesec ! N’est-ce pas incroyable, tout de même ? N’était-il pas écrit depuis toujours que la route de ce Monsieur croiserait un jour la nôtre, à Alf et moi ?! J’ai fait part de ma réflexion à mes parents bien sûr, et ils ont beaucoup ri. Depuis, Papa, moqueur, appelle Jean-Pascal Lesec, notre logeur, « Monsieur Saucisson » en faisant des clins d’œil complices à Alphonse qui se marre comme une baleine.

Monsieur Jean-Pascal Lesec est un personnage comme on en rencontre peu dans la vie en général, et encore moins ici, dans les paysages sableux de Mauritanie, la nouvelle étape de notre voyage. Je ne dis pas ça à cause de ses cheveux roux, de sa peau claire et de ses taches de rousseur – je suis bien mal placée pour m’en moquer – mais pour sa façon d’être, son côté rêveur, étourdi, toujours un peu ailleurs. Papa dit qu’il détonne beaucoup dans la dure réalité qu’est le désert, avec la perspicacité et la faculté d’adaptation qu’il faut pour vivre ici toute l’année. Lui semble planer au-dessus de tout, comme si rien ne le touchait, ou si tout était facile. 

Monsieur Jean-Pascal Lesec a quitté la France et la région de Lyon il y a tout juste deux ans, pour ouvrir un petit hôtel en plein coeur du désert mauritanien, dans la ville de Tichitt. Il est arrivé « sans liens et sans attaches » comme il dit, c’est-à-dire sans femme ni enfants. Ses employés forment désormais sa famille, les dunes de sable toute proches, son jardin, son patrimoine, son horizon. Il est d’une gentillesse extrême, et très drôle avec ça ! Tout avec lui se transforme en jeu, c’est une sorte de Gaston Lagaffe qui aurait mangé Pierre Richard ! Et comme il a un vocabulaire un peu précieux, dû à son éducation, Maman, de son côté, l’a surnommé « Sir Jean-Pascal ».

Aujourd’hui Monsieur Jean-Pascal Lesec a proposé de nous emmener en balade dans les dunes, à la périphérie de la ville. Papa a demandé s’il n’était pas conseillé de partir avec un guide mais notre logeur a précisé qu’il serait très content de tenir ce rôle, et son ami Mohamed avec lui. Maman a haussé les sourcils, se demandant si c’était bien raisonnable, mais Papa l’a rassurée d’un sourire : notre logeur est maladroit mais pas totalement inconscient !

Nous sommes donc partis tous les six, direction le désert ! Nous avons enfourché les quads loués pour l’occasion, et nous avons pris la route des dunes. Là, nous avons grimpé, descendu, puis grimpé à nouveau des collines de sable, hautes comme des maisons, nous éloignant toujours plus des repères de la ville et de la civilisation. Alphonse riait et moi j’étais aux anges, je me sentais libre et légère comme une plume, les cheveux au vent, chanceuse et seule au monde, en sécurité, bien calée dans le dos de Papa.

Monsieur Jean-Pascal Lesec a stoppé son quad au milieu de nulle part et nous l’avons imité. Après le vrombissement des moteurs, enfin le silence du désert ! Mais celui-ci a été de courte durée car nous n’avions pas posé le pied à terre que tout autour de nous apparaissaient des enfants, sortis de je-ne-sais-où, que j’ai regardé, bouche bée, courir vers nous. Ils nous ont bientôt encerclés comme dans une ronde, les grands sourires qui leur mangeaient le visage exprimant à eux seuls la joie qu’ils avaient à recevoir de la visite. Puis leurs petites mains se sont tendues vers nous, certaines caressant nos bolides à quatre roues, d’autres allant même jusqu’à toucher les joues de mon frère, les épis blonds de mes cheveux, comme pour vérifier que nous étions bien réels, des enfants humains comme eux, et non des mirages ou des aliens catapultés d’une autre planète.

Papa, amusé et surpris, a demandé d’où pouvaient venir tous ces enfants et Monsieur Jean-Pascal Lesec a ri. Il a clamé, un peu comme au théâtre : « Bienvenue dans le désert ! ». Puis il a précisé que la vie ici était plus riche et plus intense qu’on pouvait l’imaginer, et je crois que c’est à ce moment qu’il a parlé de la bibliothèque de Tichitt. Tout de suite les yeux de Maman se sont mis à briller, comme toujours lorsqu’on lui parle de culture et de livres. Elle a exprimé sa grande envie de s’y rendre, et Monsieur Jean-Pascal Lesec a promis de nous y emmener l’après-midi même.

**********

J’ai appris ici que Tichitt a longtemps été une ville importante, une étape sur la route du sel qu’empruntaient autrefois de longues caravanes de chameaux, entre Marrakech et Tombouctou – deux villes dont les noms me font rêver, eux aussi ! Aujourd’hui en grande partie recouverte par le sable du désert, Tichitt voit passer beaucoup moins de monde, ce que je trouve dommage vu le charme de ses ruelles et la gentillesse de ses habitants. Tidiane est de ceux-là : un jeune homme au regard doux, à la peau brune, vêtu d’un boubou couleur du ciel qu’il porte avec une élégance et une fierté que Maman trouve étonnantes pour son âge. Surtout, Tidiane n’a que vingt ans mais une culture immense et un vrai sens des responsabilités. Et il est le dernier bibliothécaire de Tichitt. 

Après l’histoire des caravanes, j’ai découvert aujourd’hui que la bibliothèque de Tidiane abritait des livres vieux de plusieurs siècles, et peut-être même, pour certains, d’un millénaire ! Papa et Maman ont été invités à les étudier, ce qu’ils ont fait avec beaucoup de précaution, soulevant parfois des nuages de poussière en les manipulant. Papa n’a cessé de s’enthousiasmer devant les gravures et les dessins délicats au milieu des pages jaunies, tandis que Maman en relevait les écritures soignées. Très fier, Tidiane leur a expliqué que Tichitt avait longtemps été un grand foyer de la culture islamique, et d’autres choses encore que je n’ai écoutées que d’une oreille : je commençais à m’ennuyer sérieusement dans cette petite pièce sombre et poussiéreuse, regrettant que notre balade dans les dunes ait été raccourcie pour ça, lorsque mon kaléidoscope s’est mis à vibrer.

**********

Le feu, partout le feu ! Les flammes rouges et ardentes lèchent les rayons des étagères, mordent les lourdes reliures de cuir, rongent et digèrent en un instant les milliers de pages déjà jaunies par le temps. Une montagne de cendre grise vole et plane dans les airs, se mêlant à la poussière, obscurcissant l’horizon… En lambeaux les jolies gravures, disparues les enluminures, consumées les écritures soignées…

J’éloigne le cylindre de mon œil, abasourdie : je me trouve toujours dans la minuscule bibliothèque de Tidiane, Papa et Maman commentent encore, admiratifs, les détails d’un gros livre doré, le soleil continue de laisser passer ses rayons à travers la petite fenêtre sans vitre… Rien à signaler donc, autour de moi, et pourtant les clichés du kaléidoscope ne me laissent pas de doute : bientôt ici, tout va brûler !

Un frisson me parcourt, malgré la chaleur extrême : je ne connais que trop ce phénomène, cette responsabilité immense que l’objet magique me confie à cet instant, je sais combien je vais devoir me battre encore pour me faire entendre, pour que l’on accepte de me croire, pour que l’on me laisse faire ce que le destin attend de moi : sauver ce qui peut encore être sauvé. Je plonge une nouvelle fois mon regard au fond du tube d’argent, juste pour être sûre, pour vérifier. Et d’un seul coup, tout s’effondre.

**********

Je marche dans la neige, des raquettes aux pieds, il fait très beau, le ciel est bleu, le fond de l’air frais. En une seconde, le ciel blanchit, se pare de gros flocons, je ne vois plus rien devant moi, j’ai froid, j’ai peur, je n’ose pas avancer. C’est le froid surtout qui me réveille, un froid intense, qui me court le long du dos, remonte jusqu’à ma nuque, fait dresser mes cheveux sur ma tête. Je regarde tout autour de moi : je ne sais plus où je suis… Paris ? Buenos Aires ? Ushuaia ? Dakar ?  Au-dessus de ma tête un plafond blanc, immaculé. Les draps de mon lit sont eux aussi d’une blancheur d’hôpital. C’est l’air conditionné réglé sur une température polaire qui me fait grelotter. Quelqu’un se penche au-dessus de moi : Maman ! Son visage est flou mais je peux voir qu’elle a pleuré.

— Gisèle ! Mon Dieu, Gisèle, tu m’entends ?!

Je ne parviens pas à répondre : je me demande vraiment ce qui m’arrive, où je suis et ce que je fais là…

— Tu nous as fait tellement peur ! poursuit ma mère. Tu m’entends, ma chérie ? 

Et en une seconde, tout me revient : les dunes de sable, les enfants autour des quads, les livres jaunis, la petite pièce sombre et poussiéreuse, la chaleur, le soleil, les flammes, le feu…

— Le feu !

Je viens de crier, sans même m’en rendre compte ! Papa entre précipitamment dans la pièce, en réaction à mon cri évidemment, et je vois tout de suite que ses yeux sont aussi rouges et gonflés que ceux de Maman.

— Gisèle ! Tu es réveillée, enfin ! Reste calme, allonge-toi ma chérie, tout va bien !

Rester calme… Mon coeur bat trop fort, tout se bouscule dans ma tête ! Je revois Tidiane, le gardien des livres, l’étonnante bibliothèque de Tichitt, les images du kaléidoscope, les flammes, la cendre qui vole… Maman serre fort ma main dans la sienne tandis que Papa se penche sur moi :

— Tu as fait un malaise à cause de la chaleur, mais tout va bien maintenant, tu vas reprendre des forces ici aujourd’hui encore, et si le Docteur est d’accord, tu sortiras demain.

Je pense soudain à mon petit frère Alphonse, je le cherche des yeux, il est là, derrière Papa, son pouce dans la bouche et un nouveau doudou dans les bras, un doudou que je ne connais pas mais qui, tout de suite, me rappelle Saucisson-Sec, le premier…

— Monsieur Jean-Pascal Lesec ? Mohamed ? Et Tidiane ? Où sont-ils ? Comment ils vont ?

Papa sourit :

— Tout va bien, Gisèle, ne t’inquiète pas. Monsieur Lesec est rentré chez lui, à l’hôtel, et Mohamed nous a conduits ici. Tidiane va bien aussi, tous attendent de tes nouvelles. Nous irons les voir demain. Repose-toi encore un peu, ferme les yeux, nous allons rester près de toi, tous les trois, un moment.

Je n’ai pas la force d’insister, même si des tonnes de questions se battent dans ma tête. Que s’est-il passé ? Où suis-je ? La bibliothèque a-t-elle brûlé ? Ont-ils réussi à sauver les livres ? A quel moment me suis-je évanouie ?

Je pousse un soupir profond et je ferme les yeux.

**********

J’ai quitté le dispensaire de Tichitt ce matin, ragaillardie et « les joues roses » d’après Maman, mais sans avoir reçu de vraies réponses à mes questions. « Un coup de chaud », « un étourdissement », « un malaise vagal », voilà les mots que les médecins ont mis sur mon évanouissement, aucun d’eux ne pouvant faire le lien avec les images de mon kaléidoscope puisque je ne leur en ai pas parlé. Ma perte de connaissance n’a rien à voir avec le feu en tout cas : la bibliothèque du désert n’a pas brûlé. Je devrais m’en réjouir, et je m’en réjouis bien sûr, pourtant je ne peux m’empêcher d’avoir peur car je sais que cela va arriver ! Je ne sais pas quand, ni comment, mais c’est écrit, gravé dans le kaléidoscope, ça je peux l’affirmer ! D’une certaine façon, j’aurais préféré me réveiller avec des brûlures sur le corps, et apprendre que je n’avais pas sauvé tous les livres mais que tout le monde était sain et sauf. À côté de ça, je redoute le pire si cela survient en mon absence…

Nous sommes repassés à « La Rose des Sables », l’hôtel de Monsieur Jean-Pascal Lesec. Sur mon insistance, nous sommes aussi retournés à la petite bibliothèque de Tichitt, non seulement pour dire au revoir à Tidiane, mais aussi pour me rassurer et me prouver que tout allait bien, qu’après mon alerte, toutes les précautions avaient été prises pour qu’aucun incendie ne puisse se déclarer, et que les livres avaient été, autant que possible, mis en sécurité.

— On devrait rester encore un peu, Papa. Le kaléidoscope n’a jamais menti auparavant, tu le sais… Je ne comprends pas pourquoi il m’a envoyé ces images mais je les ai vues, je te le jure, ce n’était pas un délire, elles sont encore très claires dans ma tête.

Papa me sourit mais je sens bien qu’il ne me croit pas. Il m’a trop répété que le soleil n’était pas bon pour moi et que mon malaise m’avait fatiguée, pour me donner l’impression d’être vraiment de mon côté. Tidiane aussi me sourit affectueusement. Avec l’aide de mes parents, il a rangé les livres. Ensemble, ils les ont époussetés avec soin, traités contre le feu, ils ont éloigné tout ce qui pourrait faire loupe et créer, d’une façon ou d’une autre, un risque d’incendie. Je fais un dernier tour d’horizon : tout semble en ordre. Mon objet magique est sage, il ne chauffe pas, ne vibre plus, m’offre à nouveau, comme si de rien n’était, les jeux de lumière colorés que j’aime tant… Je dois m’incliner, mais je ne suis pas tranquille : soit la prédiction n’est pas encore arrivée, soit mon kaléidoscope délire, soit c’est moi qui deviens folle. Dans tous les cas, rien de réjouissant ! Je serre une dernière fois Tidiane dans mes bras, puis je me mets sur la pointe de pieds pour embrasser Monsieur Jean-Pascal Lesec. Dans son empressement à déposer un baiser sur mon front, ni lui ni moi ne voyons tomber la cigarette qu’il a posée dans le cendrier, juste à côté…

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6 Commentaires
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Roll Sisyphus
5 mois il y a

Bonjour Séverine Thibaut, Bonjour et merci.
Le plaisir a été grand.
Les kaléidoscopes ont pour habitude, celle, de reconstruire des images nées du désordre.
L’eau orageuse, le feu et le sable poussé par les vents se sont unis pour détruire Tichitt, De ses bibliothèques qui en faisaient la richesse il ne reste plus que quelques bribes d’écritures alignées sur des lambeaux de papiers en ruine.
Je ne sais pourquoi mais je ne peux cocher "le j’aime".

Marco O' Chapeau
5 mois il y a

Sympa ce texte.

Avec une fin si différente de d’habitude… C’est un plaisir pour nous d’être surpris.

Tiph anie
5 mois il y a

C’était super agréable à lire, merci pour ce joli texte.

Cora Line
5 mois il y a

Le kaleidoscope ne se trompe jamais, Gisèle le connaît très bien, aussi ce feu arrivera…Les derniers mots laissent supposer une catastrophe.

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