La piscine de mots

9 mins

Première page : d’abord une légère bise qui tournoie comme un délicat nuage, un parfum frais et agréable qui chatouille mes narines, un ronronnement, des picotements au bout des doigts qui atteignent en quelques secondes mes poignets, mes bras, mes épaules et jusqu’aux veines de mon cou. Ils s’accrochent à mes lobes et tombent dans leur puits.

Mon sang fait la course, il cavalcade de la tête aux pieds, il prend des raccourcis, fait demi-tour, ralentit puis repart de plus belle. Quelques frissons, légers, à intervalles réguliers, agitent ma tête, mon dos et mes jambes. Je m’ébroue. Quelques bouffées chaudes s’épanouissent sur mes joues, mes mains et mes aisselles deviennent moites. Les battements de mon cœur tambourinent de plus en plus vite, ma cage thoracique a du mal à le retenir.
Telle la boîte de Pandore, les maux s’emmêlent, ils s’envolent en anarchie.

Je m’assieds pour ne pas chuter, j’ai des vertiges, des nausées. Mon ventre se spasme, la sueur commence à se détacher de la surface de ma peau. Je m’affole le corps et l’esprit.
Le livre ouvert sur mes genoux, je ferme les yeux. Mes ongles éraflent le grain de papier. Ma respiration est bruyante et saccadée. Je suis au bord de l’évanouissement.

J’ai l’impression que je suis en train de réduire, à la façon du morceau de sucre qui se dissout dans le liquide chaud. Je perçois le rétrécissement de mes membres puis de mon corps entier. En apnée, j’ouvre précipitamment mes yeux écarquillés et je baisse mon regard sur mon enveloppe charnelle. Je suis en train de me rapprocher du sol ou c’est le sol qui se rapproche de moi. Mon torse oscille d’avant en arrière et simultanément, je vois le livre s’élargir et prendre ses aises sur mes genoux. Je porte son poids qui augmente et me pèse de plus en plus. Tout à coup, je me sens étirée tel un élastique, mes jambes sont projetées vers le haut, derrière mon dos. Je suis littéralement aspirée, je plonge dans la marée noire d’encre et ma tête déchire le papier jonché, je fends les paragraphes, les chapitres défilent, les pages se tournent, virevoltent, certaines même sont arrachées. Après une farandole de feuillets, j’attaque la couverture du fond mais elle est coriace alors mon crâne cogne sur son épaisseur. Plusieurs fois je dois prendre mon élan en reculant et en remontant vers la surface, ensuite je redescends, par palier au début puis en brûlant des degrés, je prends de la vitesse en piquant de toutes mes forces sur la cible. Mais il m’est impossible d’entamer son écorce. C’est un roc, du béton. Je suis prisonnière, je ne peux pas aller plus profond, la porte fermée à double tour est inviolable, l’issue est sans issue. Je suis condamnée à l’exploration…

Après un temps de surplace, d’hébétement, je choisis un passage sur la droite, je nage dans une eau calme, uniforme. Je reprends un peu confiance et mon esprit s’apaise, mon rythme cardiaque se régularise. Plusieurs secondes se passent ainsi lorsque, au détour d’un virage, des lettres dégringolent sur moi. J’essaie d’esquiver la pluie alphabétique mais les voyelles et les consonnes s’agglutinent par paquets. Des petites, des grosses, des larges, des fines. Des mots reconstitués me font mal, des ampoulés, des communs, des vulgaires. Ils s’agrippent et écorchent ma peau, ils forment des signatures indélébiles. Des phrases dessinent des colliers autour de mon cou, elles s’enroulent en ceinture autour de ma taille et enserrent doucement mes chevilles et mes mollets. Des mots, plus gros, me bousculent et des groupes de mots me poussent plus en avant. J’entends alors des voix qui chuchotent, je perçois différents accents, les intonations de plusieurs personnages. Des paroles s’élèvent et le volume du son monte jusqu’au cri, jusqu’au hurlement. Mes oreilles vrillent, mes tempes martèlent. Je bouche mes tympans. J’aimerais ne plus rien entendre, ne plus rien sentir, ne plus rien ressentir. Ne plus être. Quitter le monde littéraire avant d’être engloutie et m’y noyer. Mais je ne peux pas sortir, je ne peux pas aller me sécher au soleil. Ici, tout est sombre, poisseux, crasseux. Souvent mon corps doit se contorsionner pour évoluer et j’avance péniblement. L’accès est difficile parmi les initiales en majuscules, les virgules, les points virgules, les points d’exclamation, les points d’interrogation, les points de suspension, les guillemets. Toute cette ponctuation entrave mes mouvements. L’abécédaire qui m’assomme avec grand fracas m’interpelle, je ne sais plus qui je suis, où je suis ni pourquoi j’y suis. J’aimerais prendre de la hauteur, partir au large, gagner en altitude et en recul. Puis qui sait, peut-être revenir plus tard. Mais sortir d’ici. Maintenant ! laissez-moi passer ! au secours ! à l’aide !

Soudain, comme par miracle, une éclaircie jaillit, une accalmie survient, je respire un peu mieux, l’oxygène augmente en quantité et en qualité et remplit mon être. J’envisage de meilleurs auspices. Je vois des sourires, j’entends des rires, je sens la caresse du soleil s’immiscer par mes pores pour aller chatouiller mes cellules, je me relâche, segment après segment, mon mental s’allège, il se purifie, je me vautre dans le plaisir. Je peux me reposer, le brouillard s’est dissipé. Je me laisse aller comme sur un transat, les doigts de pieds en éventail, une orangeade à la main. J’entends même les douces notes d’une mélodie jouée sur un piano, mes doigts matérialisent les touches noires et blanches et parcourent la gamme. La voix cristalline d’une chanteuse lyrique fait éclater une myriade de bulles multicolores dans ma tête, des vagues de sensibilité et de volupté prennent possession de mon être. Des violons viennent accompagner les intonations de la diva. C’est tout un orchestre qui me fait danser comme une plume selon les caprices du vent. Je cadence le philharmonique par mes ondulations envoûtées. Comme la cerise sur le gâteau, le public applaudit à la fin du récital, se lève même et en redemande. La complétude. Et la lumière divine qui éclabousse l’atmosphère enchanteresse. Et moi qui suis aux anges, qui savoure comme si je léchais une cuillère pleine de chocolat fondu et onctueux.

Sans crier gare, je me retrouve coupée brutalement de cette harmonie. Le sparadrap arraché d’un coup sec. La gifle qui cingle la joue qui se marbre, les doigts incrustés en filigrane. La bouche qui cherche à respirer. Je suis secouée par des sanglots, une immense détresse envahit mes sens. Je veux m’éloigner le plus vite possible de cet endroit, je pagaie avec l’énergie du désespoir, l’instinct de survie. Malgré le chagrin qui me paralyse, j’arrive à faire quelques longueurs pour m’extirper du marasme et changer d’ambiance. Mais c’est encore pire, j’ai un goût métallique dans la bouche, des relents nauséabonds surgissent, j’ai envie de vomir et je vomis. Par gorgées. Puis par jets. Comme si mon infortune n’était pas complète, comme si mon malaise n’était pas suffisant, des crampes dans les mollets me font boire plusieurs tasses amères. Je me disperse, je me liquéfie, je me désagrège. Des ectoplasmes, du moins ce que je prends pour des ectoplasmes, me tirent par les pieds ou essaient de rentrer par mes orifices. Certains y parviennent car je sens mes entrailles prêtes à exploser, je bataille contre eux à grands coups de moulinets avec mes bras et mes jambes. Je ne m’appartiens plus tout à fait, je suis possédée, au sens propre et au sens figuré et alors que je commence à fatiguer nerveusement et physiquement, au moment où je sens que je vais déclarer forfait, un coup de poing arrive dans mon plexus et me coupe net la respiration, il met mon corps en pause. Je suis k.o. et une douleur fulgurante me courbe en deux. Une sensation de fin imminente.

Le clapotis de l’eau et le chant des oiseaux arrivent à mes oreilles. Une odeur de désinfectant me désankylose. J’ouvre les yeux. Je ne suis pas morte. Les rayons du soleil m’aveuglent et en même temps me font tellement de bien, ils pansent mes plaies béantes. Des visages sont penchés au-dessus de moi, des yeux me scrutent, me guettent, m’observent. Ils traquent mes gestes, mes clignotements de paupières, mes rictus, mes silences. J’ai l’impression qu’ils attendent quelque chose de moi. Puis je me sens tirée vers le bas, un je-ne-sais-quoi m’attrape brutalement par le pied, je me retrouve à l’envers. Et je me mets à crier. Une fois. Une seule fois mais c’est un cri puissant, un peu aigu mais franc et surtout libérateur. Le temps d’après, je me retrouve sur un coussin de douceur, à l’horizontale. J’entends chuchoter autour de moi, je vois des sourires, des faces tordues par des grimaces comiques, des mimiques ridicules. Qu’on me laisse dormir ! là, je suis bien, il n’y a plus d’eau qui me rentre dans les narines, plus de parasites de toutes sortes. Juste elle et moi. Ce fut violent ce passage vers la lumière après l’hibernation dans cet espace aquatique.

Je sais qu’à partir de ce moment, je ne dois compter que sur moi-même, respirer par moi-même. Je ne barbote plus. J’ai trouvé mon transat. Temporairement peut-être mais la trêve est bien réelle.

Je dors beaucoup. Je n’ai plus de conscience. Juste, je dors. Le sommeil du juste.
À mon réveil, je franchis une nouvelle étape. Commence alors l’ère des changements, il me faut apprendre, tester, goûter, réfléchir, dire et faire ce qu’on attend de moi, ce qui est défini en tant que logique de progression inexorable. Encore et encore. Que me voulez-vous ? où avez-vous caché mon transat ? C’était bien de dormir même si je ne me souviens plus de mes rêves.

Une grande différence s’est opérée, je ne nage plus. Je marche. Parfois je cours aussi. Puis je tombe, je tombe beaucoup, je tombe tout le temps. Jusqu’au jour béni où je reste debout une bonne fois pour toutes. A partir de cet instant, il m’est impossible de trouver le sommeil, mes paupières refusent de s’abaisser, la bascule du jour vers la nuit est désactivée.

S’ensuit un défilé. Je croise toutes sortes de gens, une pluralité d’individus. Il y a des gentils et des méchants, des bavards et des muets, des beaux et des laids, des petits et des grands, des idiots et des intelligents. Des qui me ressemblent et d’autres différents. Je m’initie à la vie, je sonde ce qui est moi, j’emmagasine les confidences des autres, je reçois des claques et des caresses J’ai le tournis comme le hamster dans sa roue. Je m’emballe comme les chevaux d’un manège qui galoperaient pour se dévisser du plancher de l’estrade.

Je marche, je marche encore, je n’en peux plus de marcher. J’avale de la poussière, mes membres s’alourdissent. Le paysage est plat, monotone. Je m’ennuie maintenant. Un passage à vide. Du temps pour rien. Peut-être suis-je devenue insensible ? peut-être ai-je été trop ballotée par le tumulte ? peut-être qu’à force d’être fracassée, je ne suis plus qu’une poupée de chiffon, de la pâte à modeler, un objet démantibulé. Je m’arrête. À quoi bon continuer ce chemin stérile, cette traversée du désert en solitaire ? il se peut que ce soit le temps de l’introspection. Plus j’y pense, plus je me dis que c’est le moment de m’abreuver à mon essence, certainement la latence avant une remise en fonction, plus complète ou bien un total renouveau. Une transition en devenir, l’embryon de la gestation. C’est parfois difficile de suivre le processus subi. C’est cela ! je ne dois plus subir ! je décide à présent, maintenant, à ce moment précis, que je suis partie prenante de mes atomes, de mes cellules, de mon anatomie physique et psychique. Je suis. Je m’appartiens. Moi contre le reste.

La transformation se fait au grand jour, sur moi et en moi. Plus rien ne sera comme avant. Désormais, mon je est distinct de l’autre, des autres, de l’humanité entière. Il y a d’un côté cette humanité et moi de l’autre. Le microcosme inclus dans le macrocosme. Mon microcosme parmi ces microcosmes. Et le macrocosme qui nous avale et qui nous recrache. Nous sommes sur des parallèles, le perpendiculaire n’est plus d’actualité. C’est ce que je crois présentement. C’est ce que je vis ici et maintenant.

Moi. L’unique. Un unique moi qui se sépare sous mes yeux et se divise en deux, en trois puis en quatre, en dix, en vingt. Voici maintenant que je suis cent. Mon moi multiple est fou. Je ne contrôle plus, je m’éparpille, tels des confettis. Un rond bleu, un rond rose puis un jaune et un vert. Le bouquet pétarade, il me fusille et me découpe façon puzzle.
Mes moi représentent, comme les tranches d’une orange, les mêmes parties du tout, en miniature mais chacun d’eux expérimente un pan d’existence.
C’est l’accomplissement des générations, la perpétuation de la civilisation, l’alpha et l’oméga. Ma génétique s’affaiblit, mon entendement se brouille puis se fige.
J’ai parcouru en long et en large les continents, les latitudes et les longitudes. La sieste réparatrice s’annonce, le repos bien mérité se compose en catimini. L’usure du temps fait son travail de sape. La force physique me fuit, la clarté de l’esprit s’embrume. La sagesse m’invite à baisser les armes et jouir de ce qu’il me reste, de ce qui a pu être sauvé des eaux troubles et délétères. Il est temps de compter les survivants.

Ce sera moins mais ce sera mieux. Je m’approche du point final, tout est presque dit, tout est presque fait, les dés sont jetés depuis longtemps mais je peux encore les reprendre en main et les lancer une nouvelle fois pour un prochain tour de piste. Pour un ultime tour de piste. Avant que le chapiteau ne soit démonté. Avant que les artistes fassent une dernière révérence. Avant que le dernier souffle soit expulsé. Après, le mot fin sera écrit.

Dans un sursaut, je reprends la route avec toute l’énergie que je trouve dans chaque recoin cellulaire. Je récupère le moral. Bon pied, bon œil. La monture et le cavalier sont solidaires pour réussir leur mission. Telle une table des matières servant de colonne vertébrale comme repérage, je me remémore toute l’épopée vécue pour continuer et conclure l’œuvre.

Mon bâton de pèlerin est ma détermination à connaître le fin mot. Je ne me serais pas abîmée en vain, je n’aurais pas sué sang et eau pour abandonner aux portes du dénouement.
Conclure devient urgent, il est impératif de stopper là l’hémorragie, il me faut capuchonner le stylo. Je dois reconstituer la fresque déployée et disséquée, rassembler les uns et les autres écartelés ça et là pour les recoller afin que le tableau prenne corps et âme et qu’il puisse être admiré. Tel le prisonnier qu’on extirpe de sa geôle enterrée, après des mois d’obscurité, la lumière éclate dans mes rétines et m’aveugle un instant, le voile se déchire d’un trait. Le point final est en demi-lune.
Le bout du tunnel se devine, l’excitation est à son comble, la chute palpable.
Le point final est.

C’est en fermant le livre que tout s’est arrêté. C’était fini. Plus de picotements, plus de ronronnement, plus de parfum, plus de bise. Terminées les sensations corporelles, disparus les frissons, évanouies les bouffées, asséchées les mains moites. Les battements du cœur frappent à nouveau en rythme régulier.
Plus de peur. Plus d’angoisse. Plus de plaisir non plus.
Je repose le livre sur l’étagère. Parmi les autres livres. Parmi les autres auteurs.
Prêts pour de prochains décollages.
Moi, j’ai atterri.

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4 Commentaires
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Jaye Mathieu
5 années il y a

Très bel écrit Patricia,
Tu devrais peut être ajouter un peu d’air à ton texte…
En ajoutant des paragraphes ? ?

Bam Bam
Bam Bam
5 années il y a

On ressent bien ce tourbillon.. je comprends ce que tu as voulu traduire dans sa forme compacte, cependant je rejoins Mathieu sur ‘l’air" à ajouter, il suffirait de peu en fait …
Une respiration me semble nécessaire également pour le lecteur, le texte donne cet effet ",apnée" mais afin de ne pas décrocher le lecteur, une sorte de pause est nécessaire, si la "respiration" est judicieusement placée, l’effet voulu n’en sera que plus fort… de mon seul ressenti et amicalement hein;-))

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