Perdu au milieu de la foule, Mizuchi n’arrivait pas bien à voir vers où il se dirigeait. Mesurant seulement 1m80, la plupart des autres étudiants lui cachaient la vue. Conséquence de plusieurs siècles dans l’espace, la plupart des êtres humains avaient gagné en taille à cause du manque de pesanteur, malheureusement Mizuchi ne faisait pas partie de ceux-là. Le jeune homme leva les yeux vers la tour, en face de lui. Il savait qu’elle était située sur la droite de l’école et dominait l’esplanade derrière lui. Elle ferait un bon point de repère. Il en conclut qu’il n’était pas très loin des grilles d’entrée. Quelqu’un le bouscula, sans s’excuser.
Tout le monde essayait de garder son calme et d’avancer de façon raisonnée. Les portes venaient d’ouvrir. Mizuchi progressait en piétinant. Il faisait chaud au milieu de la foule. Soudain, des exclamations de voix se firent entendre sur sa droite, accompagnées par le bruit strident d’un émographe qui a dépassé le seuil légal. C’est le signal qu’attendaient les antesignes. Mizuchi eut à peine le temps de les voir se saisirent du fauteur de troubles pour l’emmener avec eux. Ils partirent rapidement à bord d’un feton, véhicule d’intervention de la police des émotions. La scène avait duré moins de cinq minutes et le speeder blindé était déjà loin.
L’avancée de la foule continua et Mizuchi s’engouffra enfin entre les grandes grilles marquant l’entrée de l’école. Elles paraissaient particulièrement solides, en irinium probablement, un métal extrêmement résistant qui pouvait supporter des températures élevées et à l’épreuve de nombreux explosifs. A l’origine, le bâtiment devait en effet abriter un corps diplomatique. La protection des locaux était donc essentielle.
Mizuchi arriva finalement dans un grand hall. Immense. Les bruits de pas et les voix résonnaient. L’aspect extérieur de l’école ne laissait pas présager un tel espace. Le jeune homme jeta un œil à son émographe : 66. L’anxiété allait décroître à présent. Il se mit à chercher quelque chose susceptible de lui faire retrouver sa concentration. C’est alors qu’il les vit : deux silhouettes identiques. Deux chevelures châtain foncé qui descendaient jusqu’en bas du dos. Discrètement, il se rapprocha d’elles. Comme mu par un même instinct, les deux personnes se retournèrent. Un même regard vert de glace se posa sur Mizuchi.
- Bonjour ! lança-t-il quelque peu surpris.
- Tiens…, commença Anka.
- …Mizuchi, acheva Zabka.
- Ainsi vous étiez sérieuses quand vous disiez vous intéresser à cette école, dit-il.
- Nous sommes toujours sérieuses, rétorqua Anka.
- Tu devrais le savoir depuis le temps que l’on se connait Mizu poursuivit Zabka.
Elles arboraient la même moue impassible.
- Oui… c’est sûr, admit le jeune homme en bredouillant.
- Nous avons quand même passé toute notre scolarité à tes côtés, renchérit Anka.
Mizuchi ne répondit pas. Certes, ils connaissaient les deux jeunes femmes mais il n’arrivait pas à les cerner. Il avait toujours cette sensation étrange en les voyant qu’elles évoluaient à contre-courant. A leur contact, on se sentait presque hors du temps. De fait, à les regarder, elles créaient autour d’elle une sorte de bulle ; les gens s’écartaient presque sur leur passage sans même les voir. Elles avaient leur dimension, un univers à elles avec sa volonté propre et pourtant intégré à ce que Mizuchi considérait comme le monde réel.
Il consulta machinalement son émographe ; plus d’anxiété mais une joie à 25. Cela n’échappa pas au regard perçant des jumelles.
- On dirait que quelqu’un a du mal à se contenir, ironisa Anka.
Les deux jeunes femmes étaient semblables en tout point. Si bien qu’il était physiquement impossible de les différencier. Néanmoins, « l’aînée », Anka, dégageait plus d’assurance que sa sœur. Mais seuls ceux qui les fréquentaient depuis longtemps, à l’instar de Mizuchi, pouvaient s’en rendre compte.
- Il va falloir faire attention à ça, jeune homme, continua Zabka sur un ton faussement hautain. Sinon, tu risques de ne pas valider le test d’entrée. Ils vérifient constamment les émographes durant les épreuves, tu sais ?
- Ce serait dommage que tu ne nous rejoignes pas, dit Anka.
- Dommage, oui…confirma Zabka en feignant une moue attristée.
Mizuchi se reprit et rétorqua d’un ton taquin :
- Méfiez-vous de votre ego, mesdemoiselles ou il vous jouera des tours…Vos petits tours de passe-passe habituels risquent de se retourner contre vous ici…
Elles restèrent impassibles face à la remarque, du moins, en apparence.
Depuis le temps, ils auraient dû être de proches amis mais, chez les chevaliers et les hauts fonctionnaires, les parents exigeaient un comportement irréprochable dès l’enfance. L’amitié était à bannir car sujette à des sentiments complexes. Appartenir aux deux plus hautes strates sociales impliquait de ne pas faire d’écart.
Le hall se remplissait en continu. La foule murmurait mais les hauts plafonds blancs du bâtiment accentuaient le volume sonore. Le vacarme augmenta à mesure que les visiteurs entraient.
Beaucoup étaient venus seuls. Certains avec un ou plusieurs membres de leur famille. Tous s’agglutinaient. Il faisait de plus en plus chaud. Heureusement, le système de refroidissement mural se mit en route : l’air frais commença à parcourir le bâtiment.
Ce fut le moment que choisit Elios pour apparaître. Il s’approcha du balcon faisant face aux portes d’entrée. Un pupitre était disposé, il y déposa ses notes et s’éclaircit discrètement la voix. D’un regard, il embrassa la masse de jeunes gens devant lui. Les murmures s’étaient tus. Désormais, tous les regards étaient braqués sur lui.
- Bienvenue à toutes et à tous ! commença-t-il en forçant légèrement sa voix. Bienvenue en ce lieu où s’expérimente l’homme de demain.
Les employés de l’établissement regardaient vers la tribune. Des secrétaires d’accueil aux enseignants, tous écoutaient à présent l’allocution du directeur. Les quelques étudiants de deuxième et troisième année s’étaient joints à la foule.
- Je ne m’attarderai pas parmi vous aujourd’hui, continua Elios. Comme certains le savent probablement, mon projet…notre projet, a été adopté au Sénat ce matin même. L’école ouvre officiellement ses portes.
Aucune exclamation de joie ne vint saluer cette nouvelle. Elios ne l’aurait pas admis. Ici, on montrait l’exemple. Cependant, un certain soulagement se devinait chez le personnel et certains étudiants ; des émographes vibrèrent dangereusement, dernier avertissement avant l’alarme stridente indiquant une infraction caractérisée. Les propriétaires des émographes concernés s’éloignèrent rapidement.
- Une nouvelle année va commencer, et chacun d’entre vous est invité à passer le test. Une fois validé, il vous faudra remplir un dossier d’inscription sur nos terminaux. La procédure est plus complexe du fait de l’officialisation de notre statut. Il vous faudra obligatoirement scanner vos cartes d’identification génétique pour valider votre inscription. Nos secrétaires seront à votre disposition bien que vous ne devriez pas avoir à les solliciter.
Cela ressemblait plus à un ordre qu’à une information. Elios désignait de sa main le groupe de secrétaires composé de deux hommes et trois femmes en tenue grise et à la mine aussi affable que le ciel un jour de pluie glaciale. Au final, beaucoup se dirent qu’il était même plus prudent de ne pas leur demander de l’aide…
- Je vous laisse télécharger les informations relatives au test sur la borne située à la droite du bureau d’accueil.
Instinctivement, tout le monde sortit son appareil personnel pour s’exécuter : montre, téléphone, lunettes, montre, voire émographe pour ceux qui possédaient le dernier modèle.
- Je vous donne rendez-vous dans quelques jours pour le test. Celui-ci se déroulera ici même dans nos locaux, indiqua Elios. Une dernière chose. D’autres écoles ouvriront bientôt leurs portes dans d’autres villes. Je sais que certains viennent de loin. Il se pourrait donc qu’en cas de réussite, ils soient mutés dans une école plus proche de leur lieu de résidence. Je vous remercie.
Il tourna aussitôt les talons et regagna son bureau sans tarder. Le temps sembla s’écouler à nouveau dans les couloirs, et, personnel comme étudiant, ils regagnèrent leurs postes ou leurs salles de travail respectifs.
Les discussions allaient bon train dans les rangs des jeunes gens qui sortaient du hall. Mizuchi, lui, ne parlait pas. Il observait. Une jeune femme marchait d’un pas léger un peu plus loin sur sa droite. Ses cheveux, d’un blond tirant sur le roux, éclataient de couleur sous le soleil. Ils tourbillonnaient dans son dos jusqu’à s’échouer sur ses fesses galbées. Elle semblait être de sa taille, autant qu’il puisse en juger à cette distance. Son contact visuel était sans cesse altéré par d’autres personnes qui passaient dans son champ de vision. Il ne pouvait la voir que par intermittence. Mais, ces instantanés de beauté le fascinaient néanmoins ; si bien qu’il n’entendit pas Zabka arrivait à sa hauteur.
- Alors rêveur ! Qu’est-ce qui génère tant d’émotions dans ton tout petit cœur ? questionna-t-elle.
Elle chercha du regard l’objet de contemplation du jeune homme mais ne le vit pas.
- Tu sais qu’on entend ton émo vibrer à quinze kilomètres à la ronde ?
Mizuchi, surpris par l’apparition de son amie, revint brusquement à la réalité. Il voulut étouffer le bruit de l’appareil avec sa main, mais c’était peine perdue, la vibration s’accentuait et l’alarme pouvait se déclencher à tout moment. Mizuchi se remémora alors l’exercice appris de sa mère et qu’il avait perfectionné lors de sa scolarité. Il fit le calme en lui et réfréna toutes les émotions qui naissaient. Il se concentra sur une pensée spécifique, de nature à ne rien ressentir. Ainsi, il put stopper ses ardeurs émotives et retrouvait un état stable.
Le bruit des vibrations avait cependant alerté une patrouille de deux antesignes restait à proximité de l’école. Ils n’étaient pas parvenus à identifier la personne à l’origine de ces bruits, et attendaient que l’alarme se manifeste, signifiant que la limite légale avait été franchie. Visiblement perdus, ils ne réagirent pas quand Mizuchi croisa leur regard.
- Merci.
- Sois plus vigilant. Il ne faudrait pas que cela t’arrive trop souvent si tu veux entrer dans cette école…à moins que tu ne veuilles aller faire un petit tour du côté de Carciem, le sermonna Zabka.
La ville de Carciem était réputée pour sa prison haute sécurité où l’on enfermait la plupart des délinquants émotionnels. Elle était dirigée d’une main de fer par le capitaine Ruppercrest, et les rares personnes qui en sortaient, étaient changées à jamais.
- Tu vas faire quoi maintenant ? demande Anka qui les avait rejoint.
- Je dois passer au centre-ville, répondit Mizuchi.
- Tiens, nous aussi ! On prend un cab ensemble si tu veux ?
Les cabs étaient des navettes auto-guidées qui servaient de transport en commun. De formes diverses, leur allure était réduite et leurs trajets circonscrits à la ville. Cependant, tirant leur énergie de la route elle-même, elles étaient auto-suffisantes et donc très abordables financièrement. Les jeunes utilisaient particulièrement ce moyen de transport.
Néanmoins, Mizuchi déclina l’offre. Il salua les deux sœurs et prit la direction du centre-ville situé quelques rues derrière le sénat. Il lui fallait traverser la grande place rapidement. Les travailleurs du sénat et de ses environs avaient fini de déjeuner. La place allait vite être bondée.
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Si j’ai bien compris, dans cette société, il ne faut pas être trop joyeux sous peine de prison ?
L’idée c’est qu’en effet il faut contrôler ses émotions voire éviter d’en avoir. Toute la société est organisée par rapport à cela 🙂