Castor

6 mins

Il faisait beau temps. Un lundi matin ensoleillé, avec des petits bouts de nuages cotons, clairsemés dans le ciel. Ainsi que l’aime tout gagneur de pain quotidien de chez nous. La journée commença à peine. On pouvait déjà constater la densité humaine implantant le sol comme tout bon matin à Portail-Léogâne . Les véhicules de transport en commun, privés, ceux immatriculés service de l’état ; officiels, les motocyclettes, et enfin les gens, en communion, bondaient les rues. Des motards s’allongèrent, de bas en haut, en signe de fatigue ou de relaxation sur leurs moto, de même que Castor qui attendait patiemment un passager ou plusieurs. Tous se garèrent le long du trottoir occupé par les marchands d’articles divers.

Castor, il se nommait. Ce motocycliste qui se vantait d’avoir une mauvaise vue, un bon odorat et l’ouïe fine. Il se disait être un castor en référence à l’animal mammifère. Le castor est une espèce-ingénieur, le seul mammifère (avec l’homme) qui aménage et construise son habitat. Castor s’intéressa principalement au développement personnel. Il s’appliqua régulièrement à la lecture des auteurs exercés dans le domaine. Son bouquin fétiche : le best seller de l’auteur américain, Robert Kiyosaki : Père riche, Père pauvre. Il fit la connaissance du livre comme par magie. Il a été contraint de quitter l’école à la classe de seconde suite au départ un peu trop vite de son paternel. Il balada pensivement au Champ de Mars lorsque la page de couverture l’interpella par nostalgie, au sol, étalé parmi tant d’autres livres par un bouquiniste, deux jours après la mort de son père du refus d’un dialyse au coût trop élevé. Dès lors, Il se voua corps et âme au principe d’actif et de passif de la vie financière établi par l’auteur. Il s’est lancé, juste après, à la poursuite assidue d’actif. Considéré par ses pairs comme étant avisé, il assumait son rôle de leader.

Avec constance, tel un coach, Castor exposait les a b c du processus de la création de richesses à ceux qui voulaient l’entendre. L’attraction, la force de l’attraction, acclama t-il. « Vous devez d’abord conceptualiser l’argent. Une somme exacte. L’attraction est primordiale ». Celui qu’on appelait ‘’le malin’’ pour être assez futé d’éviter avec habilité les contraventions policières, pinça : « je n’ai jamais attiré d’une quelconque façon ma condition de taximan. Dans ma tête, il n’y avait que les jolies filles et les bolides ». Castor, rétorqua : « Dans l’attraction ressort l’action d’attirer la chose et pas seulement. Quand moi-même j’étais obligé de m’entretenir tout seul, je me figeais autant à l’idée d’avoir la moto que de m’appliquer à l’avoir ». Le plus haut de toute la bande, débita : «Bambin, j’avais l’habitude de faire la salle besogne des porteurs de loin plus âgés que moi et pas assez long à soulever les sommes jusqu’aux toits des bus. Pourtant je rêvais pas d’autres choses que d’être le futur nouveau Shaq O’neal. Le plus gros, reprit d’un ton anodin : « Mon sort de gros semble lié à l’attraction. Je pense toujours à la bouffe. Et je m’habitue bien à chevaucher ma femme, une fois fini mon plat de riz blanc à la sauce saumon ». Une écolière au caractère pressant et sérieux interrompt vivement la discussion passionnante des motards. – Vites ! Vites ! à la rue Monseigneur Guilloux. Castor se lança, fit monter la jeune fille et démarra sur le regard perdu et galvanisé de Maricèle.

Maricèle : la putain de ‘’Sous les manguiers’’ se trouvant un peu au fond derrière le trottoir juste en face du canal explosé de déchets non bio-dégradables. Elle n’avait yeux que pour Castor. Et le reste à ceux qui étaient assez généreux pour lui filer un billet à l’effigie du roi Christophe. Ils se parlaient fréquemment mais n’a jamais eu du cran à lui dévoiler sa flamme. Par peur. Peur de fracasser. De briser. Elle pensa d’elle-même une comète qui pourrait tout claquer en se pointant. Le crépuscule tombant, ils se réunirent, Castor et Maricèle, pour partager ensemble leur traditionnel joint de cannabis de la fin de journée. Le Cannabis Sativa, ça aide à voir plus clair. Balança t-il.

Maricèle : « l’amour est censé quelque chose de pur et doux. Pourquoi ronge t-il si fort à l’intérieur » ?

– J’ai connu une fois l’amour. J’ai su comprendre que même si cela vous malmène mieux vaut aimer encore plus fort. Se laisser submerger. Quelqu’un a dit : « si vous ne trouvez aucune raison à vivre trouvez en une pour mourir ».

       

– J’ai bien remarqué que certaines personnes avisées sont trop cons pour remarquer ce qui se passe sous leur nez.

– Peut-être qu’elles sont trop occupées à fixer l’horizon. Et que peut-être aussi le chemin qui mène au bonheur est là-bas. Qui sait ?

– Crois tu au bonheur ?

– La satisfaction que j’ai en changeant les manières de penser des autres en vous imprégnant à tous la croyance en soi : l’ultime arme dont nous nous dotons, par le biais de la pensée créatrice. La voilà mon bonheur. Cela me parait un peu glauque à te poser cette question mais bon : aimes-tu ton boulot Maricèle ? Es-tu heureuse ?

 Elle cita pour commencer littéralement Oscar Wilde sans le savoir tout en étant impuissante de s’empêcher d’ajouter trois mots, vraiment trois mots, qui semblaient coincer quelque part dans sa tête : « ne jamais aimer quelqu’un ou quelque chose qui te fait sentir comme une personne ordinaire ». Et poursuivit, je ne me plains pas et c’est comme ça. Je ne me sens pas ni plus ni moins femme que les autres. On a tous nos galères.

La sonnerie de motivation d’un podcast du richissime homme d’affaires Elon Musk, retentit soudainement du smartphone de Castor.

– Eh ! C’est mon alarme. C’est l’heure de visionner en ligne la conférence de l’homme d’affaire le plus riche de Chine, Ma Yun, un milliardaire retraité parti de rien.

– Tu nous feras le compte-rendu demain, chéri. J’ai hâte déjà de t’entendre parler.

Ainsi partit Castor sur la voix délicate de son interlocutrice.

De tous, Maricèle était la plus fidèle disciple de Castor. Elle le considérait à ses yeux comme étant un véritable gourou du développement personnel. Ensemble ils chérissaient avec beaucoup plus de fougue que les autres, le rêve de monter à part égale chacune une entreprise privée de taxi moto au pays qui régulariserait en même temps l’énorme faille de ce domaine du transport public. Un rêve qu’on pourrait appeler ‘’le tout nouveau rêve haïtien.’’ Un rêve entrepreneurial : celui de générer des actifs et de créer des emplois. Pas celui de l’exil, de l’exode massif des haïtiens à travers les territoires en quête de main-d’œuvre à bon marché. Mais celui de tenter, de créer, d’échouer, de réessayer et de revenir plus fort encore. Le rêve de poser une pierre dans la fondation d’une vraie classe économique noire, imposante et novatrice. Une classe d’entrepreneurs. Un tout nouveau rêve.

Le sombre après midi sans fin, sous la couche initialement bleuâtre de Portail-Léogâne qui semblait écartelé par la chimérique humeur jaune pâle et roussâtre malaxées de Mère nature, jaugeait les va et vient des motards comme pour noter leurs performances. Tous, ils attendirent avec autant d’angoisse et d’impatience, en compagnie des pneus fumants, l’arrivée magistrale de l’ingénieux Castor au stationnement. La veille, ce dernier dans un élan de cœur leur a promis d’une garantie formelle leur entrée révolutionnaire dans une sorte de ‘’bourse’’, une corporation : en vrai, c’est plus précisément un forum économique syndical orchestré par un économiste-entrepreneur de la classe moyenne, initialement conçu pour la classe dite ouvrière. Il ne manquait pas de quelques automobilistes à fleur de peau et d’autres gens du regroupement pas assez bêtes pour se souvenir qu’on vit sur une île à l’image déserte et sans issue de protection pour se lancer aveuglément dans une démarche qu’ils jugèrent suicidaire à leur goût. Ils se rappelèrent entre eux du goût amer qu’à laisser des institutions coopératives qui ont tout pris dans une démarche lâche, dans les années précédentes, aux gens assez naïfs, par la complicité élégante de l’État. Mais, ce ne fut pas encore le jour j. Castor n’a pas pu se rendre à cette boîte de coopération si accueillante qui siégeait à Pétion-Ville. Qui n’a non plus sûrement ouvert ses portes. Les mobilisations incessantes réclamant le départ inconditionnel du président de la république à travers les différentes rues de la capitale, et notamment les villes de province forçaient davantage chaque jour à la vie nationale d’adopter ce néologisme mixé d’anglicisme : pays lock.

Après des heures d’attente, arriva Castor sur sa sublime moto verte. La couleur de l’espoir. Il semblait leur manquer gravement. Pas à tous. À Maricèle surtout. Il se dota de son charismatique sourire. Mine de rien, il fit posément le résumé du podcast qu’il a écouté hier. Pas de protestation.

Deux gangs rivaux se confrontèrent à Matissant. La circulation sur la route nationale #2 est rompue. En ces jours-là, les forces de l’ordre ont souvent bien d’autres chats à fouetter. Il paraît. Peu de personnes se résilièrent contre vents et marées pour atteindre leur destination. Pour franchir l’interdit, des combines s’improvisèrent par de très rare braves conducteurs de moto. Pendant ce temps à Portail Léogane, un coup de sonnerie sec retentit à l’autre bout du fil, s’invita bruyamment au milieu de la bande en haleine et interpella instantanément l’attention de Maricèle.

-allô, Maricèle !

-oui !

-on a retrouvé Castor raide mort d’une balle à la tête aux environs de Carrefour.

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