Les deux jeans. 1975
Sans pouvoir expliquer vraiment pourquoi, certains événements, parfois anodins, impriment leurs marques comme un tatouage sur la peau de notre vie et assurent à jamais, un rôle de guide de nos destins.
En cet été 1975 nous étions, Éric, mon frère d’internat et moi en rupture de ban en France, pays de notre nationalité, mais pas celui de notre naissance, encore moins celui de notre culture et de notre cœur.
Nous savions tout retour impossible vers notre Algérie et dans cette étrange contrée familière mais fantasmée, nous tentions de sortir de notre statut de vieux lycéens sans pour autant encore, rejoindre la cohorte des jeunes adultes, une parenthèse avant la vraie vie.
Nous vivions en tribu, par le partage de nos biens et de notre mal, de nos rires nombreux et de nos pleurs plus rares.
Un ami d’Algérie nous avait procuré une 2CV Citroën de 1955, grise, un peu cabossée, mais somme toute pimpante, et avec ce vaisseau antédiluvien nous avions depuis Cannes, parcouru les routes de France au gré de nos visites à nos camarades d’internat qui nous avaient, imprudemment, invités à passer les voir, par politesse sociale, sans croire un instant qu’ils nous trouveraient bientôt, sur leur palier, affamés et douchés d’il y a trois semaines !
Nous n’avions bien sûr pas les papiers du véhicule et encore moins l’assurance, juste celle que nous avait donnée verbalement notre camarade en même temps que de vagues explications concernant l’absence de clé de contact, cependant les perspectives immenses offertes par son futur usage, balayèrent rapidement nos doutes, et nous partîmes donc, dare-dare, partageant la conduite, les frais de carburant et mon permis de conduire !
Pour le gîte et le couvert, nous glanions et campions au hasard des rencontres, des champs de paysans et des arbres fruitiers et des petits boulots que nous trouvions parfois.
Après de multiples pérégrinations, nous avions échoué à Lyon, sans capote de notre auto, celle-ci étant restée sur une route près de Royan, après que nous ayons croisé, au creux d’un vallon, un poids lourd lancé à toute vitesse dont le souffle de la rencontre nous avait décapités de notre hayon toilé.
Nous étions là depuis quelques jours, hébergés à l’ombre de platanes de la place Carnot d’alors, celle d’avant la nouvelle gare Perrache et les voies rapides qui la tuèrent définitivement en l’amputant de sa partie sud.
A cette époque, c’était une alternative champêtre et villageoise à l’orgueilleuse place Bellecour, aride comme une vie sans rire, bordée par une brasserie réputée, une boite de nuit dont l’emblème était une femme en borsalino et où « le whisky était à gogo », de nombreux restaurants, bars et un garage de quartier.
Nous survivions plutôt bien et les riverains de la place nous toléraient gentiment. C’était une halte bienvenue et nécessaire dans notre périple.
Soudain nous nous trouvâmes pour des raisons que j’ai oubliées en possession d’une petite fortune en liquide, 800 francs.
Notre pécule que nous voyions pactole, fut prestement partagé puis enfoui dans nos chaussettes respectives, transformées pour l’occasion en coffre-fort, donnant pour une fois une odeur à l’argent.
Pour moi, son utilisation allait de soi, bouffe, carburant, un peu de loisir. Pour Éric cette panacée brutale prit l’allure d’un tourment et d’un raisonnement hautement philosophique quant à sa meilleure utilisation. Dans notre fratrie amicale j’étais plutôt la brute, lui la réflexion et il passa quelques jours dans cet état de cogitation.
Eurêka ! Aurait-il pu crier s’il avait pu s’approcher d’une baignoire ! Mais en l’absence de cet accessoire, il prit un air grave et déterminé pour me faire part de sa décision qu’il m’engageait à suivre : « je vais acheter deux vrais blue- jeans Levis, un me fera cinq ans et l’autre cinq ans de plus, ce qui m’exonérera de frais de garde-robe pour une décennie !»
Abasourdi par tant de prévoyance, je fus cependant effrayé par l’audace de son raisonnement car en ces temps-là, la possession et le port d’un jean était un graal inaccessible aussi inimaginable pour mon cul d’alors, qu’une Rolex à mon poignet aujourd’hui, car notre unique pantalon était soit une copie française de la célèbre culotte ressemblant à un pantalon d’EDF, soit un velours côtelé aux coloris improbables.
Deux jeans Levis !
Ce fût un véritable chemin de croix, un calvaire, ayant réservé ma décision personnelle concernant un achat semblable, je n’en accompagnais pas moins mon camarade quand il décida de procéder à son achat. Il faisait une chaleur torride ce jour-là et Éric était décidé à trouver le meilleur prix et il se lança dans une visite exhaustive de toutes les boutiques de Lyon proposant le fameux froc. Enfin, après quatre heures de déambulation et de marchandage il finit par trouver une échoppe adéquate.
Il enveloppa la première paire dans une poche de papier et enfila la deuxième, abandonnant son vieux vêtement dans la cabine d’essayage, non sans avoir au préalable inspecté sous toutes les coutures les « dix ans » de son élégance future.
Il restait vingt francs, il m’invita généreusement à étancher ma soif dans un café proche et nous fêtâmes l’événement avec deux Coca-Cola frais en harmonie géographique avec notre achat. En ces temps bénis, on nous rendit la monnaie, ce qui nous permit de manger aussi le soir.
Il fut temps bientôt de reprendre la route, que la conservation de ma part du pécule permettait à nouveau de parcourir, et j’allais donc toucher les fils du démarreur pour lancer notre bicylindre refroidit à l’air. C’était sans compter sur notre batterie qui avait sans doute vaillamment supporté le rude hiver de 1956, mais qui avait du mal avec cet été-là. Pas bien grave, nous partîmes négocier avec le garagiste voisin, qui attendrit par notre dénuement et notre jeunesse, mit à notre disposition clés et tournevis pour le démontage et nous offrit une recharge sans frais.
Il nous fallut quand même parcourir les quatre cents mètres qui séparaient l’emplacement de notre voiture de notre généreux mécène mécanique, et cette diablesse de batterie bien que déchargée était bien lourde, nous la portâmes à deux de guingois car c’était malcommode puis chacun notre tour. Nous recommençâmes dans le sens inverse le matin.
Les jours suivants de curieuses petites taches blanches apparurent sur le pantalon d’Éric, constellant celui-ci. Le transport de la batterie n’avait pas été sans conséquence !
Au lavage ces petites taches disgracieuses devinrent des petits trous, puis rapidement des bouches béantes, et ce n’était vraiment pas la mode à cette époque, l’amputation devenait inévitable.
Éric, mortifié ne put se résoudre à accomplir la nécessaire découpe, je procédais sans état d’âme à l’ablation des deux jambes, transformant ainsi cinq ans de pantalon en quelques étés de short !!!
Depuis ce jour-là, j’ai toujours fait mes choix de vie et de destin en pensant aux deux blue-jeans, et il me semble que je m’en suis toujours bien porté !