J’étais nerveuse et en même temps excitée. Mon cœur battait la chamade de manière incontrolée. La guerre était désormais finie. Il revenait enfin, après deux ans. Il était parti si jeune, si frêle. Maintenant, il était devenu adulte.
Je m’étais imaginée cet instant durant ces deux années, avec la peur en sourdine de ne jamais le voir rentrer. Cette crainte qui ne m’avait jamais quittée, je l’avais partagée durant tous ces mois avec ma mère. Chaque fois que le téléphone avait sonné, j’avais été prise de sursauts, d’une angoisse terrible, redoutant le pire. Ma mère était restée constamment branchée sur les informations qui circulaient en continu, à l’affût du moindre renseignement sur cette guerre. Elle avait prié chaque jour pour qu’on lui ramène son plus jeune fils vivant. Désormais nous priions pour le retrouver tel qu’il était parti, vivant, souriant et en entier. Nous voulions entendre de nouveau son rire, sa voix, son charme, tout ce qu’il avait été. Nous désirions revoir celui que nous avions perdu, celui qui était figé dans nos souvenirs. Pourtant nous avions conscience que la guerre l’avait probablement changé. Ces atrocités, ces actes innommables, ces crimes inhumains desquels il avait été spectateur et auxquels il avait certainement pris part, l’avaient changé. Il ne pouvait pas ressortir indemne de cette guerre. Pourtant j’en gardais l’illusion, j’espérais retrouver le frère que j’avais perdu par ma faute. Tout était à cause de moi.
S’il n’avait pas su, ni vu ce jour-là ce que je faisais pour payer mes études de journaliste, pour rajouter du beurre dans les épinards depuis le départ de notre père, il ne serait certainement jamais parti. Il serait resté là, loin de toutes ces choses qu’il avait certainement dû voir et subir. Il aurait grandi avec nous. Il était parti à seize ans et il revenait maintenant à quelques jours de ces dix neuf ans. Deux ans et six mois. On avait manqué presque trois ans de sa vie. Sans nouvelle. Sans photo de lui. Il n’y avait rien mis à part les souvenirs. La seule et unique chose qui nous permettait de tenir, d’avoir une preuve de son existence, était les virements que recevait ma mère, chaque mois, sur son compte bancaire. Cet argent nous avait permis de changer de vie, de combler nos dettes, de poursuivre mes études en toute quiétude et m’avait donné la possibilité de louer un petit appartement dans le centre de Boston. Tout cela m’avait procuré l’espoir de trouver une rédaction qui voudrait bien me prendre en tant que journaliste. Cependant, ces fonds venaient sans cesse me rappeler mon échec, malgré le fait qu’ils aient été bénéfiques quant à la survie de notre famille. Je n’avais pas été à la hauteur. Je n’avais pas pris la bonne décision. Je l’avais précipité dans une guerre qu’il aurait pu éviter, si tout avait été différent. En découvrant la vérité, il avait fini par répondre à l’offre de participer à un test d’armes proposé par de VANHOOD Industries. Cette expérience l’avait envoyé au front, en échange d’une somme considérable versée à la famille en dédommagement. Cela nous avait donc permis beaucoup de choses, mais n’était jamais parvenu à combler le vide qu’il avait laissé derrière lui.
Il faisait chaud, une chaleur caniculaire, presque étouffante, faisant suinter chaque pore de mon épiderme. Mes cheveux étaient rassemblés en une queue de cheval humide, ma robe blanche à fleurs collait à ma peau. Ma main moite tenait celle de ma mère, tout aussi transpirante et chaude. Ses cheveux courts, coupés à la garçonne, ne lui permettaient pas d’échapper à la chaleur de ce mois d’Août. Elle portait un chemisier voilé bleu marine qui dénudait ses épaules fragiles grelottantes en dépit de la chaleur qui se faisait ressentir tout autour de nous. Son haut était associé à une jupe blanche en mousseline s’arrêtant au-dessus de ses genoux qui s’entrechoquaient. Sa tenue semblait alors être une seconde peau accrochée à sa carrure frêle, rappelant le mal qui l’avait rongé durant toutes ces années. Nous avions toutes les deux les yeux rivés sur les portes coulissantes du débarquement qui finirent par s’ouvrir, après de longues et interminables minutes.
Les premiers hommes en treillis sortaient d’un couloir qui semblait sans fin, provoquant une vague de soulagement chez certains. Des cris de joies se mêlaient aux larmes tout autour de nous. Je sentais la main de ma mère littéralement broyer la mienne, jusqu’à en faire craquer les phalanges. Mon cœur continuait sa frénétique chanson, tapant jusque dans le creux de mes tympans. J’avais de plus en plus chaud, au fur et à mesure où je voyais ce ballet d’hommes et de femmes qui se déversait par vague devant nos regards inquiets qui se perdaient dans cette foule. La question surgit brutalement dans mon esprit à cet instant. Est-ce que je le reconnaîtrai, après ces trois années ? Avait-il changé au point que je ne puisse le reconnaître ?
Soudain, ma mère se libéra de mon emprise, emportée par une vague de soulagement. Il était apparu. Il était accompagné d’un homme grand et mince au physique longiligne, la mâchoire carrée et le teint ténébreux avec des yeux couleurs caramel. Lui se trouvait à côté, poussant son chariot rempli de souvenirs, de secrets, de combats, enfermés dans des valises qui, par leurs charges, faisaient crisser les roues sur le sol blanc et lisse de l’aéroport. Il était plus grand que dans les images que j’avais soigneusement gardées dans un coin de ma mémoire. Ses cheveux bruns et bouclés pointaient dans tous les sens. Sa carrure frêle s’était métamorphosée en un corps athlétique qui m’était inconnu. Son visage ne respirait plus l’innocence de sa jeunesse mais avait quelque chose de plus grave, plus mature, marqué par cette guerre. En revanche, je pouvais encore reconnaître la malice dans ses prunelles en amande dans lesquelles brûlaient des iris aux couleurs du chocolat, portant en eux une douceur indicible. Il riait avec ce grand gaillard à côté de lui, comme si de rien n’était. Il ne nous avait pas encore vu, ni même remarqué notre présence. Cela n’empêcha pas ma mère de se jeter littéralement à son cou. Ses traits se trouvaient inondés par les larmes qu’elle ne pouvait davantage contenir. Il fut d’abord surpris, avant de sourire et de la serrer dans ses bras. J’avançais timidement, presque honteuse, comme une petite fille après avoir fait une bêtise, avant de m’arrêter net. Je perçus alors cette vérité qui me gifla avec une violence inouïe.
Durant tout ce temps, je ne m’étais pas rendue compte à quel point ma mère avait été malheureuse. Je l’avais privé du fils qu’elle chérissait tant. Elle avait beau me jurer le contraire, tout était de ma faute. Je l’avais fait souffrir par son absence. Je me souvenais de tous ces jours où, enfermée dans sa chambre, elle se morfondait, brisée par l’inquiétude, jusqu’à recevoir ce coup de fil qui l’avait libérée de sa torpeur. Son fils était vivant. Son enfant allait rentrer. Aujourd’hui elle se trouvait là, dans ses bras, profitant de cet instant qu’elle avait tant espéré et attendu. J’assistais à leurs retrouvailles, heureuse mais coupable. Je regardais cet homme avec elle. Celui qui avait été mon complice, mon confident, celui que j’aurais dû protéger, celui qui aurait dû être la prunelle de mes yeux et qui m’apparaissait comme un inconnu. Une ombre du passé que j’avais laissé derrière moi, que j’avais regardé de temps à autre sans trop me soucier. Contrairement à ma mère, j’avais tenté de ne pas me laisser envahir par la tristesse, essayant tant bien que mal de profiter de ma vie, de faire comme si tout allait bien. J’avais regardé ces souvenirs qu’il m’avait laissés, avec une certaine nostalgie, ne gardant que le meilleur. J’avais, comme elle, espéré son retour mais je n’avais jamais envisagé l’éventualité qu’il ait pu à ce point changer. En le voyant, plus dur, plus étoffé, plus vieux même, ma honte et mon égoïsme se confondaient jusque dans les tréfonds de mes entrailles. Je vis mon frère traînant derrière lui des années sombres et froides. Ces années dont j’étais responsable.
Il faisait tourner ma mère dans les airs, telle une petite fille légère qui riait aux éclats pour la première fois, abandonnant ces inquiétudes, étouffant ses craintes, et tuant les dernières secondes d’un passé devenu trop douloureux. Il la posa alors au sol, délicatement, comme si elle était un petit animal fragile, avant de se tourner vers moi. J’observais cette scène ressentant tout le poids de la culpabilité s’abattre sur mes épaules. Toutefois, je ne voyais aucun reproche dans son regard, mais plutôt une tendresse qui dissipa, alors, toutes mes appréhensions, tuant la honte qui m’avait submergée. Ma mère s’écarta et je réalisais à cet instant que seul quelques mètres nous séparaient.
« Alors ? On ne vient pas embrasser son petit frère, dit-il d’une voix bien plus grave et suave que celle de mes souvenirs.
Subitement mes jambes me poussèrent vers lui, dans un élan précipité, mes bras s’accrochant vivement à son cou, comme si cette phrase m’accordait le pardon que j’attendais depuis tout ce temps. Je pris une nouvelle fois conscience, érigée sur la pointe des pieds, de combien il avait grandi, à quel point ses épaules s’étaient élargies. Je pouvais sentir la puissance dans ses bras qui m’enveloppaient, me serrant tellement fort contre lui, que j’eus presque l’impression que mes côtes étaient sur le point de se briser. Je sentais la chaleur de son corps contre le mien, ses muscles saillants sous son T-shirt noir. Il avait cette odeur particulière, loin de celle qui avait été la sienne pendant des années, un brin de musc, qui lui donnait cette virilité qui l’éloignait de l’adolescent que j’avais quitté.
Ce n’était plus l’adolescent que j’avais connu, ni le petit garçon qui avait grandi à mes côtés. C’était devenu un homme, et je n’avais pas été là pour assister à cette métamorphose. Les larmes coulaient sur mes joues sans que je ne puisse les retenir. Ce n’était pas des larmes de tristesse. Peut-être des larmes de joie, ou les larmes d’une culpabilité qui ne finirait jamais de me ronger. J’étais heureuse de le retrouver, mais je me sentais coupable de ne pas avoir été celle qu’il aurait aimé que je sois. Celle qui aurait dû le protéger. Celle qui aurait dû être là pour le voir grandir, celle qui l’aurait empêché de participer à un combat qui tuerait celui avec lequel j’avais grandi.
– Je suis désolée, balbutiai-je au creux de son oreille. Je suis tellement désolée, répétai-je avant de me retirer de son étreinte, prenant son visage entre mes mains, plantant mon regard dans le sien. Je ne te décevrai plus, tu ne seras plus obligé de partir, plus jamais, rien ne nous séparera. Je te promets de ne plus rien faire de stupide et que tu finiras pas être fier de moi, assurai-je avec tout l’aplomb et la certitude nécessaires.
Seulement, on aurait dû me dire, il aurait dû m’avertir, qu’il y avait des promesses qui ne pouvaient être tenues. Des promesses qui, devant la mort, ne signifiaient plus rien.
Bon début Mathilde. Bravo !