Fais attention, j’ai la main leste – Alphonse

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C’était un phénomène, mon grand-père Alphonse. Il était mauvais comme une teigne, c’est ce que répétait toujours ma grand-mère, qui elle, était très gentille et humaine. Et c’était vrai, il était mauvais. Mais j’adorais aller chez eux. D’ailleurs, on y était fourrées tout le temps, les mercredis après-midis, tous les jours pendant les vacances scolaires et parfois les samedis aussi.

Très jeunes, on savait qu’on ne devait pas s’approcher de lui à moins d’un mètre, sinon il te faisait une vacherie, genre te pincer ou te donner un coup de coude. Je crois que c’est pour cela qu’il n’aimait pas Nadine, parce qu’elle pleurait à chaque fois qu’il lui faisait une vacherie. Il faut dire aussi qu’elle y avait droit très souvent, bien plus que Pat et moi. Son jardin potager était coupé en deux par une allée avec des bordures en ciment tout le long. Si tu marchais près de lui dans l’allée, il te donnait un coup d’épaule pour te faire tomber dans le jardin, et bien sûr, tes tibias cognaient durement sur la bordure en ciment. Ou encore, il cueillait une ortie dans le jardin et te piquait les mollets avec. Parfois au goûter, dès que l’on plongeait la main dans la boîte à biscuits pour en prendre un, il refermait le couvercle métallique d’un coup sec, si bien qu’il te pinçait les doigts à chaque fois.  . Mais bon, on l’aimait bien quand même, on savait tout simplement qu’il était mauvais.

Un jour, j’ai appris que le prénom d’Al Capone était Alfonso, du coup, je m’amusais à appeler mon grand-père Al, dans son dos bien sûr. Il n’avait pourtant rien d’un parrain mafieux.

Alphonse, c’était un petit bonhomme maigrichon, toujours habillé pareil, qui n’aimait ni l’eau ni le savon, et qui avait des expressions bien à lui. Il avait des yeux très bleus, bleu clair comme de l’eau, pas un joli regard pourtant, mais la couleur de ses yeux était magnifique.

Toujours habillé pareil : il portait une chemise écossaise assez épaisse été comme hiver, et par-dessus une cotte à bretelles. C’est une salopette de travail en tissu de bleu, un tissu épais bleu foncé. Mais surtout dès qu’il sortait de la maison, il se coiffait d’un béret basque. L’hiver, il mettait un vieux pull sous sa salopette, toujours le même, je crois, qui se détricotait aux poignets. Et il enfilait dans l’encolure du pull un gros cache-nez en laine.

Ah, le béret basque. Il en avait trois qu’il nommait par des numéros : le Un, le Deux et le Trois. Le béret numéro Un était rangé dans l’armoire, dans une boîte à chapeaux, enveloppé dans du papier de soie. C’était le béret pour les cérémonies, mariages ou enterrements, il avait l’air tout neuf. Alphonse allait souvent à des enterrements, je n’ai jamais su de qui. Je me  demande si lui-même connaissait vraiment le mort. Souvent c’était parce que le défunt était membre du Parti Communiste comme lui. Le béret numéro Deux était réservé aux sorties autres qu’exceptionnelles, aller en ville ou chez le médecin, il était encore propre mais pas neuf. Et le béret numéro Trois, c’était celui de tous les jours, il tenait par la crasse. Il ne le quittait jamais en dehors de la maison. Quelquefois, il nous donnait un coup de béret sur les mollets ou sur les mains. Ça faisait mal, le béret était durci par la couche de saleté.

La propreté, ce n’était pas son fort. Il était un peu chat, il n’aimait pas l’eau, toujours des toilettes rapides. Ah pour ça, il n’usait pas la salle de bain. Je me souviens qu’un jour il a parlé d’une ancienne fracture de sa jambe, et a relevé le bas de la salopette pour montrer sa cicatrice. J’ai vu la cicatrice, mais surtout un mollet tout crasseux. C’était le genre à se rincer les mains et se passer de l’eau sur le visage en guise de toilette.

Ses expressions, tout un programme. Il répétait des mots savants qu’il aimait bien, repérés sûrement dans ses lectures, enfin sa lecture : L’Humanité Dimanche. Et il plaçait son mot dans ses phrases. La plupart du temps, il ne devait pas bien connaître la définition des mots, si bien que sa phrase ne voulait rien dire. Il utilisait très souvent le mot : le terme, pour exprimer son idée ou donner son explication, mais son discours n’était pas toujours bien clair. Son mot favori c’était : l’élément. Il le plaçait à toutes les sauces. Et surtout, il l’utilisait pour parler de quelqu’un. Par exemple, il t’expliquait quelque chose et concluait en te demandant : « Tu comprends le terme, l’élément ». Et lorsqu’il n’aimait pas une personne, il parlait d’elle en la nommant l’élément X, c’est d’ailleurs comme cela qu’il appelait mon père : l’élément X (ça faisait très science-fiction comme expression).  Ils ne s’aimaient pas beaucoup Alphonse et mon père, et s’évitaient la plupart du temps.

Le Parti Communiste. Alphonse était membre du Parti Communiste Français depuis l’âge de quatorze ans. Les communistes, il les adorait, surtout leur nouveau leader de l’époque, Georges Marchais, un sacré personnage aussi celui-là. Alphonse était le vrai militant de base, fidèle. En fait, il est resté toute sa vie militant de base, soit pendant soixante-dix ans. Tous les dimanches matins, il y avait un gentil petit bonhomme, Monsieur L’Humanité comme on l’appelait, qui venait chez mes grands-parents livrer le journal : L’Humanité Dimanche. Alphonse mettait la semaine à le lire religieusement. Enfin religieusement façon de parler, car comme tout bon communiste qui se respecte, il était athée.  Je ne suis pas sûre qu’il comprenait bien tout ce qu’il lisait, et probablement encore moins l’idéologie communiste. De temps en temps, il allait aussi aux réunions du parti à la salle des fêtes de la ville. Un jour, bien plus tard, après mes études, j’ai travaillé à la mairie qui elle aussi était communiste. J’ai dû assister à un meeting du PCF par obligation professionnelle, et là, j’y ai rencontré mon grand-père. Quelle joie pour lui, il était convaincu que désormais je faisais partie de la grande famille des militants du PCF.

C’est à cette époque aussi qu’il m’a raconté une drôle d’histoire : il avait été bûcheron dans le Jura. Ce qui m’avait étonnée à cause de son physique petit et maigrelet, et j’ignorais totalement qu’il avait vécu ailleurs qu’en Normandie. En fait, durant la Seconde Guerre mondiale, comme tous les militants communistes, il était traqué par les Allemands. Et lorsqu’il apprit que son arrestation était imminente, il avait fui dans le Jura, et travaillé là-bas comme bûcheron. Le jour de sa fuite, ma grand-mère et ma mère (qui avait 17 ans à l’époque) avaient dû brûler en urgence tous les tracts et journaux de propagande communiste qui auraient pu les compromettre. Il avait tout de même mis sérieusement en danger toute sa famille pour l’amour du communisme.

C’était sûrement le seul de sa famille à ne pas boire. S’il buvait seulement deux verres de cidre, ses pommettes devenaient  toutes rouges. Je ne l’ai  jamais vu saoul, ni même avoir la tête qui tourne un peu. Il ne fumait pas non plus. Il jardinait.

Il avait un grand et beau jardin qui donnait de belles récoltes de légumes. Il passait tout son temps à l’entretenir. Je l’ai vu plusieurs fois passer l’après-midi à préparer la terre, puis creuser des sillons, pour les refermer ensuite et pour finir arroser. Et c’est seulement lorsque l’on rentrait dans la maison pour le goûter, qu’il découvrait qu’il avait oublié les sachets de semis sur le buffet. Il avait fait tout  ça en oubliant de mettre les graines en terre. Il n’avait plus qu’à recommencer le lendemain. Ma grand-mère ne le ratait pas en disant : « Il n’a pas de tête, ce vieux ».

Il élevait aussi des poules et des lapins. Il avait un poulailler au fond du jardin et un clapier avec une douzaine de cages. Pour les poules ça allait, il avait peu de travail, il leur donnait des graines à manger. Mais pour les lapins, c’était une autre histoire. Il passait ses matinées à aller cueillir du manger pour les lapins, de hautes herbes qu’il récoltait sur les bords des talus. Il attachait sa remorque derrière sa mobylette et partait pour la récolte. Il avait une grande remorque grillagée tout autour. Quand il rentrait, la remorque était pleine. C’était un sacré boulot, d’autant qu’il avait beaucoup de lapins. Il faut dire que lorsqu’il y avait des portées, après quelques semaines, il se décidait à séparer les frères des sœurs lapins. Il les passait d’une cage à l’autre, souvent sans ménagement. Je crois qu’il était incapable de reconnaître les mâles des femelles. Résultat, les frères et sœurs se reproduisaient de nouveau. Une fois, il a eu jusqu’à quatre-vingts lapins en même temps. Le pauvre Alphonse, il était complètement débordé par ses lapins.  

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