Il me fallut une demi-heure pour arriver au Plaza. Je laissai ma voiture à un voiturier qui attendait à l’extérieur, avant de pénétrer dans l’enceinte du bâtiment en pierre. Le Plaza était le restaurant le plus cher et le plus luxueux de la ville. C’était le lieu où se déroulait tous les dîners les plus importants, où se rencontraient tous les hommes d’affaires les plus puissants de Boston. Il se trouvait dans l’hôtel cinq étoiles du même nom. A l’entrée du hall, un homme me débarrassa de mon manteau. Le claquement de mes talons était étouffé par l’épais tapis noir qui habillait le sol en marbre blanc. Des chandeliers étaient accrochés sur les murs couleur crème. J’avançai jusqu’au comptoir, devant l’entrée du restaurant, où se tenait une charmante demoiselle au chignon brun tiré à quatre épingles, dans un tailleur élégant qui protégeait son corps mince et frêle. Elle me regarda de ses grands yeux noirs, souriant poliment. Je n’eus pas le temps de donner le nom de la réservation que Charlie apparut dans le petit couloir qui menait à la salle. Il marchait, déterminé dans son costume sombre. Sa chevelure blonde pointant sur le sommet de son crâne. Ses yeux bleu azur étaient chargés d’un flot de reproches. Il fit signe à la réceptionniste que j’étais avec lui.
– Je suis en retard, je sais. Je suis désolée, mais j’avais une réunion importante au Globe et…commençai-je avec un regard désolé.
Il ne me laissa pas le temps de finir, plaquant ses lèvres contre les miennes. Dès l’instant où je sentis ce baiser sur ma bouche, une vague froide vint éteindre les cendres de l’incendie qu’avait réveillé Noah quelques jours avant. Charlie, lui, était capable réduire à néant toutes les tentations qui me hantaient, effaçant tous mes fantasmes. Il était l’ange sur mon épaule qui empêchait le démon de se manifester. Le gardien de l’image parfaite que je devais renvoyer constamment. Malheureusement, cela ne suffisait pas. Je ne parvenais pas à être heureuse à ses côtés. Il avait beau m’assurer une vie paisible, mon cœur cessait de battre. Je mourrais dans un océan tranquille et froid. Il ne me procurait pas ce que Noah avait su me donner en quelques minutes. Pourtant, je continuais à vivre là, dans ses bras. Lorsque nous nous étions vus pour la première fois, j’avais immédiatement su qu’il était la personne à laquelle j’étais destinée. Il correspondait en tout point à l’être que mon entourage voulait pour moi. Il était le trophée que je méritais pour garder ma place dans la vie de ma famille. Charlie était cet homme dont je n’étais pas amoureuse. Néanmoins, j’avais appris à le rendre essentiel à mon existence. Je tenais à lui. Je ne voulais pas le blesser. La simple idée de le faire souffrir m’était insupportable. Cependant, je ne pouvais pas nier qu’il était le geôlier de la grande mascarade dont j’étais l’actrice principale.
– Tu es magnifique, assura-t-il plantant ses yeux de glace dans les miens.
– Merci, tu n’es pas mal non plus, répondis-je en souriant.
Il saisit ma main pour y confondre ses doigts avec les miens. Nous avançâmes ainsi dans la grande salle dont les murs étaient recouverts d’un tapis pourpre. Nous pouvions également observer sur le plafond des moulures qui encerclaient un lustre en cristal. D’épais rideaux de velours noirs retenus par de larges cordes dorées encadraient les immenses fenêtres qui donnaient sur les ténèbres de la nuit. Le bruit de nos pas était étouffé par une épaisse moquette. Nous nous arrêtâmes devant cette table ronde, au centre de la salle, sous l’immense lustre. Elle était habillée d’une nappe blanche qui tombait sur ses pieds en bois. Devant les chaises médaillons aux coussins moelleux de couleur doré, était disposé un set de vaisselle argentée avec des assiettes en porcelaine immaculées et des verres à pied transparents. Au milieu de la table, trônait fièrement une lampe à la lumière rouge. Charlie me présenta à deux hommes japonais, ainsi que le traducteur avant de me laisser me retourner vers celui qui allait devenir mon pire ennemi. Mon sang se figea aussitôt.
Andrew Van Hood était un homme qui avait conservé le charme de sa jeunesse, en dépit des rides du temps qui marquaient son visage. Sa carrure élancée n’avait rien perdu de sa superbe, ses muscles secs dessinant sa silhouette athlétique. Ses cheveux blancs étaient toujours parfaitement coiffés, s’alliant avec sa peau claire. Ses paupières aux cils blonds, tombaient sur ses yeux verts et froids. Les traits de son visage creusés ses joues, même s’ils lui donnaient un air faussement sympathique. Ses lèvres fines, retroussées trahissaient pourtant le danger qu’il représentait. Ma main rencontra la sienne dans une poigne de fer. Je le saluai comme si de rien était, ignorant cette haine qui grondait jusque dans mes os. Je n’avais jamais porté Andrew Van Hood dans mon cœur, ayant toujours ressenti une profonde méfiance à son égard. Cette défiance s’était muée au fil du temps en un violent dégoût. Pourtant, j’avais toujours beaucoup apprécié sa femme Julie, la jugeant trop naïve pour voir la perversité qui habitait son mari. Je savais que nos sentiments étaient réciproques. Andrew n’avait jamais vu d’un très bon œil la relation que j’entretenais avec son fils. Dès lors que nous nous retrouvions dans une même pièce, les tensions devenaient palpables. Cependant, nous faisions bonne figure, afin de ne pas envenimer la situation.
Je pris place face à Andrew, entre mon fiancé et un investisseur japonais dont le costume était débraillé. Ses joues étaient rougies par les premiers feus de l’ivresse et ses yeux me dévisageaient avec gourmandise, à tel point que j’en étais mal à l’aise. Son associé semblait plus sérieux, se cachant derrière des lunettes aux bords épais posés sur un long nez aquilin. Ses traits lui donnaient un air sévère. Sa cravate sombre sur sa chemise blanche semblait étrangler sa glotte. Quant au traducteur, c’était un homme d’une quarantaine d’années, habillé d’un costume gris et d’une chemise bleue, un regard légèrement rieur avec ses quelques pattes d’oie visibles au coin de ses yeux marron.
– Bien, maintenant que nous sommes tous réunis, nous allons pouvoir commander, lança Andrew sérieusement en me fusillant du regard.
– Prends ce qui te fait plaisir, c’est pour la maison, me glissa Charlie à l’oreille, nos visages cachés par ces immenses cartes aux couvertures en cuir.
– Votre femme ne se joint pas à nous ? demanda Monsieur Cho, l’homme à lunette dans un Anglais presque parfait.
– Non, elle n’a pas pu se déplacer, malheureusement répondit Andrew taciturne, tandis qu’intérieurement, je me demandais ironiquement s’il ne l’avait pas tué.
– En tout cas, nous sommes très heureux de faire la connaissance de votre fiancée Monsieur Van Hood, lança le traducteur après que monsieur Young ait parlé en japonais.
– C’est ma plus grande fierté, dit Charlie fièrement en posant sa main sur ma cuisse, m’adressant un regard affectueux.
– Et que faites-vous dans la vie, mademoiselle Guajira ? s’enquit Monsieur Cho visiblement curieux.
– Elle est journaliste au Boston Globe. Vous comprenez pourquoi nous avions préféré régler l’affaire avant son arrivée, répondit Andrew accordant un coup d’œil complice à son interlocuteur.
– Pourquoi, donc ? Vous avez des choses à cacher Andrew ? lâchai-je tandis que ma raison se pétrifiait sous le feu qui avait subitement envahi mon corps.
– Certaines choses ne méritent pas de tomber dans les mains du grand public, mademoiselle Guajira, répliqua-t-il en me fusillant du regard.
– Comme ? le défiais-je tandis que ma raison tentait de reprendre le contrôle.
– Certains contrats doivent rester confidentiels. Mais ne vous en inquiétez pas, Kaylah, je saurai vous donner du travail en temps voulu.
– Croyez-moi Andrew, j’ai pas mal de travail en ce moment, insinuai-je avec insolence.
– Kay ! s’exclama Charlie en me faisant les gros yeux.
– Ne faites pas attention à elle, sous ses airs angéliques, c’est une rebelle qui aime qu’on la remarque, assura Andrew nerveusement tout en refermant violemment sa carte.
– Papa !
– Quoi ? N’ai-je pas raison ? me demanda Andrew tandis ma colère m’amenait à serrer les poings sous la table, mes ongles s’enfonçant douloureusement dans ma chair.
– Ce n’est pas moi qui suis le provocateur autour de cette table, renchéris-je le fusillant du regard.
– Charlie, si tu veux garder cette entreprise à flot, il va falloir que tu saches tenir tête à ta femme, conseilla Andrew à son fils.
– Kaylah s’il te plait maîtrise toi, dit Charlie agacé.
J’obtempérai, ma raison reprenant le dessus, enfermant la vraie Kaylah. Celle qui venait de me mettre en danger.
– Et sinon, sur quel sujet travaillez-vous en ce moment ? s’enquit Monsieur Cho espérant détendre l’atmosphère.
– Je mène une enquête sur les vétérans de la Guerre d’Orient. Je pars à la rencontre des soldats qui ont combattu au Moyen-Orient, essayant de recueillir leurs témoignages, les différents traumatismes que cette guerre leur a infligés, répondis-je calmement, gardant un œil sur Andrew.
– Oh, fit monsieur Young.
– Ça m’a l’air intéressant, ajouta Charlie en adressant un bref regard à son père.
– C’est très instructif, renchéris-je en souriant, remarquant alors l’échange silencieux entre Charlie et son père.
– Et quels sont les traumatismes ? demanda Andrew après qu’on eut tous commandés nos plats.
– Ils sont assez divers. Certains présentent des troubles du comportement, des tendances suicidaires, des dépressions ou des crises de paranoïa. D’autres sont simplement devenus asociales ou insomniaques. Tous sont suivis médicalement parlant et doivent éviter l’isolement.
– Les tragédies de la guerre, soupira Andrew avec un rire nerveux, buvant alors une gorgée de vin rouge.
Je ne relevai pas, soudainement happée par mes souvenirs. C’était il y a quelques mois. Avant que je ne reprenne le dossier de VANHOOD Industries. Je me rappelais cet homme. Peter Campbell. Il avait une cinquantaine d’années, immobile sur son fauteuil roulant, regardant jour et nuit par la fenêtre. Les médecins m’avaient prévenu que c’était un individu peu loquace. Pourtant, il avait su me faire part de cet espoir fou que je n’étais pas en mesure de comprendre à l’époque.
« – Vous êtes loin d’imaginer ce que l’on peut endurer en temps de guerre. Vous avez beau vous parer de vos plus belles convictions, de vos plus solides croyances, de vos idées utopistes, un ordre reste un ordre. Aucune contestation n’est possible. Vous vous devez d’obéir, même si cela va à l’encontre de tous vos principes. Seulement, quand tout est fini, qu’on se retrouve là, plus rien n’est comme avant. On porte ce fardeau. Ce poids qui vous empêche de marcher, de dormir, de manger, et même de vous regarder dans un miroir. Ces hommes vous changent irrémédiablement. Au point que vous êtes un étranger pour vous-même mais aussi pour votre famille. Ils nous ont tués….
– Qui sont ces hommes ? avais-je demandé réalisant mon enquête sur « Que sont devenus nos héros ?»
– Eh bien, ceux qui commandent. Ceux qui ont l’argent, qui dominent le monde. Ils sont admirés par tous aujourd’hui. On les félicite, on les congratule, on fait d’eux des héros, sans imaginer un seul instant tout le mal qu’ils ont fait. Croyez-moi jeune fille, ce sont des démons sans foi ni loi. Ils profitent de la guerre pour réaliser leurs fantasmes les plus cruels, et nous ? On doit vivre dans le silence. Se taire, faire comme si rien de tout cela avait existé. Je comprends mes camarades qui ont passé l’arme à gauche, avait-il déclaré, pensif, avant de se tourner vers moi.
– Vous en avez eu envie ?
– Si j’en ai eu envie ?! Ma pauvre enfant, j’ai essayé maintes et maintes fois, en vain ! J’ai l’impression que Dieu veut que je continue, comme s’il y avait un but à tout ceci. Pourtant, j’ai cessé d’avoir la foi, après ce que j’ai vu. Je maudis ce silence dans lequel on nous a enfermés, alors que d’autres souffrent et continueront de souffrir jusqu’à ce que la mort vienne les chercher.
– Vous pouvez parler aujourd’hui Peter, avais-je insisté sur un ton chaleureux, posant ma main sur le moignon de son genou.
– Ceux qui nous ont ordonné de ne rien dire, sont les nouveaux Dieux de ce monde. En un claquement doigt, ils peuvent nous prendre tout ce que nous avons. J’ai une fille, et je ne souhaite pas la perdre. S’ils apprennent que j’ai parlé, ils n’hésiteront pas à me l’arracher. Ils l’ont déjà fait.
»
Je lâchai mes couverts. Mon regard se posa sur Andrew qui mangeait sereinement son steak saignant. Et s’il était responsable de tout ça ? Sa relation avec le Pentagone, les annonces cachés sur le test de ces mystérieuses armes, ces habitants qui le qualifiaient de démons. Sans foi ni loi. Il a l’argent. On l’a récompensé, félicité, congratulé. C’était comme si les pièces du puzzle s’imbriquaient sous mes yeux. Tout ça semblait correspondre. Est-ce que mon frère avait comme Peter, commis des atrocités au nom de démon ? Est-ce qu’on le condamnait également au silence ? Est-ce que la vie de ma famille dépendait de cet homme ?
Je quittai la table, tout en m’excusant auprès d’eux. Je partis me réfugier dans les toilettes, m’enfermant dans un des cabinets. Assise sur la cuvette, je commençai à suffoquer. Non ce n’était pas possible. Cela ne pouvait pas être possible. Et pourtant, je voyais de nouveau ce visage torturé refusant de partager les maux qui le torturaient. Je l’imaginais porter les armes destructrices qu’Andrew avait confectionné. Je sentis planer ce danger autour de nos existences. Je commençai à entrapercevoir le fardeau qu’Andrew avait déposé sur leurs épaules, les réduisant ainsi au silence. Nous étions ses marionnettes. En s’engageant, Elias avait perdu tout ce qu’il était. Peter ne pourrait jamais se débarrasser des cauchemars qui hantaient sa vie. Nos vies étaient en danger. La mienne, mais surtout celle de ma famille. Il nous avait arraché à notre liberté. Combien étaient-ils à vivre ainsi ? Combien de personnes étaient menacées par Andrew Van Hood ? Des larmes coulaient sur mes joues. C’était mon âme qui pleurait. Tout était de ma faute.
S’il souffrait aujourd’hui, s’il n’avait plus d’avenir, c’était à cause de moi. La colère était trop forte. La culpabilité rongeait mon cœur tel un termite destructeur. Cette douleur lancinante, qui venait déchirer ma chair, me torturait jusqu’au plus profond de mon être. J’avais envie de hurler, mais ma gorge était étranglée par ces tourments qui m’emportaient dans leur violent tourbillon. Ma conscience me laissa m’échapper vers le seul endroit dans mon esprit qui pouvait m’apaiser. Il était le seul, par le pouvoir de mon imagination, à m’apporter ce dont j’avais besoin. Ce courage qui m’aiderait à affronter l’avenir sombre qui m’attendait. Il me glissait à l’oreille que je finirais par rendre à mon frère ce qu’il avait perdu. Mon intuition me laissait entrevoir le prix que j’allais devoir payer pour y parvenir.