Marchant seul en direction de la maison où la sorcière était emprisonnée, Cyraxon perçut deux ombres se mouvoir derrière lui. Il prépara sa main à dégainer un de ses pistolets. D’un trait, il pivota pour voir ce qui le traquait. Son regard se posa sur la rue vide de ce village perdu. Peut-être Deramien avait-il raison: il était trop sur les nerfs. Il reprit le pas. Au loin, il aperçut la maison jaune de la sorcière. Elle était plus isolée que celle de ses voisins, entourée d’arbres et gardée par trois hommes. Ils étaient assis sur le palier, tous trois dans la fleur de l’âge, tenant des flacons d’alcool. Chose qui expliquait leurs éclats de rire d’ivrogne. Cyraxon se dressa devant eux. Les spécimens, ébahis par son accoutrement, se mirent à rire plus fort encore. L’un d’eux, probablement le plus ivre, prit la parole:
– Hey! Regardez ce que le vent nous amène: un officier corbeau, ah «bein»!
Les deux autres éclatèrent de rire, ce qui mit Cyraxon hors de lui. Lui, inquisiteur de noble famille, ne pouvait laisser passer tel affront. Il saisit son pistolet de bois de merisier, au canon noir gravé de parures dorées. Il le colla sur le front de insubordonné. Le masque noir cachait son plaisir de voir naître la terreur chez l’homme au courage temporaire. En panique, le jeune supplia. Supplications, froidement coupées par l’inquisiteur:
– Je suis Cyraxon Asuria, maître inquisiteur, pourfendeur de sorcières, gardien de la vérité des Cinq. Donc, pourquoi osez-vous me manquer de respect… bûcheron?
L’homme au visage pâle et tremblotant ne sut que bégayer.
– Je… je… je…
– «Je ne saurais comment m’excuser, maître inquisiteur. Veuillez épargner ma pitoyable vie. Je dois fonder une famille avec ma cousine bientôt…» Est-ce que vous tentez d’exprimer?
L’homme sentait les paroles de Cyraxon plus glacial que le canon aux parures dorées sur son front.
– Je… je… je…
Les vaines paroles de l’insubordonné devenaient lourdes pour l’index de Cyraxon. Le regard sur ce faible lui donnait l’envie de lui mettre du plomb dans le crâne. Il eut quand même la sagesse d’y laisser une dernière parole:
-S’il-vous… Je…
L’ivre fut vite coupé par un de ses faibles compères:
– Maître inquisiteur, veuillez l’excuser, Torik… euh… n’est pas le connaisseur du village. Il a beaucoup bu, même trop. Il s’excuse devant votre autorité… et nous aussi… Pardonnez-le… De plus… euh… la sorcière a tué son beau-frère. Il est dévasté… Faites-lui grâce, nous en prions la sœur. S’il-vous-plaît…
Cyraxon, le doigt lourd, regarda les trois. Presque homme, il avait l’autorité de l’ordre, ce qui implique d’éliminer ceux qu’il considère comme étant nuisibles à ce dernier. Catégorie très vague qui donnait un pouvoir énorme à son jugement instantané. Tout ce qu’il avait à faire était d’inventer une raison qu’aucun témoin ne réfuterait. Pourtant, il baissa son arme et entra dans la maison sans même un regard aux trois personnes qu’il venait d’épargner.
La maison était de petite taille, il en fit le tour rapidement. Une seule chambre qui comportait trois lits, dont un plus large que les deux autres. Un garde-robe où se trouvait des vêtements de femme, des chemises d’homme, un mousquet décoré du grade de caporal. C’est en baissant les yeux qu’il remarqua que le fusil reposait sur un drapeau encore plié. Le drapeau rouge et bleu des Bariliens.
Dans la pièce qui unissait toutes les autres, un garde-manger pratiquement vide et une table où un soldat de plomb, représentant un fusilier au garde-à-vous, reposait couché. Dans le fouillis du bois noirci, il souleva les bûches pour en voir la cendre: blanche et fine, preuve d’une puissante chaleur. Il gratta de ses doigts d’acier la poussière. Un médaillon en or dont la chaîne était épaisse: une médaille militaire. Il s’agissait de celle de la pratique morlane. Une distinction remise aux soldats qui ont sauvé une vie en combat.
Cyraxon re-déposa ces deux artefacts dans les cendres et entreprit de descendre dans la cave pour l’entrevue. Il souleva la trappe du plancher, puis descendit sous la lueur de sa torche déjà allumée. En bas. l’odeur de moisissure et de renfermé était omniprésente. La femme était menottée, mains derrière le dos, sur un pilier au centre de la pièce. Deux corbeaux, ceux qui servaient Deramien, la fixaient avec intensité, comme si la pauvre allait s’échapper s’ils détournaient le regard. Certes, beaucoup de gens pourraient s’amuser face à un telle pratique. Dans bien des cas, il aurait raison, mais il ne s’agissait pas d’une simple femme: il s’agissait d’une sorcière, et une sorcière est capable de tout.
L’inquisiteur signala sa présence à ces deux hommes sans visages. Ils lui laissèrent place pour se retirer au fond du sous-sol. À genoux dans l’ombre, leurs murmures étaient presque imperceptibles. Cyraxon faisait face à la dame qui avait subi nombre de coups. Les ecchymoses sur son visage et le sang sur ses lèvres en témoignaient. Il l’observait, l’analysait. Elle ne semblait pas avoir plus de vingt-cinq, voire vingt-six ans. Les cheveux terreux et en bataille. Il commença à marcher en rond autour d’elle. Son respire était saccadé, les maigres encaissent moins bien les coups au sternum, c’est bien connu. Cyraxon se repositionna devant la dame. Elle leva les yeux face à ce monstre de cuir et d’acier. Des yeux d’épuisement, mais qui avaient tout de même l’audace de le défier. Elle prit la parole en premier:
– Vous êtes qui? Vous faites quoi ici? Pourquoi on m’accuse? JE VEUX PARTIR!!!
Le visage de la femme, la tête penchée vers le sol. Cyraxon n’était pas à son premier entretien: la pitié, c’est bien la première façon d’amadouer la mort, il le savait. Il glissa son index sous le menton fin de cette femme aux cheveux noir cendré pour la redresser. Une fois leurs yeux croisés, il commença:
– Où est votre mari?
La femme fut stupéfaite de voir un corbeau aussi aguerri, puis elle comprit:
– Vous êtes un inquisiteur. Vous avez les venimeuses paroles de ces monstres qui disent être des miens. Ce ne sont que des imbéciles sans compassion pour une pauvre femme qui a souffert plus qu’eux. C’est eux qui devraient être sur ce pilier, pas moi!
Cyraxon, face à cette femme en sanglots, posa une seconde question:
– Qu’est-il arrivé à votre mari?
Elle se laissa tomber sur le sol. Une fois assise, elle prit un grand respire:
– Allez-vous vraiment m’écouter?
De sa hauteur, l’inquisiteur la regarda. La tête basse, elle commença:
– Atriaux était un bon travailleur dans le village. Il chassait et travaillait dans la forêt. Nous avons toujours été ensemble, du plus loin que je m’en rappelle. Il était bon avec tous. Puis, la guerre est venue le chercher. Son courage l’a porté volontaire. Nombre de batailles ont subi sa présence, nombre de courageux ont subi ses tires. Le meilleur carabinier de tout Barilon, et… il se battait comme personne. Vite, il est devenu le héro du village. Puis, la guerre la rappelé pour défendre nos terres. Un jour, j’étais à la fenêtre quand les hommes bleus m’ont donné son fusil… et un drapeau. Une perte énorme pour le village, encore plus pour moi.
L’homme en noir, toujours à la recherche d’information, continua son écoute.
– Nos voisins se sont mis à médire sur moi, pauvre veuve. Me traiter de femme de plaisir, de m’accuser de tout, jusqu’à me nommer sorcière. Je ne suis pas sorcière. Je ne possède pas de balai magique. Je ne couche pas avec les démons. Je n’ai pas tué Atriaux! Une balle l’a fait… pas moi.
Elle était toujours en larme. Cyraxon savait d’où provenaient les accusations. De plus, il connaissait déjà son verdict. Le soleil se leva. Un sifflement interrompit les murmures du fond de la noirceur de la cave humide. À grands pas, les deux corbeaux détachèrent la femme. Le jugement allait avoir lieu. Il la prit par la main. Cyraxon vit, dans les yeux noircis de la femme, une demande de pitié. Il lui dit, sur son ton habituel:
– Je suis l’inquisiteur responsable de votre défense. J’ai mon verdict. Suivez-moi, je vais vous représenter. Nous allons donner l’harmonie de la mère à ce village.
Une lueur d’espoir en ce grand personnage froid la fit marcher hors de son sous-sol, prête pour son procès.