Ingrid Sarcos est journaliste à la Tribune de Genève. Elle est en charge de la rubrique société et se fait régulièrement remarquer par la qualité de ses articles : ‘’ Le vélo m’a appris à vivre avec presque rien ’’, ‘’ Faire une turbo sieste, un challenge pas si évident ’’, ‘’ Deux tiers des couples s’engueulent pendant la canicule ’’, ‘’ Je veux en finir avec le porno ‘’, etc.
Séparée depuis peu, Ingrid s’est réfugiée dans le travail et est devenue membre actif de ‘’La meute’’, une association féministe. Elle a été l’instigatrice du projet ‘’Clitoris en aérosol». Le graff au pochoir du dit organe érectile sur le domaine public, notamment en face du Jet d’eau, lui a valu une amende et la reconnaissance unanime de ses camarades combattantes.
Ingrid a mis du temps à s’intégrer à ‘’La meute’’. Hormis sa détestation de l’homme en tant que symbole d’autorité, de force et d’assouvissement ainsi qu’une sœur lesbienne, son apparence soignée et féminine tranchait radicalement avec les jeans baggy, les
Dr. Martens et les coupes asymétriques de ses coreligionnaires.
Ingrid est originaire du Venezuela. Son père, diplomate, a été envoyé à Genève quand elle avait 10 ans. Depuis son enfance elle a été élevée dans le culte de la beauté. Sa cousine, 5ème dauphine au concours de Miss Univers, a été son mentor. C’est elle qui lui a appris à se tenir, à marcher, à s’habiller et à répondre aux questions d’un jury. Lorelei, sa mère a pris le relais et les visites hebdomadaires chez l’esthéticienne et le coiffeur étaient toutes aussi importantes que ses résultats scolaires. Ingrid a traversé son adolescence sans comédons, cheveux gras, cuticules, poils en broussaille, dents de travers, ongles rongés ou crises de boulimie. Pour son quinzième anniversaire, rendez-vous était pris à Caracas dans une célèbre clinique pour sa première liposuccion et une augmentation mammaire. Un coup d’état contre Hugo Chavez et une fermeture des frontières a malheureusement fait capoter le voyage. Lorelei, pour se consoler, s’est adjointe les services d’une personal trainer qui, trois fois par semaine, s’est employée à remodeler le corps de sa fille.
‘’Il vaut mieux être belle et rebelle que moche et remoche’’ (V. Cespedes).
Ce tag, sprayé à l’entrée d’Uni Mail, elle l’a lu, relu et relu encore. Rebelle, il fallait qu’elle le devienne enfin. Sur un coup de tête, elle annule son inscription en fac de psy (au grand dam de sa mère) et s’inscrit en droit. Terminé la poupée Barbie, elle aspire désormais à autre chose, elle ne sait pas encore très bien quoi. A présent elle suivra son chemin. Les livres ont remplacé les bigoudis.
Son master en poche, elle décide de prendre une année sabbatique avant d’entamer sa vie professionnelle. Elle est recrutée par le CICR et après une formation de trois mois est envoyée à… Caracas ! Résultat d’un entretien, très privé, qu’elle a eu avec le responsable des affectation, ce dernier n’appliquant manifestement pas les principes anticorruptions enseignés et rappelés avec insistance par l’institution.
Elle reviendra à Genève 6 mois après, avec une nouvelle poitrine et des fesses galbées. On ne passe pas à coté de son destin !
Son intelligence (et ses formes) lui ouvre facilement la porte d’un prestigieux cabinet d’avocats, elle y découvre un monde de chamailleries, de plaintes, de bienveillance hypocrite, de mauvaise foi et de mensonges qui la décourage de préparer l’examen du barreau. Elle deviendra journaliste, (plus ou moins) libre et indépendante.
C’est avec un petit pincement au cœur qu’elle se rend à la séance de rédaction matinale. Bruno Dujura, rédacteur en chef et ancien compagnon d’Ingrid préside la réunion. Il porte une chemise blanche immaculée, généreusement ouverte sur un plexus solaire imberbe. Vieux-beau sur le retour, cheveux mi-longs poivre et sel, le teint éternellement bronzé, la lippe fine en léger cul de poule. Il est le croisement vieillissant entre un jeune Werther et un Solal, ses mimiques ressemblant étrangement à celles d’un BHL entarté.
Bruno l’observe, son regard d’habitude si vif est vitreux. Il lui demande d’écrire un papier sur un phénomène social qui explose : Les sites de rencontre.
Ingrid connaît bien le sujet, le lendemain de sa séparation d’avec Bruno, un homme partageait déjà sa couche. Elle en fait grande consommation, en général trois par semaine. Elle n’a pas véritablement de critères si ce n’est qu’elle les préfère entre quarante et quarante-cinq ans. Ils sont généreux, paient le dîner, ont de l’expérience et bandent encore facilement. Elle privilégie les one-night stands, les relations téflon avec des mariés ou en couple, ils s’attachent moins. Et puis comment tomber amoureuse de mecs rencontrés sur un site; baratineurs pathologiques obnubilés par la rigidité de leur membre. Elle les méprise et ne leur prête son corps que pour une heure ou deux pour les meilleurs. Si elle en revoit certains, c’est parce que le cul était vraiment bon ou par paresse.
Bilbao, le pays basque. Isis son amie d’enfance l’a invitée à son anniversaire. Elle a privatisé une salle chez ‘’Victor Montes’’, un des meilleurs restaurants du casco viejo. Le txakoli coule à flots, les pintxos sont délicieux. Txistorra, morcilla, txipirones, lomo de bacalao al pil-pil, pluma de bellota… Aïtor son voisin de table lui explique les plats qui défilent. Ingrid se laisse emporter par le tourbillon des saveurs et des phéromones. Aïtor, son guide gastronomique, est définitivement charmant et bel homme. Ils échangent leur numéro de téléphone.
Le lendemain, il l’emmène à la plage de la Salvaje, une des plus typiques de la région. Il y a des familles, des surfeurs, des parapentistes, des chiens, des naturistes, des footballeurs… Aïtor lui propose de s’essayer au surf. Il a un corps de rêve, elle ne peut refuser. La journée se termine au Triangu, le bar à la mode. Le cœur d’Ingrid se remet à battre, imperceptiblement d’abord puis à la chamade quand Aïtor l’embrasse.
De retour à Genève, ils s’appellent longuement tous les soirs, échangent une multitude de sms. Un amour vrai, une vraie rencontre, de vrais sentiments, elle désespérait de revivre une telle émotion. Arrivent enfin les projets, les vacances ensemble, l’envie irrésistible de se revoir, de se toucher.
A quelques jours de leurs retrouvailles, Ingrid, comme elle en a l’habitude, consulte les messages quotidiens d’Aïtor. Le dernier lui glace le sang :
Je suis amoureux… d’une femme que j’ai rencontré sur internet… je ne viendrai pas. Pardonne-moi.
– Fuck online love ! crie-t-elle en se mettant à pleurer.