Le colosse passa devant nous. Des hurlements s’échappaient dans la pénombre.
L’agent baissa lentement son talkie, comme s’il s’attendait à l’impact.
Et d’un mouvement brutal, la bête stoppa sa course. Il y eu une détonation. A en croire l’odeur de caoutchouc brulé, cet ultime effort venait de lui couter ses dernières résistances.
Un verrou sauta au niveau de la voiture de tête ; un homme sortit de la locomotive : la carrure imposante, il était coiffé d’une casquette marine et portait un anorak grisâtre ; un homme à l’air sévère.
« Lucien, dit-il sèchement, c’est quoi ce foutoir ? »
L’agent rangea son appareil puis s’adressa à moi :
-Ne bougez pas d’ici »
Il lâcha mon bras.
J’acquiesçai malgré moi et plongeai ma main tremblante dans la poche de mon manteau, laissant mes doigts circuler le long des objets. Coincé entre deux phares à paupières, mon paquet de cigarettes avait lui aussi souffert de la course poursuite : le fameux emballage rouge et blanc s’était transformé en un petit accordéon. Je le sortis difficilement et me pris à le manipuler pour lui rendre sa forme d’origine ; seule une clope opérationnelle se tenait debout. Je souris et posai la rescapée sur le bord de mes lèvres.
Lorsque j’approchai la flamme près du cylindre, une sensation de vide me parcouru la poitrine.
Autour de moi, tout était devenu silencieux : à mesure que le vent estompait le brouillard, le train, immobile, respirait à nouveau calmement. A l’intérieur, les lampes de tables se rallumaient progressivement, laissant apercevoir des silhouettes en complet marine dans les voitures de tête ; des carrés de famille dans les suivantes.
C’est à ce moment précis, que je réalisai la portée de mon geste. Je venais de risquer la vie de dizaines de personnes, simplement pour ne pas à avoir à choisir entre Aline et mon partenaire de vie. C’était pathétique. Ces hommes, et ses femmes auraient pu y rester. Mon doigt relâcha doucement la fourchette, et le gaz disparut. Je remis la cigarette à l’intérieur du paquet et, pendant un instant, j’aurai donné n’importe quoi pour m’y réfugier.
Soudain, deux mains se posèrent sur mes yeux. De longs doigts épais, marqués par des durillons, exerçant une pression continue contre mes paupières. Cela sentait la magnésie.
« Bill », m’écriai-je.
« Je suis en retard, pardonne moi.
-Où étais-tu, bon sang ! Je me suis fait un sang d’encre !
-J’ai fait ce que j’ai pu, dit-il en arrangeant son carré de soie. Je me suis retrouvé coincé par un barrage. Le chauffeur de taxi, ce satané magrébin, (il prit une profonde inspiration), a eu la merveilleuse idée de rejoindre le périphérique…en pleine grève des chauffeurs routiers !
A cette distance, il ressemblait à un animal nocturne : le teint pâle, les yeux cernés, ainsi qu’une haleine nauséabonde. Chacune de ses paroles dégageaient avec elles, des émanations de whisky bon marché. Son trench bleu clair présentait une tâche de café qui se prolongeait sur sa chemise blanche, le tout dépassant de son jean.
-Une grève? dis-je distraite. Je croyais qu’ils avaient prévu de manifester seulement la semaine prochaine.
« C’est un interrogatoire ? Mèle-toi de tes affaires !»
Cette réponse, telle une balle, me heurta de plein fouet.
« Excuse moi, dis-je penaude, je dois confondre. »
Il restait planté là, droit comme un i, les mains derrière le dos, avec cette expression suffisante qui le caractérisait. J’avais envie de les lui détacher afin qu’il m’enlace tendrement. Ce début de journée ressemblait à un cauchemar.
« Missilia, où est ta valise ?
– Où se trouve la tienne, ripostai-je.
Des pensées clandestines se bousculèrent dans mon esprit, à mesure que son front se creusait en de profondes entailles.
« Nous devons parler, dit-il à voix basse ».
Le moment idéal pour voir réapparaitre l’agent de quai. Dans mon champ de vision, celui-ci me désignait du doigt. Il était accompagné d’un homme.
Je tendis l’oreille, silencieuse, le regard fixé sur les deux types : bill évoquait la fuite des clients du cabinet dû à la création d’un nouveau marché : les dentistes low-cost. J’acquiesçai sans grande conviction, concentré sur les mouvements des deux hommes. C’est alors que Bill jeta un regard par dessus son épaule.
« Qui sont ces hommes ? »
(Pas de réponse).
« Missilia, ils avancent droit sur nous, fit Bill, déconcerté. Bon dieu qu’as-tu encore fait !
Les deux hommes se rapprochaient dangereusement.
« Réponds moi immédiatement. »
Comme à son habitude, il élevait la voix de façon excessive et cela avait le don de m’agacer : j’obéis malgré moi, soutenant son regard quelques secondes, avant de baisser les yeux.
– Je… me…. enfin, j’ai…..balbutiais-je.
« C’est elle, Manu! »
Une montagne de muscle se présenta face à nous. Engoncé dans une veste noire, il portait la même casquette que son acolyte. Son visage me revint en mémoire, il était à la fenêtre de la locomotive.
« C’est vous la folle avec la valise », dit-il sur un ton agressif.
« Je ne vous permets pas. »
Bill intervint :
« Pardon Messieurs, mais que se passe-t-il ?
-C’est votre femme ?
Bill hocha la tête maladroitement.
« Admettons qu’oui, (il renifla), votre dame a balancé ses affaires sur mes rails, pendant la manœuvre, ce qui fait qu’on est à toujours à quai, et qu’on est en retard. »
Bill se tourna vers moi, une expression de dégoût se lut sur son visage. Il se risqua à une nouvelle question :
« Messieurs, pourrais-je m’entretenir avec vous ?
Pas de réponse.
« Je suis Bill Evans, vous avez sûrement entendu parler de moi, je dirige deux cliniques entre Paris et …..
C’est alors que l’ogre approcha son buste du quadragénaire. Et ainsi, ses muscles faciaux se crispèrent lentement, laissant apparaître une première rangée de dents, dont les canines scintillaient dans l’obscurité matinale.
Bill recula de surprise.
« Votre femme a fait une connerie, indiqua l’agent de quai. Elle va devoir payer la note.
-Comment ça payer la note ? Personne n’a rien, dis-je sûr de moi.
Ils eurent un rire obscène, puis m’expliquèrent les dangers de la collision ferroviaire, comme s’ils avaient affaire à une gamine.
« Nous sommes sincèrement désolé pour cet incident. Pourrions-nous récupérer la valise, et repartir chacun de notre coté, demanda Bill au conducteur qui l’observait avec insistance.
« Vous doutez de rien, vous, les hautes gens. »
A coté de la masse humaine, l’agent de quai secouait la tête en silence, d’un air complice.
« Vous n’irez nulle part, intervint le petit homme tout excité, les flics arrivent. »