Azilis fixait l’immense porte depuis plusieurs minutes, le regard vide d’émotion. Il avait fallu une dizaine de gardes pour l’immobiliser dans son délire, avant l’arrivée du médecin. Elle était devenue tellement violente que ce dernier n’eut pas d’autres choix que de paralyser ses émotions pour éviter un drame. A présent, ses pensées étaient comme perdues dans un épais brouillard et seule persistait la douleur physique.
« Commandant, lança un des soldats, sa Majesté est dans l’attente. »
Ledit commandant marmonna une injure avant de répondre :
« Rapportez-lui que son invitée est trop souffrante pour l’instant, mais elle devrait se présenter à lui dans quelques instants.
– Bien commandant. »
Le garde s’éloigna rapidement tandis que son chef s’adressait sèchement au médecin :
« Dans combien de temps revient-elle parmi nous ?
– Je ne peux être sûr de rien. Dans une poignée de minutes, ou bien dans quelques heures… Je n’avais jamais vu une rage pareil, elle aurait pu tous nous tuer !
– Sa Majesté ne peut pas attendre une heure, il me la faut maintenant ! Réveillez-la, faite ce que vous voulez mais il faut qu’elle reprenne ses esprits !
– Cela m’a demandé beaucoup d’énergie pour la mettre dans cet état, et vous voulez que je lui fasse subir le processus inverse !? Je pensais que vous souhaitiez l’avoir en vie…
– Faites et ne discutez pas. JE donne les ordres ici, contentez vous de les exécuter.
– Je suis médecin, commandant, pas soldat. »
Sur ces paroles, le guérisseur s’approcha calmement d’Azilis et plaça ses mains sur les tempes de cette dernière, qui tressaillit à ce contact. L’homme plongea son regard dans celui de la jeune fille et aussitôt deux cercles de chaleur orangés irradièrent de ses paumes, avant de s’évaporer dans l’air en grésillant.
Azilis secoua la tête. Petit à petit, ses sens s’éveillèrent et son regard s’anima. La jeune fille essaya de se réapproprier ses derniers souvenirs, mais ceux-ci restèrent flou. Elle pouvait sentir sa colère bouillir dans son esprit, mais elle était incapable de l’exprimer. Ses émotions lui étaient toujours inaccessibles.
Azilis grogna de frustration. Le commandant s’avança et la détailla d’un œil inquisiteur puis lui releva le menton et claqua des doigts pour vérifier sa réactivité. La jeune fille n’eut pas le temps de se défendre que l’homme la lâcha, avant de hocher la tête, satisfait. Il se tourna ensuite vers deux gardes et d’un ordre muet leur intima d’ouvrir la porte. Une poignée de secondes plus tard, le grincement des battants de bois se fit entendre et une lumière éclatante envahit le couloir. L’escorte se resserra autour de la jeune fille et la poussa à entrer.
Azilis avança d’un pas hésitant dans ce nouvel environnement. En relevant la tête, elle ne put retenir un hoquet de surprise devant la beauté du lieu. L’espace était grandiose. Le plafond se tenait à une dizaine de mètres au dessus du sol et était percé d’un dôme de verre blanc. La lumière se répandait ainsi partout dans la salle et faisait scintiller les milliers de pierres bleues qui décoraient les murs. Au centre se dressait un immense trône en argent, lui aussi orné de gemmes bleutées et occupé par un géant, tandis qu’une dizaine de personnes était rassemblée en arc de cercle, à quelques longueurs devant lui.
Azilis ne put qu’admirer ce fin mélange de richesse et de pureté, cette équilibre naturel entre les pierres précieuses et le marbre blanc, qui complétait le décor à merveille. La jeune fille s’arrêta et laissa son regard glisser autour d’elle, enivrée par cette atmosphère singulière. Soudain, des éclats de voix la sortirent de sa contemplation.
« Ne me ment pas ! » gronda la géant.
Au pied du trône se tenaient les trois camarades qu’elle avait rencontré la veille. Le jeune homme aux cheveux noirs était retenu les poings liés, tandis que Chaya et l’autre fille deumeuraient à l’écart sous l’œil alerte d’un gardien.
« Ton grade n’a aucune importance ici, et ton emporion ne pourra rien pour toi. Ne m’oblige pas à le répéter : Que viens-tu chercher dans l’ouest?
– Je n’ai aucun intérêt à vous mentir Majesté. »
L’emporion abattit lourdement son poing sur le trône.
« Ta réputation n’est plus à faire, général Ôn Menklion. Mais sache que jouer de tes belles paroles n’arrangera pas ton cas. Tu me demandes de fermer les yeux sur ta présence dans mon royaume !?
– Non Majesté, je vous demande de rester fidèle à votre titre. A moins que votre sagesse ne soit que balivernes. »
Le géant se raidit face à cet outrage. Alors qu’il allait répliquer, Chaya s’avança pour l’interrompre :
« Votre Majesté, avec votre permission je souhaiterai éclaircir la raison de notre venue dans l’ouest. »
L’emporion foudroya Ôn du regard avant de reporter son attention sur sa nouvelle interlocutrice. Il hocha simplement la tête et la petite fille se plaça face à lui.
« Majesté, aucun de nous n’est venu ici dans le but de vous nuire. Echo et moi sommes parties de Prios de notre plein gré, dans l’espoir de trouver certaines réponses. Nos recherches nous ont menées dans l’ouest et nous avons franchi vos frontière il y a de ça quatres jours. Ôn nous a rejoint à ce moment-là, et depuis nous voyageons ensemble pour trouver des informations sur notre quête commune.
– Mais que venez-vous donc chercher en mon royaume ?! »
Chaya se tourna lentement et désigna Azilis qui attendait toujours à l’entrée, entourée de son escorte.
« Elle, Majesté. C’est votre invitée que nous souhaitions trouver. Et nous l’avons finalement rencontrée hier, seulement … son état était trop inquiétant pour que nous l’ignorions.
– Vous avez donc prévenu Zyel ? Et dans quel but la cherchiez vous ?
– En réalité, Zyel était déjà là, votre Majesté. Et c’est grâce à lui que notre amie commune est encore en vie aujourd’hui.
– Il sera récompensé pour cela. Cependant, chère Chaya, tu ne m’a toujours pas expliqué pourquoi vous cherchiez cette jeune nephily. »
Chaya ne répondit pas de suite, cherchant soigneusement ses mots.
« Majesté, il est d’une chose dont je souhaiterai m’entretenir avec Herr Paradox. Je ne suis pas en capacité de vous fournir des réponses aujourd’hui, mais votre précieuse pourra sûrement m’éclairer. Une fois les choses mises au clair, vous serez le premier prévenu, j’en fais la promesse. »
L’emporion scruta le visage de la petite fille pour tenter d’y déceler un quelconque mensonge, puis il acquiesça à contre cœur.
« Paradox sera informé de ta proposition… Je t’autorise à accéder à la bibliothèque seulement si tu es accompagnée. Je serais bien sot de laisser libre accès au savoir de ce royaume à mes ennemis. »
Chaya s’inclina respectueusement.
« Je vous remercie votre Majesté. Et sachez que nous ne sommes pas vos ennemis. Si mes pressentiments se confirment, c’est Ethérion tout entier qui pourrait s’effondrer.
– Vous pouvez disposez. Gardes ! Conduisez le général Ôn dans ses appartements et ne le laissez en sortir sous aucun prétexte. Il préfèrera sans nul doute une chambre douillette plutôt que les geôles. »
Le jeune homme se raidit et lança un regard noir au géant, qui répondit par un sourire satisfait. Puis, les soldats le saisirent et le guidèrent vers une porte du fond de la salle, où ils disparurent. De son côté, Chaya entraîna calmement sa camarade réticente vers la foule et se mêla aux nobles, attendant la suite des évènements. Sur un ordre muet, les gardes se ressérèrent autour de la jeune fille et la poussèrent à avancer vers le trône.
Malgré son assurance apparente, Azilis sentait la panique lui nouer la gorge. Elle n’avait aucune idée de ce que cet emporion pouvait lui vouloir, et son état n’allait pas en s’arrangeant. Ses émotions semblaient toujours lointaines et sa douleur augmentait un peu plus à chacun de ses pas.
« Soit forte Azilis. Quoi qu’il te dise ou fasse, je suis juste derrière toi. »
Surprise, la jeune fille balaya la petite assemblée du regard, cherchant l’auteur de ce message qui venait de s’insinuer dans sa tête. Là, dissimulée au centre de la foule, Chaya la regardait, un sourire rassurant sur les lèvres.
« Il ne te fera pas de mal, tu es trop précieuse à ses yeux. Essaie de réfléchir calmement. Je suis avec toi, fais moi confiance. »
Azilis hocha mollement la tête à l’intention de la petite fille avant de reporter son regard sur le trône et sur son occupant. A mesure qu’elle approchait, la jeune fille prenait conscience de la taille démesurée de ce dernier. Assis, il dépassait largement les quatre mètres et sa large carrure le rendait encore plus impressionnant.
Les gardes emmenèrent la jeune fille au devant du trône et se positionnèrent de façon à bloquer les issues. En temps normal, Azilis les aurait déjà toutes repérées en cherchant ses plus grandes chances de fuite, mais son état actuel avait presque éteint son instinct de survie, et la jeune fille n’avait pas envie de se battre. Aujourd’hui, elle n’avait que ses mots et son esprit embué pour se défendre.
Le géant se redressa dans son siège et étudia la jeune fille des pieds à la tête. Azilis en profita pour rassembler ses esprits et observa à son tour l’occupant du trône. L’emporion portait un long manteau de velours jaune orné de filaments d’or. Sa barbe grisonnante était proprement taillée et contrastait beaucoup avec les nombreux bijoux qu’il portait autour du cou. La jeune fille s’arrêta un instant sur le visage du géant. Il avait les traits d’un homme puissant et dans la fleur de l’âge, mais son expression trahissait une très longue expérience, comme un général s’en revenant du combat, et pour qui le monde n’a plus de secrets. Partout, on disait de lui qu’il était le plus calme des quatre dirigeants, et l’on vantait même sa sagesse et sa raison. Au moins, pensa la jeune fille, j’ai peut-être une chance de ne pas finir en cage…
Autour d’Azilis, les gardes avaient rangé leurs armes mais leur posture traduisait toujours leur état d’alerte, et ils ne cessaient de surveiller la jeune fille de manière insistante. Soudainement, l’emporion se leva et ouvrit les bras pour accompagner ses paroles :
« Sois la bienvenue dans mon royaume, jeune nephily. C’est un grand honneur de te rencontrer enfin. »
Azilis fixa l’emporion d’un air troublé, confuse de cet accueil si chaleureux. Le géant poursuivit son discours :
« C’est avec désarroi que j’ai appris la destruction d’un village de ta région. L’injustice ne reste jamais impunie dans ce royaume. Je me chargerai de ce problème personnellement, sois-en assurée. Tu as grandi dans ce village, n’est-pas ? »
La jeune fille se mordit la lèvre pour refouler sa peine et sa colère, puis détourna les yeux. Après quelques secondes, elle brisa le silence :
« Il n’y a aucun survivant. Je .. Si ma route croise celle des monstres qui ont fait cela, .. Majesté .. Les faés figureront parmi les espèces disparues. Je n’ai pas l’âme à faire des exceptions. »
Un murmure d’effroi parcourut l’assemblée alors que le visage du géant se teintait de surprise. Dans la foule, un jeune homme aux cheveux blond platine réagit brusquement, lançant un regard menaçant à l’intention de la jeune fille, qui ne sembla pas le remarquer.
« Les problèmes ne se règlent pas de cette manière, répliqua l’empereur, cette solution ne peut être envisagée que par des barbares. Ce n’est pas ainsi que je gouverne ces terres.
– Que comptez-vous faire alors ? demanda sèchement Azilis.
– Ta haine est plus que fondée, très chère, mais sache que la diplomatie règle toujours les choses de manière plus durable. Tu devrais essayer d’en user davantage. Quel est donc ton nom, jeune rebelle ? »
Azilis ne répondit pas. Devant cet affront, les gardes se rapprochèrent immédiatement, main sur le pommeau.
« Sa Majesté t’a posé une question, étrangère ! Répond ! ordonna un des soldats.
– Laissez-la, garde. Notre terre natale est aussi la sienne, elle n’est pas une étrangère mais une invitée. Si elle n’est pas disposée à parler, j’attendrai.
– Qu’attendez-vous de moi, demanda la jeune fille d’une voix hésitante.
Le géant esquissa un sourire calme.
« Ce que je veux est simple. Je souhaiterais t’offrir l’asile en ce palais. Tu pourras ainsi te rétablir sereinement et vivre de manière .. disons .. plus aisée.
– Quelle est la contrepartie ?
– En échange, tu entreras sous mes ordres aux côtés des précieuses de ce palais. Il n’est nullement question de t’utiliser ou de t’enfermer. Je te donne seulement l’occasion d’être utile à ton royaume. Cette proposition est plus qu’équitable, qu’en dis-tu ? »
Azilis accusa la nouvelle et esquissa un pas en arrière, interdite.
« Accepter votre offre reviendrait à devenir dépendante de vous. C’est hors de question. Ma liberté a trop de valeur pour que je l’échange contre un toit et des richesses.
– Tu n’as nulle part où aller maintenant. Ton village est détruit, tes proches ont disparu, et ta blessure te rend très faible. Soit, il ne te reste que ta liberté. Maigre possession, j’en ai bien peur. Tu me dois la vie, ne l’oublions pas. »
Azilis reçut cette dernière phrase comme un coup de fouet. Ses émotions envahirent sa tête, chassant soudainement le brouillard de son esprit. La haine et la colère qui l’habitait fusionnèrent et la jeune fille dut se faire violence pour ne pas hurler de rage. Cet emporion se jouait d’elle, et elle ne pouvait rien faire contre ça. C’était l’esclavage ou l’errance. Enfin, si seulement on la laissait sortir de ce palais.
Le géant lissa sa barbe de ses doigts et essaya une autre approche :
« Il te faut du temps pour réfléchir, je le conçois. »
Il releva la tête pour s’adresser à toute l’assemblée.
« Ce soir, nous dresserons un banquet en l’honneur de notre invitée. Cela l’aidera sûrement à mieux réfléchir.
– Majesté ! interrompit un homme en capeline blanche.
– Que se passe t-il Xene ? »
L’intéressé s’approcha d’Azilis et posa sa main sur son épaule. Aussitôt, la jeune fille se sentit faible et gémit, secouée de légers tremblements qu’elle ne pouvait contrôler. Elle dévisagea l’inconnu, une lueur d’incompréhension dans le regard. Ce dernier dû retenir la jeune fille qui commençait à s’évanouir et s’adressa à l’emporion :
« Elle est encore faible, Majesté. Si vous le permettez, je vais la reconduire dans sa chambre et essayer d’arranger son état. Il semblerait que le poison soit encore plus puissant que je ne l’aurais cru … »
Le géant fronça les sourcil mais ne répondit rien, congédiant le médecin et le jeune fille d’un simple revers de main. L’emporion s’intéressa ensuite aux gardes qui attendaient ses ordres.
« Accompagnez-les. Il ne faudrait pas que cette jeune rebelle s’échappe malencontreusement de cette demeure.
– Vous doutez de moi Majesté ? demanda prudemment ledit Xene.
– Je connais l’amour et l’aide que tu portes à tes semblables. Si il s’avérait que tu partages l’avis de cette fille, il vaudrait mieux pour moi de le savoir au plus tôt. Ces gardes t’accompagneront, ne discutes pas mes ordres. »
L’homme acquiesça à contre-coeur et passa le bras de la jeune fille par-dessus ses épaules pour mieux la soutenir. Derrière eux, la foule commença à se disperser et les discussions s’agitèrent au sujet de la scène qui venait de se jouer. Alors qu’ils sortaient de la salle pour s’engager dans un couloir, il lui glissa quelques mots à l’oreille.
« Ton malaise n’est que passager, c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour t’offrir un moment de répit. Alors ne parles pas et fais-moi confiance. »