L’Autoroute du Diable, V

9 mins

(musique originale : Lorn – Sega Sunset)

Peut-être que ma première rencontre provoquée avec Motorbreath était due à mon manque d’actualité. Je n’avais pas réparé de véhicule, depuis longtemps. La Dame Rouge me nourrissait à peine de petits dépannages, sans importance. Remise en forme expresse d’un bas de caisse, après un choc, ou changement d’une carte grillée sur un transporteur automatique… Rien de très intéressant. La Dame Rouge me laissait mourir de faim. En revanche, depuis l’arrivée du nouveau Doc, des urgences médicales, il en pleuvait. Nous en avions plein. Avec en point d’orgue, le renversement de ce transporteur de bétail…
Ces raisons sont peut-être l’explication : j’avais besoin de réparer la voiture de patrouille de Shérif, j’en avais un besoin vital. Comme Mila celui de respirer ou dormir au minimum cinq heures d’affilée, ou Bud, qui se saoulait avec régularité tous les dimanches soir.
Il me fallait « réparer. »
Et puis, les symptômes prétendus par le propriétaire de la voiture me paraissaient… Étranges.

Dans notre hangar/atelier/poste médical, je m’installai derrière le bureau métallique de récup, face à nos vieux blocs réha. J’écoutai un instant la nuit. J’entendis les voix de Bud, Père et Shérif. Ils se tenaient toujours là où je les avais laissés, autour du feu. Finalement, Bud n’avait pas eu ma chance. Il n’avait pas réussi à leur fausser compagnie. J’hésitai. Le sens de l’appel de Mila était limpide, je ne devais pas utiliser ma connexion, tant que Shérif se trouvait dans nos parages. Aussi je dépliais la tablette qui traînait sur le bureau. Un matériel antique, qui datait du temps où Père n’avait pas encore investi dans les systèmes coms. J’allumais l’informatique désuet et désactivais l’interface graphique pour accéder directement aux commandes brutes, afin d’aller plus vite. Je tapais la suite de deux cent quarante trois caractères et chiffres nécessaires pour entrer en contact avec Motorbreath,
 il répondit aussitôt. Sur l’écran vert baveux apparut l’image d’une des plus célèbres icônes des sports mécaniques violent. Il sembla hésiter, me demanda… ” C’est vraiment toi ? ” Je hochai la tête. Nous sommes restés un instant silencieux, à nous observer mutuellement. Puis, il commença à s’animer…

” Attend ! C’est dingue ! “

Il se tourna, et appela quelqu’un qui se trouvait derrière lui, invisible à mon champ de vision limité…

” Viens voir qui j’ai en ligne, c’est cinglé ! “

Une jeune femme apparue à ses côtés, elle était blonde. Ses cheveux tirés en arrière, attachés, un visage sévère. Moins rond. Elle n’avait rien à voir avec les hologrammes commerciaux de la ligue. Dans cette intimité, sans maquillage, elle semblait plus “naturelle”. Je la trouvais beaucoup plus belle, d’une certaine façon.

Mortobreath :
– C’est Loss, tu arrives à le croire ?! En tout cas, c’est ce que prétend son ID. Viens dire bonjour au mécanicien le plus compétent de ce continent !
Elle :
– ” Bonjour le mécanicien le plus compétent de ce continent.”

Je souriais. La gêne. Je n’étais pas habitué à susciter ce genre de réaction.

Motorbreath me demanda :
– Tu la reconnais ?
– Bien sûr. Witch Blade, la pilote de XNascar la plus compétente de ce continent.
– Non chéri, pas encore. Mais tu peux parier que j’aurais le titre à la fin de la saison !

Witch Blade disparut après un signe de la main. Ne resta que Motorbreath, et moi. Un nouveau silence gêné s’installa. Je ne savais quoi lui dire, peut-être m’excuser, pour cette intrusion tardive ?

Motorbreath :
– Excuse-moi, c’est juste que… Je ne m’y attendais pas. Et je ne t’imaginais pas… Comme ça.
– Tu m’imaginais comment ?
– Ici au garage, on pensait que t’étais un genre de vieux mec, cybernétisé à mort.
– Non. Je ne possède que cette connexion. Et c’est bien assez. Sa pose a généré quelques complications neurologiques… Problèmes mémoriels.
– Tu sembles jeune, tu as quel âge… moins de trente ?
– Vingt-huit.
– C’est dingue. Que tu possèdes une connexion neuronale à seulement vingt-huit ans.
– Une longue histoire.
– J’imagine.

Nouveau silence.

– Motorbreath… Je suis désolé de vous déranger à cette heure tardive…
– Pas de ça entre nous, appelle-moi MB. Et on se tutoie, nous avons le même âge. Que me vaut cet honneur ?
– J’aurais aimé que tu m’aides à établir un diagnostic.
– Tu plaisantes ?
– Non.

Sous le coup de ma demande, Motorbreath se redressa dans son fauteuil. Il réajusta son chapeau de cow-boy, qui n’avait rien de commun avec le Stetson sinistre de Shérif – il s’agissait d’un chapeau blanc, nacré, orné d’un tas de fanfreluches vaudous ou néo-indiennes, et il me parut évident qu’aucun gardien de vache ne dut jamais porter de tel couvre-chef, à l’époque où l’Amérique antique comptait encore des vaches naturelles, et des hommes pour les garder… Mortorbreath, De ce que j’en voyais sur l’écran minuscule, il était vêtu d’une chemise satinée de couleur beige. Une chemise entièrement déboutonnée sur son torse. Plus un tas de pendentifs autour du cou, dans le style des décorations du chapeau.
Je ressentis un frisson, une négativité à son propos. Personne ne devait oser lui faire de réflexions désagréables. Au sujet de sa tenue, ou de son manque de tenue, ou de ses préférences sexuelles… Je n’imaginais pas Motorbreath se faire traiter d’attardé mental – qu’avait dit Shérif à mon propos ? ” Une sorte de débile », ce furent ses mots ?
Non.
Motorbreath avait l’allure d’une rock star. Il pouvait se le permettre. Les chefs mécaniciens des écuries XNascar les plus célèbres étaient perçus comme des héros. Des dieux vivants. Motorbreath n’était pas haït des femmes qu’il désirait, cela n’arrivait pas, jamais. Parce que Motorbreath, même s’il était moins compétent que moi, était considéré par tous comme un type « cool. » La “coolitude” de Motorbreath, un domaine que je ne pouvais quantifier, ni même théoriser. Seulement en définir vaguement les contours. Mais je la ressentis cette différence entre nous, dès notre premier contact. Un Monde nous séparais. Cette constatation me fut douloureuse …

– Attend, laisse-moi réfléchir un peu… Pourquoi un mécano tel que toi… Que dis-je, un mécano… Pourquoi l’ange des bagnoles personnifié, leur saint patron, le putain de Christ des machines auto-propulsées, aurait besoin de moi, infime préparateur de XNascar, afin d’établir le moindre diagnostique ? Où est le piège ?
– Non. Aucun piège. Je ne peux me connecter au véhicule. Mais je dois établir un diagnostic, à distance. Et comme ce modèle est très similaire aux voitures que vous… Aux voitures que tu prépares, je me disais…
– Admettons. Je t’écoute.
– Ma patiente est une Lincoln Interceptor, uppgradée d’un V10. Système d’exploitation de série, version15.2.04 Ou peut-être 15.2.05. – pardonne cette imprécision, mais je n’avais à ma disposition qu’un vieux chariot de diagnostic.
– Je croyais qu’il s’agissait d’un diagnostic à distance ?
– J’ai la voiture, mais pour une raison que je ne peux t’expliquer, il m’est impossible de m’y connecter. Le client prétend qu’il y a un flottement, lors des passages des vitesses. Une perte très brève, mais brutale, de l’accélération.
– Et tu lui fais confiance, à ton client ? A ce qu’il prétend ?
– Non.
 – D’accord, laisse-moi réfléchir un peu…

Motorbreath se massait le front. Un implant ivoire rutilant était visible, au-dessus de son arcade sourcilière. Il consultait sa base de donnée.

– Il y a quelques mois, j’ai eu le déplaisir d’uppgrader des Lincolns en V10, c’était un contrat, ou plutôt un service rendu, à une équipe de la ligue junior. Mais j’imagine que tu le sais déjà. Et c’est la raison pour laquelle tu t’adresses à moi ?
– Oui.
– La première préparation fut laborieuse. Foutue tension transitoire. Bypass, rien à faire, impossible de comprendre d’où venait le problème. Et un problème électrique qui n’a rien à voir avec de l’électrique, tu sais ce qu’on en dit, dans le milieu…
– Ça vient forcément de l’informatique.
– Tu sais déjà d’où vient la dysfonction, Loss. C’est un test que tu es en train de me faire passer.
– Non. J’entretiens des soupçons logiques, à propos de pilotes obsolètes, mais sans connexion au véhicule…
– Sauf que moi, je n’ai pas de connexion neuronale, comme toi. Alors j’ai dû travailler dur, pour résoudre cette énigme. Si je te donne le résultat de mon travail, je veux quelque chose en retour. Un marché honnête.
– Je n’ai pas d’argent.
– J’ai suffisamment de fric, t’inquiète. Non, ce que je veux, c’est une info personnelle, sur toi. Parce qu’il n’y a que deux catégories de personnes qui auraient l’idée tordue de monter un moteur V10 sur une Lincoln Interceptor. La première, une écurie junior fauchée de XNascar qui aurait racheté un lot dans des enchères d’état, et la seconde : des putains de flics. C’est ce que tu es, un préparateur pour flics ? Cela expliquerait ta discrétion sur les réseaux.
– Non. Je suis mécano-urgentiste au sein d’un service autoroutier.
– Impossible.
– Nouveau-Mexique, cellule numéro 27-37. Lance la recherche sur les sub-réseaux.

Motorbreath refit ce geste qui lui était caractéristique lorsqu’il consultait des données via son implant, il se massa le front. Pour faire la promotion de leur chaîne, et motiver dons et abonnements, les jumeaux avaient réalisé une sorte de best-off de nos interventions – un clip de trente secondes, monté par Bud complètement saoul, durant lequel étaient compilés nos « meilleurs moments ». La plastique de Mila, plus le sang, et les hurlements de douleur des accidentés… Quelques fusillades contre des scavengers… J’apparaissais brièvement, à partir de quinze secondes.
Motorbreath trouva bien ce document. Je le sus à sa réaction. Il sursauta, fit un « ouah !”, et se déconnecta aussitôt. Il commenta, « votre truc est aussi malade que du XNascar ! “
Puis, il hésita …
 
Ce qu’il adviendrait désormais ? Une conversation hautement désagréable, pour moi. Dès que j’entrais en contact avec quelqu’un du métier, et dès que cette personne savait pour ma connexion, ainsi que le lieu dans lequel je travaillais, je devais me justifier. Après mes justifications venait toujours le temps où l’interlocuteur proposerait de m’embaucher. Une proposition qui appellerait d’autres justifications.
A cet instant je regrettai l’avoir contacté.
Père me l’avait toujours dit. En dehors de notre décharge, les gens ne comprenaient pas.
Mais Motorbreath enleva son drôle de chapeau, et se recoiffa d’une main dans les cheveux. Il s’agita un peu sur son siège, puis regarda en direction du sol, et me déclara, d’une voix étrange :

” Okay, tu sais… En cet instant je me dis, nous sommes pareils, tous les deux. Des moteurs à fission, électrique ou essence, des accidents, de la taule fusionnée à la chair… La plupart des gens ne voient pas au-delà de ça. Ils ne comprennent rien à l’attachement. L’amour que nous ressentons. Parce qu’il faut bien que tu les aimes, ces autoroutiers, pour faire un boulot aussi dégueulasse que celui-là.”

Sans transition, Motorbreath m’envoya les données brutes concernant la réparation de la Lincoln. Et il me proposa de rester en contact.

” Ah oui, j’allais oublier… Avant de quitter le garage, tout à l’heure, Witch m’a demandé de te transmettre ce message : elle serait okay pour un rapprochement, genre baiser avec toi, si d’aventure tu passais par Daytona. Elle fait vraiment chier cette pétasse, à m’obliger de répéter des trucs comme ça. Elle m’a dit de bien te le spécifier : elle est cybernétisée, alors… En le faisant, vous pourrez vous interconnecter. C’est ce qu’elle a dit, ouais, mais dans une version plus vulgaire. Ne me regarde pas bizarrement, pas de jugement. Je ne suis que le messager.”

Je m’étais fait de nouveaux amis.
En quittant notre hangar, j’avais l’impression que ” mes pieds ne touchaient plus le sol ». Une expression surannée, pourtant si fidèle à traduire la sensation physique que je ressentais. J’approchais du feu, où Père, Bud et Shérif, riaient. Je communiquais à ce dernier mes recommandations – en réalité celles de Motorbreath – mais dès que le représentant de la loi et l’ordre ouvrit la bouche, mon sentiment de félicité se fit désintégrer plus violemment qu’un véhicule de XNascar percutant un mur à plus de trois cent kilomètre heure.

” Putain de bougre de pédé d’attardé mental, je t’avais demandé de la réparer ma voiture, oui ou non ? Pas de me servir ce charabia ! Ça me servira à quoi ?! Je voulais que TU répares ma voiture, parce que ce que tu me sors, là, de remplacer la pile par celle prévue pour une motorisation V6, je n’y crois pas. J’aurais voulu que tu la fasses, cette réparation, comme ça, au moment où je me serais aperçu que tu aurais transformé ma caisse en une épave qui se traîne le cul, je serais revenu ici, et c’est dans ton cul que je l’aurais mis, le canon de mon flingue, tu comprends ? “

Désormais, le silence régnait autour du feu. Du regard, je cherchais de l’aide. Bud avait gardé son sourire, mais ses yeux, eux, ne riaient plus. Ils paniquaient. Quant à Père, son visage s’était fermé, des traits graves, dans l’attente d’un drame. Il me fixait.

– Monsieur, je ne possède pas le droit légal de modifier votre voiture. Je ne suis pas un mécanicien assermenté.

Le Shérif en fureur se leva, et tira sur l’étoile, sur sa poitrine.

– Tu la vois ? Tu sais ce qu’elle fait de moi ? Elle fait de moi la LOI ! Tu crois que c’est à toi, de me dire ce qui est légal ou pas ?

– Il me faudrait immobiliser votre véhicule, nous n’avons pas la pièce, et je suis sûr de mon diagnostic. Si vous le communiquiez à vos préparateurs… Les pilotes de la carte de distribution n’ont jamais été modifié par Lincoln, parce qu’ils ne proposent aucun V10 dans leur gamme. Les cartes qui ont été installées ne sont pas d’origine, ce sont des génériques, mais le reste du système Lincoln est prévu pour du V6. Votre problème vient de cette opposition.

– Mon problème ?! Mais je n’ai aucun problème, c’est toi qui en as un !

– Changer la pile résoudra le… Vous perdrez un peu en motorisation, mais… Cela vous arrive-t-il souvent, de rouler à plus de 350 kilomètre heure ?

Shérif remonta la boucle de son ceinturon sans me quitter des yeux. Puis il fit une grimace incompréhensible : il découvrit ses dents, en relevant sa lèvre supérieure, comme un chien prêt à mordre. Je mis du temps à comprendre. Il s’agissait de sa façon bien à lui de sourire. Shérif leva son bras décharné et me pointa d’un index menaçant. Dans la lumière dansante du feu, on aurait dit la mort. Puis il se tourna vers les autres…

– Ahah ! Vous avez vu ça ! Je l’ai eu ! Ce gamin faisait dans son froc !

Shérif prit le bout de papier sur lequel j’avais noté les spécifications de l’intervention à réaliser. Il boutonna son blouson, et s’éloigna du feu, en direction de son Interceptor. Invisible, sa silhouette happée par les ténèbres… Comme un fantôme revenu nous hanter, nous entendîmes sa voix promettre qu’il reviendrait me visiter, « histoire de me tenir informé ».
Quand sa voiture quitta notre décharge, lorsque nous la vîmes emprunter la bretelle d’accès à l’autoroute au-dessus de nos têtes, sans la quitter des yeux, Bud d’une voix blanche déclara « putain, c’est moi qui ai failli faire dans mon froc.”
Mila sortait de sa caravane, hébétée. Père me fit des remontrances. Selon ses ordres, je n’étais pas censé toucher à cette maudite voiture. Père craignait de futurs développements mortellement désagréables.

Je retournai finir la nuit au hangar. Seul, assis derrière le bureau de ferraille, j’observais longtemps l’antique moniteur éteint. Je pesais le pour et le contre de cette aventure, je me remémorais mes nouveaux amis. Witch, Motorbreath… Lorsque le soleil se leva et qu’il infiltra ses rayons poussiéreux à travers les hublots en plastique pour frapper nos vieux blocs réha, je conclus qu’au final, la soirée n’avait pas été si mauvaise que ça.

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