le Club de l’Apocalypse – 1

8 mins

Jungle

Ce coin de nature n’était pas particulièrement beau. A ses yeux, le romantisme était un mensonge, peu importe à quel objet il était affilié – et non, aucun romantisme n’avait le pouvoir de travestir cette réalité : la nature, à l’image des Hommes, pouvait paraître belle, autant qu’hideuse. Magnifique, magique, apaisante ou terriblement dangereuse… Mais la plupart du temps il ne s’agissait que d’une illusion, fomentée par une vision romantique de la nature. Non, la nature n’était rien d’autre qu’un dépotoir d’une laideur médiocre. Un dépotoir, à l’image de ce que l’on trouve dans les cœurs de la plupart des gens.

Façonné par cette philosophie personnelle, il avait beau essayer de s’en défaire ce matin-là, et contempler l’endroit en se forçant un regard neuf, il n’imaginait personne trouver une quelconque grâce à ce lieu : une poignée d’arbres faméliques, peu nombreux mais si étrangement recouverts de mousses et de lichens qu’on aurait dit des lianes – il flottait ici un petit parfum propre aux jungles exotiques, du moins, dans l’idée romantique qu’il se faisait des jungles exotiques où probablement il ne se rendrait jamais – et si l’on croyait possible que dans les jungles poussent des sacs plastiques et autres saloperies industrielles entre les mauvaises herbes. Une flaque d’eau croupie, incubateur à moustiques agressifs, s’étendait sur le point que nous dirons central au tableau – dans le cas où un peintre, un dessinateur ou un cinéaste en repérage se serait intéressé à l’endroit. Peut-être avait-il plu, si oui, il ne m’en souvenait pas. Au bord de la flaque, une basket banale, toute sale – pour l’occasion le cinéaste aurait choisi un escarpin vulgaire, recouvert de strass… Cette chaussure était banale et sale, à l’image de sa propriétaire qui rampait dans les feuilles pourrissantes depuis qu’elle l’avait vu dévaler précautionneusement le talus, sa batte de base-ball cloutée posée sur l’épaule. Avant d’arriver sur site, pour dieu sait quelle raison il c’était imaginé avoir à faire à un transsexuel – les agressions transphobes s’étaient multipliées ces derniers temps, et si le bureau lui confiait l’identité et photos des clients, il ne possédait pas d’informations plus détaillées, comme le genre – mais non, il s’agissait d’une fille, une pauvre une toute banale. Une fatiguée, brisée par la vie. Une petite voix intérieure lui commanda d’officier au plus vite, afin d’abréger sa terreur, mais chose inhabituelle, il ne pouvait s’empêcher de la fixer, totalement fasciné par son sang. La trace, qui sortait de sa blessure au ventre et qu’elle laissait derrière elle en se traînant, se mélangeait à la boue, au bord de la flaque. Jusqu’à la semaine dernière lors de ce fameux samedi de pleine lune, il se serait empressé d’en finir, la considérant comme une intruse au sein de cette carte postale naturelle et magnifiquement merdique – ou comme une intruse au minimum responsable d’avoir brisé sa tranquillité dominicale – mais pas cette fois. En y réfléchissant, sa cliente était bien plus légitime que les seringues, les sacs d’épiciers ou les capotes usagées qui maculaient le sous-bois. Il se fit alors cette réflexion : un million d’années avant notre ère, une jungle épaisse s’étendait ici, et dans son obscure moiteur, des animaux féroces aujourd’hui disparus s’entre-dévoreraient avec fureur. Le sang de la prostituée imbibait cette terre ; il se mélangeait, d’un point de vue atomique, à celui de toutes les autres créatures fantastiques qui avaient péri en ce lieu au gré des millénaires.

Il s’arracha à ces rêveries et s’approcha en faisant tournoyer sa batte. Ce n’était pas dans l’intention de se donner un style, ni d’ajouter à la terreur de la situation, surtout pas… Même si l’acte ne l’intéressait pas, il devait tout de même chercher le geste parfait. Le fluide, le puissant le ample, celui qui abattrait sa cible du premier coup et ne le forcerait pas à frapper une seconde, voire une troisième fois. C’est ça qu’il faisait ses journées entières, éclater les crânes d’inconnus dont il se foutait royalement, alors… Exactement comme les batteurs professionnels des New Yorks Yankies lorsqu’ils rejoignaient leur position, il lança des petits moulinés désinvoltes dans le vent. Une façon d’assurer sa frappe par avance. Une superstition, qu’il s’était fabriqué afin de contrer le mauvais sort. Arrivé au-dessus d’elle, il ne prit pas la peine de lui expliquer quoi que ce soit ou de la rassurer, elle savait déjà. Il éleva la batte, elle plaça sa main devant son visage dans un réflexe inutile qui se voulait salvateur… La survie se dit-il, malgré l’horreur de sa condition, malgré tout ce qu’elle avait enduré… C’est la survie qui avait guidé l’existence de cette cliente, et s’il lui en avait laissé le temps, elle lui aurait raconté toute son histoire, depuis qu’elle était en âge d’avoir des souvenirs. Il aurait alors pu saisir sa réalité au-delà des vêtements miteux et de la basket sale, et aurait conclu que oui, elle possédait un don certain cette femme qui rampait, dans le domaine de la survivance. Jusqu’à leur rencontre, évidement. Son geste fut pur, il lui éclata la boite crânienne du premier coup – le corps humain étant d’une solidité incroyable, c’était un truc pas si évident. Hormis les spasmes nerveux qui l’agitèrent un moment, sa vie se termina complètement et sur tous les plans, instantanément. Ainsi débarrassé de sa tâche, il put me laisser aller plus tranquillement à une contemplation zen à propos des matières cérébrales éclaboussées sur les feuilles mortes. Il considéra la trace de sang qui finissait de se mélanger au bord de la flaque. Cet ajout apportait une touche d’un rose pâle à l’eau sale. Il observa ensuite cet autre fleuve, minuscule, un filet d’urine qui assombrissait la jambe du jean de la cliente, et il ne trouvait pas de beauté particulière en cette scène, aucun mysticisme assassin, simplement… Il imaginait la jungle d’autrefois. Et les crocodiles, les dinosaures qui périrent en cet endroit, comme toutes les choses qui furent et moururent avant que ce terrain ne soit maudit. Quand les Hommes nommèrent ce dépotoir « le Bois de Boulogne ».

***

Elle ressemble à une version entropique de Tina Turner – sa coupe de cheveux lui fait cet effet-là, une construction capillaire frisottée et verticale qui jure avec ses tempes rasées dans la plus pure tradition du punk britannique. Ses lunettes fumées bling bling goldées achetées sûrement cinq balles dans une échoppe de Châtelet renforce son style proto-Turner, époque Mad Max. Mais il le sait, en réalité, cette femme n’a rien à voir avec ses références. Elle est seulement vieille, et les vieilles, contrairement à leurs mâles, se laissent aller à quelques fantaisies esthétiques passé un âge. Exactement comme des cheveux teints en vert gazon ne veulent absolument pas dire que leur propriétaire est une fan irréductible de Sid Vicious si elle semble âgée de soixante-dix ans. Peut-être, dans son idée, que cette femme voulait ressembler à une star latine des années 50 qu’il ne connaissait pas ? Aucun ne peut statuer sur qui a raison d’un point de vue références. Admettons. Mais peu importait, car désormais il se tenait devant elle, avec sa batte cloutée sur l’épaule. Cela signifiait que son existence se terminerait d’ici une poignée de minutes.
Lorsqu’elle le vit dans son salon, toute chamboulée la dame se mit à bafouiller en espagnol. Il leva la main pour la calmer, et l’invita à poser le bébé qu’elle tenait dans ses bras dans le landau, qui se trouvait au milieu du salon.

– Est-ce votre enfant ?
Non, bien sûr. Sa mère viendrait le chercher d’ici une heure.

– Est-ce que vous voudriez aller poser le landau dans la chambre ? Vous pouvez faire cela pour moi ? Vous connaissez la raison de ma venue. Et vous conviendrez qu’il serait mieux que l’enfant n’assiste pas à cela.

A ses mots, elle se précipita avec le landau dans le couloir qui desservait les chambres, il en profita pour regarder autour. Des meubles, partout, pleins, trop, le long des murs. Du contreplaqué bas de gamme, un cas d’école pour n’importe quel historien en meubles minables étudiant la période des années 70 à 90. Une grosse télé, un écran plat trônait sur l’un deux – la télévision était l’élément le plus contemporain du salon – et puis des vitrines dans des meubles, et derrière, des bibelots disposés, des photos de familles encadrées, sûrement ses enfants et petits enfants. Il y avait aussi quelques images pieuses, un chapelet, une petite figurine de la Vierge Marie…
N’importe quel tocard travaillant dans les domiciles pourraient vous affirmer tout connaître de ses habitants. Malgré l’extraordinaire de sa tâche, il était comme n’importe lequel de ces tocards. Cette dame, depuis qu’elle avait pris sa retraite d’un métier sûrement éreintant, s’était reconvertie dans la garderie d’enfants, et bien sûr cette activité lui avait été dictée par le montant de sa retraite merdique, mais il ne s’agissait que de la raison officielle. L’officieuse, elle ne voyait pas ses descendants aussi souvent qu’elle l’aurait souhaité, et surtout, elle adorait le contact humain lorsque les parents les moins stressés acceptaient le café ou le thé qu’elle leur proposait quand ils revenaient chercher les marmots. En ces occasions, elle ne parlait que des enfants bien sûr, jamais d’elle. Certains de ses petits clients, elle les trouvait très éveillés, ou d’autres incroyablement souriant…
« Celui-là quand il sera grand, il fera tourner la tête des filles, croyez-moi ! »
« Elle c’est une vraie princesse, elle sera très belle vous verrez, la vie lui sera douce ! »
« Il aime beaucoup le bain hein ! Vous l’avez remarqué aussi ? Il sera plongeur votre petit ! Il ira vivre loin d’ici, au bord de la mer ! Et vous partirez avec lui, parce que nos petits, ils ont toujours besoin de nous, quel que soit leur âge ! »
« Madre mia votre petite elle en a du caractère ! Et c’est très bien : moi je dis qu’il faut en avoir du caractère dans la vie, surtout lorsqu’on est une fille ! »

C’était le genre de choses qu’elle racontait aux parents ravis. Ça, il le devinait à son intérieur. Tout comme certains pouvaient conduire n’importe quel véhicule et aller trifouiller dans le moteur en cas de problème, cette femme, il lui suffisait de lui tendre un mouflet et qu’elle le serre contre ses gros nichons pour que l’enfant s’endorme dans la seconde.
Elle était une bonne nounou oui, et une bonne personne, sûrement. Mais voilà, sa vie s’arrêterait aujourd’hui. Et bien que ce fut contraire à tous les codes qui régissaient sa profession, sa fin le touchait, un peu. Le même ressenti l’avait frappé avec la prostituée du Bois de Boulogne, plus tôt dans la journée. Et cette sensation nouvelle ne lui plaisait pas.
Il y avait également le bébé, l’enfant pouvait devenir un problème. Sa fonction était d’apporter la mort à ses clients, et il ne devait jamais interférer sur aucun autre élément qui concernait leurs vies. Ni aider un tiers, pas plus que lui nuire. Sa demande à ce qu’elle écarte l’enfant de la future scène de mort faisait partie de l’empathie minimum à laquelle il était autorisé.

Lorsqu’elle revint dans le salon tremblante presque sur les genoux en lui suppliant d’épargner le nourrisson, elle éveilla sa colère. Ça, plus tous ses signes de croix compulsifs dont elle se mitraillait les épaules entre deux prières paniquées à MarieDieuleChrist et tous les saints. Il lui rappela ce qu’elle savait déjà : sa présence n’avait rien à voir avec dieu ou le diable. Et il n’y avait rien de personnel, il ne faisait que son travail. Son ton lui parut plus agressif qu’il ne l’aurait voulu. Comme pour s’en excuser, il promit à la dame de laisser la porte ouverte entrebâillée en partant. Ainsi, le parent n’aurait aucune difficulté à récupérer son enfant.
Elle le remercia en pleurant, elle lui fit de la peine. Fallait vraiment être une gentille personne pour remercier celui qui venait vous arracher à la vie. Autant abattre sa tâche au plus vite, se dit-il. Elle prit un coussin qu’elle posa au sol, sur lequel elle s’agenouilla, dos à lui, dans une posture de prière. Il répéta deux ou trois fois et au ralenti le mouvement de sa batte, arrêtant les clous pointus à quelques millimètres de ses tempes rasées. La dame émit un pet sonore ce fut comme un signal.
Il frappa.

Il avait un problème – et un problème qui n’avait rien à voir avec ce fameux samedi de pleine lune. L’hésitation nouvelle à laquelle il était confronté, son intérêt soudain envers ses clients, son empathie, tous ces parasites étranges venaient d’une situation inconfortable qu’il supportait depuis trop longtemps. Oui, un certain ras-le-bol à faire son métier, au vu de certaines conditions.

Il fut obligé de frapper deux fois et demi le crâne de la dame avant d’obtenir un résultat probant – c’est-à-dire sa cervelle étalée sur le bas de l’armoire massive avec vitrine et derrière, bibelots-photos & bondieuseries, et cetera. A l’instant où elle fut morte, le bébé se mit à pleurer dans la chambre. Il sortit en respectant sa parole à propos de la porte et son entrebâillement.
Une fois dans la rue, il se dit que son trouble avait été accentué par le fait qu’il avait eu deux femmes à tuer dans cette journée. Pour un regard extérieur, cela aurait pu ressembler à une violente misogynie. Pourtant, ce n’était pas lui qui désignait les clients… Après tout, il ne faisait qu’exécuter les ordres.
En plongeant à contre courant de la foule des travailleurs surgissant de la station de métro, il pria pour avoir rapidement un homme à abattre.

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