Le club de l’apocalypse – 4

5 mins

La Mort quittant le bureau de la Directrice suivit le long couloir moquetté pour arriver en vue du comptoir de l’accueil et son occupant, le salopard en The Kooples. Pour rejoindre l’ascenseur et fuir, La Mort devrait passer devant ce salaud-là, qui ne se gênait plus à le dévisager ouvertement. La Mort considéra cela comme une épreuve, une humiliation sans bornes. Ne voulant laisser l’impression d’une défaite, ou d’une fuite lâche et désordonnée (pourtant exactement ce qu’il s’apprêtait à faire), et afin de se donner une contenance, La Mort imagina tout un plan : il continuerait droit sa route, dépasserait le bureau de l’accueil et entrerait décidé dans la pièce de La Machine pour faire croire qu’il y récupérerait une tâche professionnelle sensible et d’une haute importance – tâche qui lui aurait été confiée par La Directrice en personne, et qui expliquerait leur débat houleux, et les éclats de voix. Ainsi La Mort espérait berner The Kooples.

Dans le local en forme de “i”, d’un côté, le bureau de la Directrice où il n’allait jamais, et en face à son opposé, un autre meublé d’une banale table d’entreprise en pvc sur laquelle était posée La Machine. Au milieu entre les deux, un no man’s land d’ennui sur lequel régnait le type hautain de l’accueil, un employé qui ne servait à rien – selon La Mort – si ce n’est décorer l’endroit d’une façon moins efficace que ne l’aurait fait n’importe quelle plante grasse nécessitant peu d’arrosage. La Mort imaginait l’agent d’accueil plus à sa place au sein d’une entité culturelle quelconque où il aurait occupé un poste à responsabilité nébuleux – cinéma coté administration, ou peut-être dans l’art contemporain, galeristes parisiens … Ou encore, adjoint personnel d’un député bedonnant … Mais ici en ce lieu où se décidaient les destinées humaines, avec de pareilles fringues sur le dos, ce type à l’accueil constituait une aberration.

Contre toute attente, La Mort manqua de courage. Son plan resta de l’ordre du fantasme. Et La Mort ne réussit pas à en sortir la tête haute. Il se précipita sur l’ascenseur, rouge de colère et de honte mélangées sans jeter un seul regard à The Kooples, puis devant les portes d’acier se mit à appuyer frénétiquement sur le bouton d’appel.
” Une fois suffit ! “, lui lança sa Némésis de son desk.
La Mort se demanda alors s’il était en son pouvoir de tuer des êtres qui ne lui avaient pas été officiellement désignés par la Machine. Il nota de se renseigner sur la question.

Alors que la cabine arrivait au rez-de-chaussée – il pouvait voir d’ici la lumière du jour – et qu’il s’apprêtait à prendre une grande respiration, à quelques mètres seulement de la porte de l’immeuble qui donnait sur la rue et sa liberté, à peine sorti de l’ascenseur La Mort sentit un contact bref mais intense, frais et léger, s’enrouler autour de son poignet – la main d’une fille qui le retenait.
Elle était de petite taille, très mince, brune avec de longs cheveux. Habillée d’une simple robe blanche qui se terminait par de la dentelle – de la dentelle aussi, brodée autour de son cou, elle avait de grands yeux – passé le choc et la surprise, La Mort dut se concentrer pour comprendre les mots qu’elle lui avait déjà répétés.

– Tu travailles au Bureau du Destin, c’est ça ?
– Oui ?
– Tu es le Faucheur ? Celui dont tout le monde parle ?
– Tout le monde parle de moi ? Je ne le savais pas … Toi aussi, tu es La Mort ?

La fille éclata de rire, elle lui lâcha le poignet.

 – Oh non quelle idée ! Je ne suis pas un Faucheur ! Je ne ressemble pas à ça ?

Il la contempla. La Mort réalisa alors que la fille n’était pas, en réalité, si jeune et ses yeux pas si grands que cela – ces effets étaient produits par sa grande maigreur, une maigreur qu’elle portait bien, mais qui par contraste soulignaient certains éléments de sa personne.

– Je ne sais pas à quoi nous sommes censés ressembler, les « Faucheurs » …
– Bah … A des gens qui foutent la pétoche, je crois. Non … Moi je suis seulement … Une collègue de travail ! On pourrait dire cela, oui !

Elle lui expliqua d’une traite et sans trop de ponctuation :
” Je monte jamais au bureau parce que je dépends pas de la Machine je fais un peu ce qu’il me plaît. Nous sommes mardi, et tous les mardis à dix-sept heure exactement, nous nous retrouvons au bar en face, je veux dire, le Club se retrouve “officiellement” – même si parfois/souvent nous nous côtoyons aussi en dehors du Club – mais comme j’étais la première arrivée, je me suis dit que je pouvais monter voir si Flamme était là-haut (parce que Flamme, elle, elle dépend de La Machine comme toi, et elle est ma meilleure amie)  – enfin bref, j’attendais l’ascenseur quand soudain t’es apparu… Et je me suis dit que je pouvais me présenter à toi – les autres ont jamais osé les fois où ils t’ont croisé – après tout, nous sommes collègues, alors je me suis dit ” ma fille t’as rien à perdre, il va pas te tuer, prend tout courage à deux mains !” Et voilà. C’est ainsi. C’est ainsi que nous en sommes arrivés ici, et que nous avons cette discussion, toi et moi. T’en dis quoi, tu serais d’accord ? “

La Mort l’étudia un long moment, un regard de haut en bas comme s’il s’agissait d’une espèce d’insecte exotique, puis il balança la tête de gauche à droite, ce qui aurait pu signifier une négation de sa part (angoissée la jeune fille le prit comme tel), ou encore, comme si la Mort tentait de s’éveiller d’un songe passablement grotesque, il lui demanda :
– Et en quoi serions-nous collègues, très exactement ?
– Oh je … Je m’appelle…Bien, tu veux mon nom civil, ou …
– Je me fous de ton nom. Je t’ai demandé quel était ton rôle au sein de l’Organisation ?
– Oh. Il y aurait une façon si rapide et caricaturale de résumer mon travail qu’elle n’aurait aucun sens, mais disons … Mon rôle consiste à faire exister une autre forme de pensée dans les psychés humaines, une façon différente d’appréhender le Monde qui sortirait des carcans établis par …
– Ressaies. En une phrase simple, compréhensible, avec peu de mots.
– Pardon … Okay je … Je suis La Folie, voilà. Mon rôle est de transmettre la folie chez les Hommes.
– La folie, hein …
– Oui, enfin … Comme je te le disais, il s’agit d’une version trop caricaturale pour bien appréhender ce que je…
– Tu me proposais quelque chose ?
– Comment ?
– Tu m’as demandé si j’étais d’accord : d’accord avec quoi ?
– Oh ! Hé bien… Je me demandais si tu avais envie de venir boire un verre avec nous ? Pour rencontrer les autres ?

En l’observant de haut en bas un sourcil levé, La Mort avait saisi son menton entre son pouce et l’index dans la posture typique de ceux occupés par une intense réflexion – sous la robe en dentelle de la Folle (c’est ainsi que Mort la baptisa secrètement dès leur première rencontre), dépassaient deux tibias rachitique. Des bracelets à breloques décoraient ses chevilles. Ses pieds véhiculaient une impression de volume, et de largeur, comparés à la maigreur du reste de sa personne – ses pieds étaient fichés dans des sandales – le seul élément digne d’intérêt à son regard inquisiteur était ses cheveux longs, très long, et très brillants. La Mort se demanda où cette chevelure pouvait trouver les nutriments nécessaires pour exister si magnifiquement.

Folie se tortilla mal à l’aise. Elle voulut ouvrir la bouche, mais la Mort le lui interdit aussitôt d’un index levé droit. La mort ajouta « je réfléchis », information qui nourrit un peu plus son angoisse plus une tonne de mauvais présages nés d’une logique corrompue.

La Mort connaissait des difficultés à s’extraire de ses pensées (pensées qui avaient toutes à voir avec une certaine question primordiale concernant le droit qu’il posséderait peut-être à tuer en dehors des ordres de la Machine, et si oui, imaginer comment il remonterait et de quelle façon sa batte cloutée entrerait violemment en collision avec le crâne de l’incommode secrétaire en The Kooples, sauf que … La présence de la Folle changeait ses ordres de priorité, et cette sorte de « Club » dont elle lui avait parlé offrait de nouvelles perspectives, comme la possibilité, peut-être, de rencontrer d’autres salariés comme lui, mais des gens sérieux, des « Faucheurs », avec lesquels il pourrait sans doute échanger, partager ses problèmes, et surtout sa vision d’un futur meilleur – comme les solutions qu’il envisageait et qui ne pouvaient être concrétisées qu’avec l’aide des autres employés dans un rapport de force contre la Directrice carrément frontale …)

La Mort baissa son index et déclara solennellement à Folie qui n’osait plus le regarder en face :
– Oui. Je serais ravi de boire un verre. Je serais ravi de tous vous rencontrer.

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