Cauchemar – 33

3 mins

                            VINGT-SIX — EDENN STERN

    Depuis que je m’étais marié avec Paul Stern (qui avait d’ailleurs pris mon nom), j’attendais avec impatience de rencontrer enfin Alexandre. Je ne le connaissais pas, mais je savais, qu’un jour, un garçon au regard terni par la souffrance regarderait mon mari avec cet air étonné, colérique, apeuré et déterminé. Je savais que, ce jour-là, il faudrait que je prenne une décision qui pourrait changer bien des choses.
    C’est pourquoi, lorsque ma sœur, Ève, m’avait parlé de ce garçon étrange qui allait bientôt arrivé, j’ai su que le moment fatidique se rapprochait. Ève m’avait seulement dit qu’il s’appelait Alexandre, que ses parents étaient décédés et qu’il avait vécu un moment traumatisant, sûrement à l’occasion de la mort de ses géniteurs, il avait un frère qui avait aussi vécu ce moment tragique. Maëlle aussi m’en avait parlé, elle m’avait dit qu’un nouveau allait arriver dans sa classe, qu’il avait eu des « problèmes » et qu’il serait assis à côté d’elle pendant les cours de maths. Je savais d’instinct que ma fille allait se lier avec ce garçon, car elle avait le don de vouloir aider toute personne en  difficulté — ce qui m’agaçait. Mais, dans cette situation, son altruisme m’arrangeait.
    Alors, quand elle m’a dit que son ami avait de gros problèmes et qu’il voulait loger chez nous, j’y ai vu un acte du destin. Il devait rencontrer Paul, il devait l’affronter. Et je savais que j’accepterais qu’il habite chez nous quelque temps, mais, pour que personne ne se doute de rien, j’ai joué la rabat-joie, comme d’habitude. Et ils y ont cru.
    Ève m’avait prévenu qu’il avait les nerfs à fleurs de peau et je m’étais méfiée. Et, quand Paul a touché son épaule, je m’étais attendue à ce qu’il craque et qu’il lui casse le bras, mais il s’était retenu, même s’il avait été obligé de passer aux toilettes pour se calmer.
    Sa tension lorsqu’il a rencontré Paul a confirmé mes soupçons et ses mensonges indécelables ont prouvé qu’il connaissait les crimes de mon mari. J’ai craint, un instant, qu’il ne révèle à Maëlle la situation de Paul, mais il l’aimait trop pour ça.   
    J’utilisais le court délai qui lui était imparti pour faire monter la tension, et cela fonctionnait : Maëlle me regardait avec anxiété lors des dîners. J’avais décidé d’annoncer mon assentiment le vendredi pour qu’il n’ait que le samedi pour déménager. 
    Mardi est arrivé, et Maëlle avait l’air encore plus tendue que d’habitude, elle interprétait sûrement mon attente pour de l’hésitation et, si j’hésitais trop, j’allais refuser à coup sûr.

    Mercredi, elle n’y tint plus et vint me voir dans mon bureau durant l’après-midi. Je la soupçonnais de vouloir me voir depuis hier, mais comme mercredi était mon jour de congé, elle en avait profité.
    – Maman, je sais qu’il est un peu sombre, mais il n’est pas méchant, et il a vraiment besoin de notre aide, dit-elle suppliante.
    Je fis mine d’hésiter à lui répondre.
    – Maëlle, c’est une décision importante, il faut que je réfléchisse pleinement à la situation. Tu te rends compte que cela engendre une succession de problèmes, n’est-ce pas ?
    Apparemment, elle n’avait pas réfléchi à ça.
    – Quels genres de problèmes ? demanda-t-elle hésitante.
    – S’il vient habiter avec nous, cela fera une personne de plus à nourrir, une personne de plus à utiliser de l’eau pour se laver, l’électricité…   
    Elle acquiesça. Cette idée ne lui avait pas effleuré l’esprit. Alors j’en rajoutais, pour la faire douter encore plus :
    – Et puis, tu es bien d’accord qu’Alexandre n’est pas très stable mentalement. En le laissant vivre sous notre toit, je prends le risque qu’il fasse du mal à ma famille, même inconsciemment.
    Cet argument fit mouche, car elle avait vu à l’œuvre la partie la plus sombre de son ami.
    – D’accord, murmura-t-elle en baissant la tête. Je comprends, mais… prends la bonne décision, s’il te plaît.
    – Je ne prends pas tout ce temps à peser le pour et le contre pour finalement regretter ma décision, m’exclamai-je.
    Mais je comprenais ce qu’elle voulait dire. C’était d’ailleurs moi-même qui avait fait en sorte qu’elle soit aussi tendue et douteuse.
    Je la congédiai et commençai à me demander si ma stratégie de « haute tension » était la bonne. Mais si j’acceptais trop vite, mes enfants risquaient de se douter de quelque chose et se méfier de cet étranger qui a réussi à amadouer leur inébranlable mère.

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