Je regrette depuis trop longtemps
La venue de ce fils d’Everrand.
Grand seigneur était-il en ce temps,
Grand seigneur il demeure.
Corcoda de son règne est le lieu,
Sur la grève où la vague se meurt.
Il ne dort jamais le front soucieux
Dans ses ors et atours.
Il advint autrefois que les loups
S’installèrent au pied de ses tours.
Ils venaient des sommets, fort jaloux
De toute gloire humaine.
A la chasse Boré préparait
Les guerriers qui ne fuyaient la peine
Et, loyaux, leur cité secouraient.
C’était ost bien armé.
Le seigneur s’élançait en premier
Par les portes sitôt refermées.
Et les loups pourchassant les guerriers
Laissèrent Corcoda.
Arrivé aux bois, l’on présenta
Aux monstres les sceptres des soldats ;
Leur bravoure ne leur rapporta
Un bienfait de rendu :
Chaque lance bientôt fut rompue,
Chaque épée sur les os fut fendue,
Sous les crocs tous les cœurs des vaincus ;
Ne resta que Boré.
De ceux qui d’un ventre ne sont nés
Et de leurs enfants, l’Ire Sacrée
Le gardait et son bras malmené
Tua férocement.
Or la nuit s’étendit sur les vents ;
Un renard lui vint secrètement,
Des pouvoirs dont j’use le servant.
Il lui dit sous son pas,
Soustrait d’un sort aux fauves regards :
« Parmi ceux qu’emporta le trépas,
Mon seigneur, couche-toi sans retard ».
Et Boré le chassa.
Le renard revenu répéta :
« Abandonne, nul ne l’apprendra ;
Chois sur ceux que la mort arrêta. »
Et le seigneur, qu’habille
L’orgueil, en injures le servit ;
Le renard entama sa cheville
Et sans ordre non plus qu’un avis
Le fit choir sur la terre.
Or alors survient dans sa colère
Everrand, que Boré eut pour père.
Il fait fuir les bêtes qu’il ne perd,
Un salut imprévu.
Il tua autant de loups qu’il put
Mais Orès s’enfuyant à sa vue,
Everrand à sa suite s’en fut,
D’un serment éprouvé.
C’est ainsi que dans le sang baigné,
Par le goupil Boré fut sauvé
Car nul Everrand n’eut épargné
Dans sa folie, son ire.
Boré jusqu’à l’aurore livide,
Entre ceux qu’avait fuit l’avenir,
Céda devant le sommeil placide.
A l’aube il aperçut
Un vert tertre élevé ; de corps nul
Sur le sol ; et la terre bossue –
Où en vain toute gloire s’accule –
Était percée d’épées.
De sa couche le seigneur levé
D’un coup de sa lame vint frapper
Celui-même qui l’avait sauvé.
Ma magie le garda.
« De sagesse tu n’eus grande part,
Dit-il. Le mal toujours abonda
Pour qui égaré par les hasards
D’orgueil tua son guide. »
Et Boré pour aller à sa suite
Occulta le métal homicide.
A travers la forêt fut conduite,
Assurée, sa démarche.
Il suivait les berges de ce lac
Quand de mon portail il franchit l’arche
Où jamais n’avait passé le sac
Ni de combats les fruits.
Ayant traversé mes cours fleuries,
Il trouva en ce jour, cette nuit,
Les murs noirs et les tables garnies
Par la fête égayés.
La viande et le pain n’eurent manqué.
J’invitai pour venir festoyer
Ce guerrier par l’épreuve marqué.
Il mangea puis il but
Le vin que l’on sert sans retenue
A l’étranger, un mauvais tribut
Que le naïf verse à l’inconnu.
Le voile du sommeil
Tomba. Boré gagna le lit prêt.
Il reçut soins nombreux et conseils
De ma part, prodigués dans la paix
Du sommeil ignorant.
En moi, vierge sage et très-puissante,
Un grand pouvoir fluait. S’éveillant,
Boré prit ma vertu innocente
En un acte trop vil.
Car ce fou n’était plus que désir.
Au matin il partit pour sa ville
Où la honte qui dût le saisir
Poussa son âme lâche.
En sa couche il laissait une femme
Impuissante, ignorante et sans tâche.
Et depuis, poète, serf et dame,
Ici nul ne demeure
Autre que vous, joyaux de mon cœur,
Et votre aîné, l’éternel dormeur –
Car pèse un charme fait de rancœur
Sur lui comme une peste.
Toi, mon fils, toi, ma fille, êtes chers
A mon cœur. Et pourtant, pour un geste
Impuni, vous deux serez mon fer,
Ma flamme et mon poison.
Aujourd’hui, pour gagner le bastion
De Boré, vous quittez ma maison,
Ses jardins, ses statues sans motion,
Ses vignes, ses haies d’if.
Mes enfants chers, dans l’épreuve unis,
Recevez ces coursiers aux pieds vifs.
Sans regrets ni tristesse, bénis
Par des mots façonnés
Dans l’amour d’une mère, partez.
Je vous aime et pourtant, comprenez,
C’est ma haine qu’il faut apaiser.
© Cédric L. Martin, 2021.
© Sarah Poncet, 2017, pour l’illustration.