Le monde des routiers, c’est tout un truc.
Un univers, pour être plus précis.
Quand il t’avale rien d’autre n’existe, hormis les milliers de kilomètres, les galères mécaniques, les cafés brûlants ou les sandwichs glacés, les péages gigantesques, les aires de repos dédiées, l’odeur du bitume à celle de l’essence mélangée …
Les mecs peuvent dire ce qu’ils veulent, quand ils roulent c’est l’enfer, mais quand ils ne roulent pas, c’est encore pire.
Tous les chauffeurs sérieux, ceux qui traversent l’Europe de long en large quinze heures d’affilées en ramassant de l’argent, tous ceux qui savent dignement bricoler un mouchard, ceux-là se farcissaient les naseaux d’un produit bon marché qu’on ne pouvait décemment plus appeler cocaïne, tellement il en était coupé.
Un nom spécifique fut même inventé pour désigner ce produit uniquement dealé sur les aires d’autoroute, mais là tout de suite, je ne m’en souviens plus.
En parlant des aires, il en existait une assez courue, située à quelques milliers de tours de roues de la capitale.
A cent mètre de cette aire, une grande station service et son magasin trônait dans les néons lumineux. Il y avait aussi un luxueux hôtel deux étoiles de chaine, situé à cinq cent mètre à travers un terre-plein, et aucun chauffeur n’y dormaient jamais bien sûr, mais tous savaient que l’hôtel existait, à proximité. Il était une alternative visible à la cabine, l’espace d’une soirée, avec un veilleur de nuit en chemise réglementaire d’entreprise, posant une carte magnétique sur son comptoir, un type bourré de tics, aussi mou que les lits qu’il louait. Une chambre, une douche et de l’eau brûlante … A bien y réfléchir, l’un des chauffeurs s’y payait une nuit assez régulièrement, par plaisir. C’était un polonais, un épicurien de la route, sûrement. En Pologne il vivait dans la même bâtisse humide où il naquit, en compagnie de sa mère, une petite vieille édentée toute rabougrie, et quand il rentrait chez lui invariablement, le chauffeur lui déposait un baiser sur le front, ” comment ça va, ma petite maman “, puis sortait de son sac quelques trucs achetés sur la route, du chocolat, une mignonette de cognac, ce genre.
La plupart des chauffeurs que j’ai connus avaient une femme et des enfants qui ne les attendaient plus, quelque part. J’imagine que leurs femmes s’envoyaient un représentant de commerce, ou un voisin, et leurs gosses les détestaient, ces types trop rudes présents deux jours sur quinze, usés par les kilomètres, promptes à gueuler sur tout ce qui bougeait.
L’aire dont je vous parlais avait un classement cinq étoile apte à contenter tous les appétits, qu’ils soient mécaniques ou biologiques.
Il n’y avait pas de restaurant routier à proprement parler, mais un restaurant à buffet, dans l’hôtel, avec une formule légumes « à volonté ». Sur l’aire de repos dédiée au semis officiait même un gardien, un black noyé dans une parka trop grande. Armé d’un chien aussi famélique que lui, une lampe torche dans la main droite, le type déambulait toutes les nuits entre les remorques afin de prévenir des vols, ou des clandestins à la recherche d’une incruste qui les ferait voyager un peu plus loin – ce gardien autoproclamé devait d’ailleurs faire partie des sans-papier. Aux aurores, lorsque les routiers revenaient des chiottes, des douches, de la machine à café, il leur faisait son rapport, à chacun, et bien sûr jamais rien ne se passait – il aurait fallu être cinglé pour tenter quoique ce soit dans ce dortoir où parfois jusqu’à trente mastodontes mécaniques se tenaient serrés – même les lions courageux n’osent s’aventurer au milieu d’un troupeaux d’herbivores de plusieurs tonnes. Alors les routiers filaient à ce gardien improvisé leur monnaie, et le mec devait se faire peut-être vingt euros par jours, voir trente, quand il y avait beaucoup de camions. Avec son clébard, il habitait une vieille maison en ruine à un kilomètre de là, presque collée au rail de l’autoroute.
Et puis bien sûr, il y avait les putes.
Des filles d’Europe de l’est, plus quelques africaines venant d’Italie y travaillaient à l’année, et pour ces dernières je crois que la vie ici leur était plus facile.
Chez les ritals, à cause des flics, leurs macs les emmenaient en camionnette tôt le matin au fin fond de nationales aussi sinistres que désertes. Certaines cachaient une cagette, ou une autre saloperie dans les fourrés, pour s’en servir comme siège et ne pas rester debout toute la foutue journée. C’était étrange l’Italie, vous rouliez seulement accompagnés par votre monotonie et le ronronnement du moteur, quand soudain en plein no men’s land, vous aperceviez une fille au bord de la route, mini-jupe, bas, maquillage outrancier talons aiguilles, toute la quincaillerie. Niveau sécurité, ça craignait pas mal parait-il, mais de toute façon je crois que pute n’est pas le métier convenant à quiconque attaché au concept de sécurité personnelle.
Le proxo de l’aire dont je vous parle était un bulgare, je crois – enfin quel que soit sa nationalité, je pense que toute la race de ce fils de pute devrait être génocidé !
Un jour, il emmena une nouvelle fille, une blanche venant d’un quelconque bled post-communiste, et elle avait déjà largement vécu sa dose de cauchemars malgré son jeune âge. Des saloperies de parents, des saloperies de foyers, une expérience de vie comme il en existe des millions, se répétant dans la misère et la violence avec la régularité d’un métronome infernal.
Faut bien que vous compreniez qu’une fille qui échoue sur une aire de routier se trouve au plus bas de l’échelle de la putain. Pas d’enfant à qui elles pouvaient envoyer des billets, pas de parents, de grand-parents, pas même une tante aimante, habitant dans un lointain pays qui penserait à elle, rien, absolument que dalle, voilà ce que leurs vies représentaient.
Cette fille-là, dont le nom de métier fut Églantine, ne dut pas tout comprendre à l’histoire en arrivant ici. Alors le dressage se fit sur l’aire de repos, une dizaine de routiers l’enculèrent entre les camions, son visage plaqué de force contre une remorque, un hollandais mit une chanson de Lady Gaga à fond pour couvrir ses cris.
L’univers de la route lui avait désigné sa place, au même titre que le pompiste derrière sa caisse, les employés du magasins de la station, ou les femmes de ménage à l’hôtel… Ce qu’elle n’avait pas compris immédiatement, la route se chargea de le lui apprendre, violemment.
Oui, les putes formaient une galaxie importante au sein de cet univers. Il y avait aussi ce travesti qui se faisait toujours chasser par le proxo à coups de poings, ou celle-là, qui se mit à fumer du crack vitesse grand V, et qui proposa de sucer gratuitement l’étudient bossant à la station essence, parce qu’il lui semblait gentil.
Cet étudiant était lui aussi « spécial », pendant ses pauses il lisait des poètes anglais, et écoutait toute la journée du gros métal à fond dans son casque, comme si le paysage n’était pas assez déprimant !
C’était un monde, avec ses propres règles.
La géographie, les hiérarchies les interactions, tout avait été défini par l’activité du transport routier, son Dieu créateur, mais en un sens, ce monde se mit aussi à exister, indépendant et fort.
Je ne prétendrais pas que tout cela me manque, non, mais j’y repense souvent, comme je repense à mes plus terribles histoires d’amour.
Lorsque je fais mes courses dans un franprix, quand j’épie les clients, les enfants qui font un caprice pour un kinder surprise, alors je repense à tous les camions qui livrèrent ces produits à la con, et par extension, je repense aux systèmes solaires et sombres de l’Univers Route, les planètes humaines et hurlantes, leurs trajectoires en ellipses que je connus un jour.
Un soir, alors que je glandais au Point FMR – il y avait un dj merdique entouré d’une foule d’éphèbes barbus, de communicants au chômage et d’artistes en panne d’inspiration – je buvais une bière dégueulasse noyé dans cette mer informe, et j’ai repensé à cette aire de repos. Je me suis surpris à maudire l’humanité qui m’entourait, je me suis surpris à maudire tous les petits écrivains de Paris ou de province, sans en comprendre vraiment la raison.
Je pense que je les ai maudits parce que eux, ils ne savaient rien.
Si un jour j’en ai la volonté, le courage, l’énergie ou la force, si un jour je suis toujours en vie, alors je vous raconterais l’histoire de cette aire de repos, et celle de ces gens.
Leur gris, leur humanité aussi, le peu de beau qui éclata parfois en un éclair aveuglant… Les interattractions de tous ces astres fuyants, jusqu’au paroxysme d’une tragédie pleine de rage, quand une nuit il y eut des détonations, et des cris, et des portes de camions claquées dans l’urgence, et enfin cette course-poursuite de camions …
Cette fameuse nuit dont un quotidien titra à sa une :
« Le carambolage le plus meurtrier de tous les temps ».