(Bande originale,1620 Echles St, Lost Sounds)
« Cette matinée apporte avec elle une paix sinistre, le soleil se voile la face de douleur. Partons pour causer encore de ces tristes choses. Il y aura des graciés et des punis. Jamais aventure ne fut plus douloureuse que celle de Juliette et de son Roméo. »
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Une chanson rock énergisante était passée à la radio, et le garçon l’avait accompagnée en tambourinant joyeusement sur le volant. Elle n’avait pas eu l’envie de se joindre à sa fête. Lui se déclarait heureux de voyager en sa compagnie, « j’aimerais que nous roulions ensemble, pour toujours !”, tels avaient été ses mots.
Ils n’avaient aucune destination, la voiture les emmenait droit dans une tombe, leurs existences effacées aux yeux du monde perdues dans le néant du désert de Goyave. Cette fuite n’était pas la sienne ; Alejandra dépossédée de ses choix comme de ses respirations, tout appartenait désormais à la peur que lui inspirait l’homme jeté à leurs trousses. Cette pensée la désespérait. Peut-être n’avait-elle jamais connu la liberté. Peut-être que la somme de tout ce qu’elle avait vécu jusqu’ici, depuis qu’elle était née, n’avait été dicté que par cette chose terrible qui l’attendait. Était-ce seulement possible que sa vie d’avant, ses rêves comme ses espoirs, ne furent qu’illusions, en attendant ce dénouement ? Les animaux de boucherie avaient-ils conscience de n’être que du bétail avant le jour où ils se retrouvaient à l’abattoir ? C’était injuste ! Quel mortel pouvait détenir un pouvoir si prétentieux, ce tri qui consistait à désigner parmi les Hommes ceux qui vivraient libres, de ceux qui n’existeraient que dans la mort ! Dans ces conditions, comment le garçon au volant pouvait faire preuve d’autant d’insouciance ? Comment avait-il la force de faire semblant ?
Il ralentit sur le bas-côté sans prévenir, éteignit le moteur puis sortit. Elle resta un moment sur son siège, interdite. Il agissait ainsi quand il voulait fumer, Hugo sortait à l’air libre, car il était prétendument interdit de fumer dans sa voiture. Il s’agissait d’une règle sacrée, et peu importait qu’Alejandra s’envoie des cartouches entières assise sur le siège passager. Si elle lui avait demandé la logique de la chose, il aurait répondu, « toi c’est pas grave, toi t’as le droit »; elle en était si persuadée qu’elle ne lui posa jamais la question. Voir ainsi clair dans l’âme d’un garçon pouvait être révélateur d’un sentiment amoureux, ou bien, qu’il était prévisible car idiot. Alejandra n’avait pas encore tranché la question.
Elle finit par ouvrir la portière et le rejoignit. Assis tous deux sur le capot à un endroit moins brûlant, elle lui tendit son paquet de cigarettes. Elle tenta de l’ignorer pendant qu’il en allumait une, mais comme il ne prononçait aucun son, le regard perdu dans l’horizon du désert, elle s’autorisa à observer un peu son profil. Son nez court en trompette lui donnait un air féminin qui contrastait avec sa mâchoire franche ; ce qu’elle préférait, c’était ses cheveux : de grosses mèches châtains qui reposaient n’importe comment en paquets. Était-il possible d’aimer quelqu’un pour ses cheveux ? Il tourna son visage vers elle trop soudainement pour qu’elle nie le regarder, il lui demanda :
– T’étais occupée à penser quoi, toi ?
– A ce désert.
– Je le trouve beau tout ce rose.
– Un marbre rose qui convient bien aux cimetières.
– Quel cimetière ?
– Là, partout autour de nous, sous ce sable.
Alejandra tendit le doigt dans une direction,
– Là-bas, il y a un imbécile qui devait du fric à d’autres, ils lui ont mis une balle et l’ont enterré. Là-bas dort un nouveau-né, c’est sa mère qui l’a enterré une nuit, alors que le froid avait changé le sable en croûte rocailleuse.
– Pourquoi elle a enterré son bébé ?
– Il était mort-né ! Et elle était trop jeune, d’accord ?! Si sa famille l’apprenait enceinte, ils l’auraient chassé !
– Je ne savais pas qu’il y avait autant de monde par ici.
– Ouais bah là-bas, il y a aussi une pute d’enterrée, et là-bas, un travailleur clandestin tué à la tâche, et une femme aussi là-bas, que son mari avait trop cogné, et là-bas encore, un chien. Son maître s’en est débarrassé, il a fait croire aux enfants qu’il s’était échappé.
– Mais… Tu les connaissais, tous ces gens ?
– Bien sûr que non, idiot !
– Alors comment tu le sais ?
– J’entends leurs chants funestes, et tu sais ce qu’ils me disent, Hugo ?
– Non.
– Que nous serons les prochains à dormir là-dessous ! Oubliés de tous ! Pour l’éternité et jusqu’à LA FIN DU MONDE !
Hugo se leva du capot, se passa une main dans les cheveux, jeta rageusement sa cigarette vers le dernier point que lui avait désigné Alejandra, la tombe du chien.
– Ouais hé bien moi, je m’en fous ! Je m’en fous de ces gens crevés ! Et toi… Toi tu ferais mieux de ne pas perdre ton temps à les écouter !
– Quoi ? Comment peux-tu faire comme si…
– Toi comment tu peux, Alejandra ! Comment tu peux laisser des morts te farcir la tête de leurs conneries ?! Est-ce qu’ils t’écoutaient eux, quand toi tu étais triste ? Non, bien sûr que non ! Les morts n’ont rien à foutre des vivants. Et si c’est juste pour les écouter eux, si ça ne marche que dans un sens, merci beaucoup ! Nous sommes là ! Nous marchons sur ce sable nous ne pourrissons pas dessous ! Et si nous mourrons, si nous finissons avec ces gugusses hé bien, nous aurons tout le temps de faire leur connaissance. Moi, quand je regarde ce désert tout rose, je pense pas à ces choses. Je le trouve joli, et c’est tout.
– Tu as raison. Je te demande pardon.
– Je le trouve joli ce désert, merde. Et je pensais que ce serait un bel endroit pour nous marier.
– Quoi ? Nous deux ?
– Oui, parce que je t’aime, et je sais que t’es la seule femme que j’aurais envie d’aimer. Alors si c’est pareil de ton côté… Nous pourrions trouver une église paumée ? Je veux dire, il y en a toujours une dans les films !
– Et c’est comment, une église dans un film ?
– Je ne saurais pas te l’expliquer, mais je la vois bien.
Alejandra allume à son tour une cigarette pour réfléchir à la question ; est-il possible d’aimer un homme rien que pour ses cheveux ? Et comment pouvait-elle se considérer comme une fille intelligente alors qu’elle ne débitait que des stupidités dès qu’elle ouvrait la bouche, et enfin… Par quels mystères dans les moments importants ce jeune idiot s’exprimait à la façon d’un vieux sage ?
Hugo l’observait l’air un peu triste mais plein d’espoir ; Alejandra souffla un nuage, secoua la tête à mesure qu’elle choisissait ses mots :
– J’imagine que ce serait… Une chapelle, pas une église. Elle apparaîtrait blanche au matin, puis rose-sable, avec le couchant. Il y aurait un pasteur, pas un prêtre, et on ne comprendrait rien à son charabia. Il ne dirait rien de personnel sur nous. Il s’en foutrait. Il n’essaierait même pas. Il y aurait une vieille dame aussi, qui jouerait un orgue crevé, ses poumons rafistolés au gros scotch. Et puis un vieil aveugle, là pour mendier auprès des pèlerins, tous des Mexicains âgés et brisés par une vie de labeur. Ou encore des épaves à la cervelle ravagée par le soleil et l’alcool. Tous se retrouveraient dans cette chapelle parce qu’elle célébrerait la gloire de la Sainte Vierge Sauvage. Du coup à notre mariage, il y aurait un tas de monde. Toi, tu resterais avec ton blouson, tu es très beau. Et moi… Je pourrais me draper d’une broderie toute blanche ? Ça aurait moins d’allure qu’une vraie robe de mariée, mais… Je saurais placer les épingles au bon endroit pour en faire quelque chose de jolie. Je crois que c’est exactement ça, une chapelle de cinéma.
– Et ça veut dire quoi, pour nous deux ? Tu veux ou pas ?
– Bien sûr ! Oui nous allons nous marier, comme ça, il existera une chose qui n’appartiendra qu’à nous deux.
***
Quelques jours plus tôt …
Hugo a mis sa plus belle tenue pour l’occasion, c’est-à-dire la plus citadine, et accessoirement la seule qu’il possède et qu’il porte sur le dos. Elle se compose d’une chemise aux motifs sombres représentant des branches et des feuilles, toute une jungle sombre entremêlée ; les deux pointes du col dépassent d’un petit blouson crème dont la coupe est restée tonique quand le cuir s’est élimé à force d’années et de soleil.
Il est particulièrement fier de sa ceinture, une bande de cuir perforée dont les larges trous sont cerclés de fer blanc, une saloperie achetée une pièce sur le marché de Calunga. Sur le stand il l’avait trouvé rock and roll. Hugo porte un pantalon moulant d’un brun plus foncé que le reste, il aurait aimé se chausser de ses bottines, car même si elles étaient devenues un poil trop petites, il les adore, malheureusement il n’avait rien eu le temps d’emporter, la nuit où il fuit la ferme. Rien hormis son permis de conduire et la Camaro de son père. De toute façon, si quelqu’un lui faisait la moindre réflexion à propos de ses chaussures, Hugo rétorquerait que les baskets plates étaient meilleures pour qui exerçait le métier de chauffeur. Rapport au temps de réponse sur les pédales.
Hugo tourna la tête à trois cent soixante pour admirer l’endroit. Le club était beau, racé, bien plus que sa clientèle cossue. Les jeunes paraissaient vieux par la faute de leurs chemises de banquiers, et les filles, par la disgrâce de leurs sacs à main luxueux identiques à ceux que portaient leurs mères, des dames aux goûts sûrs, aux cheveux crêpés et aux vestes spongieuses de marques européennes couleurs rose-bonbonnière, moulaient atrocement leurs gros bras. La jeunesse dorée de Carthage Del Cristo comme toutes les jeunesses bourgeoises de la planète avait l’avenir devant elle, les moyens financiers, mais appartenait déjà au passé sans même l’avoir réalisé. Cependant, nombre de belles beautés pullulaient, en particulier sur la piste de danse. Ces filles-là n’avaient jamais eu besoin de suivre de régime tout simplement parce qu’elles n’avaient jamais mangé à leur faim. Des plantes vénéneuses originaires de régions rurales et pauvres, comme celle d’où venait Hugo, il l’aurait parié. Des femmes jeunes et longues, dans de longues tenues sexy recouvertes de cascades de bijoux en toc. Des dos-nus nerveux, des nombrils percés de strass cheaps, des paupières fardées d’or en poudre ou d’argent pur. Des peaux cuivrées, des ventres brûlants brillants de transpiration ou encore, des peaux livides aussi délicates que le marbre, et des rires. Mais leurs regards à celles-là s’élevaient par-delà le plafond, vers les poutrelles acier d’où pendaient les grappes de projecteurs; des regards absents pour leurs cavaliers souvent des hommes plus vieux, qui les collaient en se trémoussant, arborant sur leurs poignets velus des montres lourdes de tous les péchés du Monde.
César ne s’emmerdait pas à Carthage Del Cristo. César avait réussi, personne ne pouvait le lui enlever. Hugo balança un poignet fin et glabre par-dessus la table vers la jolie serveuse qui était apparue, il tenait agrippé dans son poing la carte des cocktails, mais ce gros salaud de Mauricio – le garde du corps de César – fit un signe de tête et secoua la main de façon hautaine, comme pour dire à la fille, ” inutile de te déranger, ce cabrón n’a pas soif ! “
Hugo nourrissait du mépris envers César, il est vrai, mais au fond, Hugo l’aimait bien, tout comme César l’appréciait – dans le cas contraire César ne lui proposerait pas de travail. En revanche aux yeux de Hugo, cet enfoiré de Mauricio ne valait rien.
– Je veux que tu la conduises chez le client, tu la conduis simplement, d’accord ? Tu l’attends en bas dans la rue, dans ta voiture tu attends, disons… Une demi-heure. Si t’as pas de nouvelle, ça voudra dire qu’elle passe la nuit là-bas. Dans ce cas, tu rentres chez toi. Le lendemain, tu te pointes ici, mais tu n’entres pas. Tu restes devant le club. Tu fais appeler Mauricio par le videur, il te remettra un petit quelque chose pour ta peine.
César à peine arrivé à sa table pensait déjà se barrer, ça se voyait à ses postures, ses regards fuyants vers le coin VIP, ça se sentait au profond désintérêt qu’il mettait dans l’entretient d’embauche, mais Hugo ne faiblit pas.
– César, je te l’ai dit ! Je n’ai pas besoin d’argent !
– Tu entends ça Mauricio ! Il n’a pas besoin qu’on le paye. C’est une nouvelle.
– Je veux… Je veux faire mes preuves, d’accord ? Te prouver que tu peux compter sur moi, et ensuite, si t’es content, alors j’espère que tu me confieras un travail régulier. C’est ma façon de voir les choses. Je pourrais même devenir ton propre chauffeur, t’as pas de chauffeur ? Les taxis, on peut pas avoir confiance en eux, ce sont tous des kidnappeurs qui travaillent pour les gangs, tout le monde le sait.
– Tu entends ça Mauricio. Tu l’aimes pas toi, sí ? Mauricio m’a dit tout à l’heure qu’il ne t’aimait pas. Mauricio pense que t’es un frimeur, mais moi je t’aime bien, tu le sais ? Seulement, j’ai pas confiance en quelqu’un qui veut travailler gratuitement : le gratuit, je n’aime pas ça.
– Je t’ai expliqué César, je t’ai déjà dit pourquoi…
Il s’agissait du côté détestable de César. César mentait, racontait toujours n’importe quoi, et le pire, César semblait croire à ses propres conneries. Cette tendance à l’affabulation prenait des proportions dantesques lorsqu’il avait trop reniflé. En réalité, César était un fervent adepte du concept qui consistait à faire travailler les autres au maximum pour que dalle. Il s’agissait du secret de sa réussite, et la raison pour laquelle, selon Hugo, il se voyait entouré de débiles profonds du calibre de Mauricio.
– Je t’ai expliqué que je voulais faire mes preuves ! Tu écoutes ce que je te dis ?
– Tu as surtout expliqué que tu ne voulais pas d’argent, pourquoi ? Tu n’aimes pas l’argent ? T’es un communiste ? Un Chemin du genre… Comment ils s’appellent déjà, Mauricio ? Un guérillero du Nouveau Sentier Lumineux ?
– Non, j’aime l’argent César : j’adore l’argent, autant que je hais les communistes. Ce que je fais là, ça s’appelle un pur investissement capitaliste.
– Un investissement ?
– Oui, j’investis dans du travail gratuit pour que tu voies de quoi je suis capable. Grâce à cet investissement, je gagnerai de l’argent plus tard.
– Et pourquoi tu as besoin d’argent, pour l’envoyer à ton frère ?
– Cet imbécile ? Sûrement pas ! Non ce que je veux… Je ne sais pas…
Hugo observa César, sa tenue de proxénète de carnaval, son stupide costume blanc intégral, ses pompes pointues, ses grosses bagues, les énormes lunettes de soleil ridicules qui cachaient son regard de cocaïnomane notoire…
– J’aimerais avoir de l’argent pour pouvoir me payer de belles fringues comme toi tu vois, et euh… Tes lunettes, je les adore, je les trouve très classes. On dirait des lunettes de star.
Comme tous les hommes stupides, César se montrait anormalement sensible à la flatterie, pourtant il se pencha par-dessus la table dans une posture agressive, et abattit sa main sur l’épaule du garçon qui se demanda s’il avait dépassé les bornes en matière de moquerie. César enleva lentement ses lunettes de soleil, et d’un geste grave, solennel, les lui posa sur le nez.
– Alors tiens. Ce sera ton paiement pour ce travail.
– Merci de ta générosité, vraiment, señor César, j’ai l’impression de vivre une sorte de contes merveilleux … C’est carrément génial.
En s’enfonçant dans son fauteuil, César lança au gros Mauricio taciturne :
– Tu vois, moi je l’aime bien ce gamin ! Il est motivé, cela se voit. Rends-toi demain à cette adresse, prendre la fille. Je vais te faire confiance, je veux voir si tu en es capable. Dis-toi que ce travail, il est comme un investissement pour ton avenir.
Hugo se leva, leur tourna le dos pour partir, quand César le saisit par le poignet et l’obligea à approcher son visage très près du sien.
– Je te préviens solennellement, tu la conduis chez le client, rien d’autre. Tu lui parles pas, t’écoutes pas ses conneries de pute, tu n’obéis pas si elle te demande quoi que ce soit, et surtout, surtout, tu la baises pas dans ta bagnole de merde. Tu comprends ce que je te dis ? C’est une pute, et comme toutes les putes, elle est à moitié folle. Et celle-là l’est un peu plus qu’à l’ordinaire, alors … Je veux pas que mon client m’appelle pour me dire qu’il y a un problème. C’est un homme important, je veux pas entendre ça. Et je ne veux surtout pas devoir envoyer Mauricio te briser la colonne vertébrale. Ça me contrarierait. Par égard pour ton frère.
– Y aura aucun problème Don César, aucune plainte. Je conduis la pute folle à l’adresse, je l’attends une demi-heure, je me pointe devant le club le lendemain et puis…
– Non, tu ne te pointes pas vu que je t’ai déjà payé avec ces lunettes !
– Je me pointe quand même, juste histoire de savoir si t’as été enchanté par mon service.