Il y a des choses que l’on est pas capable de faire…

       Il y a des choses que l’on est pas capable de faire, des choses qui paraissent idiotes aux autres, et qui sont pour nous la mer. On est là, on sait que c’est une obligation, mais tout est plus fort que nous. Alors on ne bouge pas, la tête se charge des commentaires, mais on essuie les remarques, parce qu’on ne sait rien faire d’autre. J’ai l’habitude de ces épisodes. Je les vis, et puis c’est fini, je passe à autre chose. Sauf qu’avant tout ça, il faut y aller. Faire ce pas de géant, trop grand pour moi, se lancer, comme on dit. J’entends maman répéter sa demande, “va sonner chez le voisin, Clémentine, ce n’est pas une question”, un jour elle m’enverra chez un medecin pour vérifier si je ne suis pas sourde, elle redit son ordre, “maintenant tu te dépêche parce que j’ai pas trente ans à t’attendre”, et puis je disparaîs dans la nuit. Je connais le chemin qui mène à sa maison, il doit faire dix mètre, il m’en paraît deux. La porte me semble dangeureuse, tout est noir autour de moi. La menace gronde, mais je n’entends rien que mon propre coeur dans la poitrine. J’ai chaud, je sais que je suis rouge et la vision de mon visage pourpre que je m’imagine n’arrange rien. Je suis pathétique, oui, là je fais pitié. Une pitié honteuse, avec des trucs mielleux et ridicules, des petites phrases stupides et compatissantes. Pourtant je frappe. Le son de ma main contre le bois me paraît énorme. J’écoute les pas s’approcher, un deux trois, la serrure tourner, et…

– C’est qui ?

– Je m’appelle Clémentine.

– Ça se voit.

Il rigole tout seul, me regarde, et reprend son sérieux. 

– Qu’est-ce que tu me veux ?

Inspire. Encore. J’ai mal à la tête, c’est comme un marteau qui me tape. Un marteau qui veut me bricoler de l’intérieur. Outil social. J’ai oublié ma phrase. Mon seul radeau de sauvetage. Je pars au large. Expire. Encore. Inspire. Expire. Inspire…

– Bon tu réponds où je te ferme ma porte au nez ?

– Ma mère voulait vous proposer…..

Proposer quoi, déjà ? C’est comme le signe de chargement des ordinateurs. Un rond tourne dans ma tête. Ça rame.

– Ah oui ! Des pommes, je réponds en me demandant pourquoi je n’ai pas regardé plus tôt dans la caisse que je porte.

– Des pommes !? J’en ai plein le champ !

Faux. Son champ est vide. Je le sais parce que tout se voit du jardin. Cet homme ment. Il s’appuie contre la porte, un air méprisant. Il lève le menton et sourit de toutes ses dents, du moins ce qu’il en reste. La moitié est sans doute partie avec les dernières années. Cet homme ment.

– Bon, laisse ton chargement là. Mais je garantis pas que je vais gouter à tes fruits, hein ? Ils sont peut-être empoisonnés, qui sait. On veut ma mort, près d’ici.

– Pourquoi ?

Ma voix me fait sursauter. Quelle question stupide ! Qu’est-ce qui m’a prit ? Je le regarde pourtant longuement, sans bouger. J’attends une réponse. L’homme me dévisage. Il est revenu sur ses deux pieds, passe une main sur ses lèvres pincées. Son regard est noir. Il soupire.

– Parce que je suis trop con. Voilà.

Il claque la porte. Le courant d’air me glace. Je dépose le cageot contre une pierre et repart. Sa dernière phrase tourne dans ma tête. Il y a des mots, comme ça, qui restent, qui collent, sans même que je leur ai demandé de prendre racine chez moi. Il y avait dans l’intonation de l’homme une attente, un appel à l’aide lancé comme une bouteille à la mer. Je voyais le déchet, mais je n’en connaissais pas le contenant.