L’Autoroute du Diable , XV

7 mins

Peut-être avais-je… Perdu dans le désordre de mes souvenirs un élément important, en rapport avec la Céleste. Impossible de me concentrer, alors que nous nous trouvions entassés dans la caravane de Père. Les jumeaux, le Doc, tous semblaient de mauvaise humeur. D’un index tremblant, Père pointa ses moniteurs.

” Loss, tu es avec moi ? “

Une affirmation stupide de Père, ou si étrange que je ne la compris pas. Bien sûr que j’étais avec lui, je me trouvais à moins d’un mètre, épaule serrée contre celle de Bud qui puait le rance entre la sueur et la bière.

” Qu’est-ce que tu peux me dire sur ça ? “

Père fait pivoter sa chaise pour se trouver face à moi. Je laisse tomber pour un temps ma chasse au lapin mémoriel. Sur le mur de petits moniteurs, les images prisent par les caméras de surveillance de l’autoroute, s’affiche une étrangeté. Une installation non-conforme, comme une ligne qui traverse les voies de la Dame, une anomalie. Peut-être le revêtement de la route qui a sauté à cet endroit et découvre un câblage ? Mais cela ne me dit rien. L’ombre d’un véhicule massif apparaît à l’écran, puis plus rien, hormis un néant de parasites blancs. La séquence en arrière, image arrêtée sous la volonté de Père, et non, je ne vois toujours pas en quoi cela constitue une urgence digne de me sortir de l’atelier où je m’occupe presque exclusivement de la Céleste depuis une semaine comme nous en avions convenu. Père daigne enfin expliquer, et arrêter son mystère :

” Ces images proviennent des caméras de surveillance de la Dame. Il s’agit d’une bombe IEM, déclenchée par des scavengers au passage d’un camion d’autoroutiers, à Nord Dakota. Toute la cellule de Grand Forks y est passée. »

Un silence s’abat. Père revient à ses moniteurs, se concentre, tourne une molette de contrôle, zoom une nouvelle captation prise par satellite, nous apercevons le camion des malheureux autoroutiers, éventré par le haut. Père s’attarde afin que nous puissions profiter du sang noir mélangé à l’esence et à l’huile, partout autour, sur le véhicule et encore autour, sur la chaussée. Bud le premier tente de signifier à Père combien ce drame ne nous concerne pas – mais il le fait à sa façon trop directe, qui nous dessert… Bud nous dessert toujours, à la fin.

” Une sale histoire, mais Grand Forks, c’est à quoi… Plus de mille cinq cents miles de chez nous ? Qu’est-ce qu’on peut bien en avoir à foutre ?
– Bougre de connard, dis-toi bien que si ces dégénérés ont mis la main sur des bombes IEM, alors t’en auras quelque chose à foutre, très exactement le jour où ils déclencheront cette saloperie contre notre camion et que ton sang se mettra à bouillir dans tes veines ! “

Peut-être est-ce plus intelligent de rester en dehors, ne pas prendre parti, laisser Bud faire face seul aux craintes et à la tempête de Père, mais je n’ai qu’une envie, retourner à l’atelier au plus vite pour travailler sur la Céleste. Et chercher ce lapin-souvenir échappé de mon esprit, me fuyant sans cesse, n’apparaissant que par bout, se laissant entrevoir pour aussitôt replonger dans son terrier mémoriel… Aussi j’interviens dans le sens de Bud. Mais avec plus d’arguments.

 ” Selon plusieurs études sociologiques concordantes que je pourrais vous sourcer – si cela vous intéresse – il a été établi que les scavengers adoptent une organisation clanique anarchique non-connectées entre elles. En d’autres termes, et même en adoptant l’hypothèse que des scavengers aient mis la main sur une technologie IEM – ou encore, plus improbable, qu’ils aient réussi à bricoler leur propre mine IEM – selon ces études, il n’y aurait aucune chance pour que nous voyions un transfert de technologie ou de compétences entre les milliers de clans qui nous séparent du Nord Dakota. “

Suite à mon argumentation logique, Père me vitupère durant exactement vingt-trois minutes et quarante-cinq secondes. D’une traite. Et en hurlant. Ce qui constitue, de mémoire, un nouveau record dans l’expression de sa hargne naturelle, sa haine délirante, et l’improvisation d’insultes, toutes plus imagées et humiliantes. Devant tant de violence je dois concéder à Père. Je lui propose de travailler sur un système embarqué dans le camion, un dispositif pouvant détecter une source d’énergie électrique importante, ou nucléaire – seule capable d’alimenter, en théorie, une bombe électro-magnétique – ce qui soulève la question du comment des scavengers auraient pu trouver une telle source d’énergie et l’installer tranquillement aux abords de l’autoroute en attendant le passage des autoroutiers – je tais ces questions, et promets une solution à Père. Ce qui en revient à interrompre durant plusieurs semaines mes travaux sur la Céleste. Je sors émotionnellement vidé de sa caravane, le moral au plus bas.

De retour à l’atelier, je m’installe derrière la table graphique. Je trace en ébauche lente la base d’un circuit basique pour concevoir la machine de Père. J’observe la Céleste au repos, perfusée, plongée dans son coma artificiel, je l’envie. Même ainsi sa perfection reste entière. Pour aller à l’économie – le leitmotiv de Père – le détecteur IEM devra se composer d’éléments antiques qui emmèneront la machine à peser une trentaine de kilos. Du poids supplémentaire pour notre camion déjà trop lourd, mais quelle importance. Quelle importance pour Père, que ce dispositif me fasse perdre du temps pour au final, ne servir à rien du tout.

Je pose mes deux mains à plat sur la table graphique. Je peux ressentir les vibrations de l’autoroute, cette balafre de béton, de bitume, de titane et d’électronique, qui serpente et lézarde comme une cicatrice à travers le pays en ruine. En fermant les yeux, de Seattle à Laredo, je peux sentir son trafic, des lourds et lents autofrets aux ultra-sportives. Je suis sourd aux battements cardiaque des usagers au volant, mais je ressens l’électronique de leurs véhicules. Je suis aveugle aux cumulus qui s’étirent, ou aux smogs obèses de la dernière grande citée, mais je discerne le ciel maillé de nanogrammes informatiques, ces paquets d’informations incomplets, échappés des réseaux au fil des siècles et qui se sont attirés entre eux, jusqu’à former au-dessus du Monde, un immense continent invisible. Le mouvement de ces données rappelle celui des bancs de minuscules poissons lumineux. Je nage un peu, parmi eux. Je flotte, j’observe l’Autoroute, de très haut. Les antiques shamanes désignaient cette expérience sous le terme de voyage astral, et me vient alors cette idée – non moins qu’une idée, à peine une intuition – que ce qui lie ces informations en bancs et la cause de leurs mouvements n’est peut-être pas un phénomène quantique non-étudié – et tandis que naît l’idée d’une volonté extérieure, et donc, d’une conscience intelligente derrière cette architecture de datas oubliées, soudain se découvre à mon regard le lapin mémoriel, alors que je l’ai traqué des nuits durant. Tandis que je plane en pur esprit au-dessus de l’autoroute, mon attention tournée ailleurs, voici le lapin qui réapparaît, tranquillement assis sur son cul, au pied d’un arbre massif, juste à l’entrée de son terrier. Il me laisse tranquillement le détailler. Ce lapin est vêtu d’une chemise satinée luxueuse, ce lapin possède un nom. Ce lapin avait piloté, avant son accident, la voiture la plus incroyable de tous les temps. Je m’arrachais aux cieux et aux bancs de poissons lumineux pour atterrir dans l’atelier le plus rapidement/brutalement possible.
Car j’avais un appel à passer.

 ***

– Pourquoi est-ce que tu m’as appelé ?
– Quoi ?
– Tu m’as appelé ! Tu m’as demandé de passer en urgence à l’atelier sans me dire pourquoi…
– Qui ?
– Toi ! C’est toi qui m’a appelé !
– Tu es qui ? C’est toi ? Tu es le lapin ?
– Bon dieu, je ne suis pas “ton lapin”, je suis Jaron ! Tu ne te souviens pas de moi ? Merde, mais t’es complètement défoncé ?

J’aimerais que tous soient heureux. Père, Mila, même Doc et Bud, oui, je l’aimerais vraiment. De tout mon cœur. Et ce devrait être simple, non ? Puisque nous avons tous besoins des mêmes choses, quoi qu’on prétende ? Comme un toit au-dessus de nos têtes pour nous abriter lorsqu’il pleut, et une femme ou un homme, à aimer, et qui nous aimerait en retour, avec la même sincérité… Une famille aussi, c’est important. Une famille qui nous accepterait tel que nous sommes vraiment, sans jamais nous juger. Le bonheur devrait être simple à obtenir, puisque nous étions vivants, pourtant… Je ne sais pas pourquoi être heureux est si compliqué. Toutes ces choses, le toit, l’amour et la famille, sont là, à portée, il me suffit de fermer les yeux pour les imaginer. Si simple, que je pourrais tendre le bras, et ce bonheur, le toucher. Je peux sentir l’odeur de mon bonheur possible, je ressens sa présence, avec une telle force… Mais alors dans ce cas, pourquoi ? Pourquoi ce bonheur, si simple à obtenir en théorie, est à ce point absent ? De nos vies, à tous ? Cet odieux constat, il m’est impossible de le partager avec les autres, probable qu’ils ne se posent jamais de questions dans leurs malheurs. Mais ces vérités, je les partage en cet instant, avec L’Hercule 71200, immobilisé sur la voie la plus lente. Véhicule gigantesque, stoppé en haut d’une légère côte, il se révèle, découpant le soleil levant. Mastodonte magnifique de 4500 chevaux pouvant supporter 525 tonnes de charge utile, il sait, et connaît autant ma souffrance. Le bonheur des camions est encore plus simple à réaliser que celui des Hommes, il lui suffirait de se remettre rouler. Peu importe vers où, et jusqu’à quand. Seulement rouler, toujours plus avant, vers le levant. Heureusement pour lui, je suis là. C’est mon travail, et je l’aime, habituellement. Pour voir notre immense patient au plus vite, j’ai voyagé accroché au flanc de la remorque de secours, pourtant à peine le pied posé sur l’asphalte, j’étouffe. Je ne devrais pas me trouver ici, ma place est à l’atelier, avec la Céleste. C’est ce qu’il avait été convenu entre Père, et le client. Le bonheur de l’Hercule est simple tout comme le mien, mais si je ne peux le trouver, si je devais accepter cette injustice, alors, peu importerait ma cruauté, mais le mégatransporteur aussi innocent soit-il, devrait la supporter tout autant.

– Je sais qui tu es, Jaron ! Et je t’ai appelé car… C’est grave.
– Tu as un problème avec ma voiture, c’est ça ?!
– Oui !
– Je savais que tu me baratinais quand tu prétendais…
– Non, je peux la réparer ! Mais pas dans ces conditions ! Nous avions convenu que j’arrêtais les interventions, seulement Père m’a tout de même envoyé sur un Hercule 71200 ! Intervention sur la Dame, puis ici ! J’y ai passé la matinée plus une partie de l’après-midi, mais Père ! Ce n’était pas terminé ! Il m’a demandé de lui concevoir en urgence un détecteur IEM pour notre camion – un détecteur de source d’énergie en réalité, d’une grande source d’énergie, capable d’alimenter une mine IEM – mais ça ne sert à rien ! Nos Scavengers ne travaillent pas avec ceux du Dakota Nord ! J’ai essayé de le lui expliquer, j’ai essayé, mais lui, il… Ses décisions sont irrationnelles, à un point dépassant l’entendement humain !
– Calme-toi, Loss, je ne comprends rien.
– Ils m’envoient toujours en intervention. Ou ils m’obligent à des projets ridicules. Je ne pourrais jamais finir ta voiture dans les temps. C’est la raison pour laquelle je t’ai demandé de venir : tu dois lui parler.
– A qui, à ton père ?
– Ce n’est pas mon père biologique, il est le directeur de la cellule.
– Ah, le vieux que j’ai vu, l’autre fois.
– Oui. Tu dois lui dire qu’en cas de non-respect des délais, tu ne lui paieras pas le solde.
– Mais je ne récupérerais pas ma voiture dans ce cas !
– Tu le lui fais croire ! Ou encore, tu le menaces de retenir des pénalités de retard ! Nous… La cellule a besoin de cet argent. Il te croira, et ça l’obligera à me laisser travailler en paix sur ta Céleste, uniquement!

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