Chat Chinois 1 – Attractive Word

24 mins

L’hôpital classiquement gigantesque étalait ses bâtiments gris sur un hectare ou dix, pour ce que j’en savais. Un labyrinthe de panneaux fléchés désignant les pavillons par couleurs ou dans des termes médicaux impossibles à comprendre pour qui n’aurait pas fait médecine.
Qu’avaient dans la tête ces putains d’architectes sadiques ?
Pas un pour réfléchir qu’on entrait dans ce genre d’endroits la peur chevillée au ventre, atteins par des maladies inquiétantes ou des hémorragies sanglantes, ou encore, en proie à l’inquiétude provoquée par un proche hospitalisé.
Je me suis perdu dans le pavillon des Dark Vadors occupés à crever dans le bruit des respirateurs artificiels. Je me suis perdu dans le souffle de ces machines, dans les « bip » des monitorings, dans le chuintement des portes pneumatiques.
Les volumes du couloir semblaient rétrécir à mesure que j’avançais, menaçant de m’enserrer pour m’étouffer, mon sang désertait mon visage, mes lèvres sûrement blêmes n’étaient plus en chair, mais en plâtre.
Peut-être était-ce un hôpital maudit, se nourrissant de visiteurs égarés ?
Je tomberai sur le sol recouvert de ce revêtement plastique vert et des infirmiers sans visages viendraient m’emmener, ils m’allongeraient sur un de ces lits et me brancheraient à l’une de ces machines pour une existence fantôme, une forme sous un drap blanc, tout ça pour nourrir le bâtiment qui me pénétrerait par ses machines de tous leurs tuyaux…
« JE VEUX SORTIR PUTAIN ! JE VEUX SORTIR AIDEZ-MOI ! »
Ce hurlement qui m’échappa dans un instant de panique fit apparaître une infirmière d’un bureau.

J’ai fui le bâtiment en suivant les vagues indications de l’infirmière, une dizaine de minutes plus tard j’aperçus deux infirmiers transportant une forme énorme, entièrement recouverte d’un drap. Les deux types qui n’avaient pas vraiment l’air pressé m’informèrent par leur comportement que je venais de trouver mon lieu de destination, la morgue de l’hôpital, un service en dehors du temps où tout ce qui y était emmené ne nécessitait plus aucun empressement.

Dans l’ascenseur collé contre la paroi je restai éloigné le plus possible de la forme sur le brancard.
Les deux types me demandèrent ce que je faisais là, aucune raison de mentir, je leur répondis la vérité,
« C’est personnel. Je viens voir le doc. »

Quelques jours plus tôt…

« Je n’arriverai pas à dormir, encore…
Je me sentais pourtant exténué toute cette foutue journée.
Je n’avais dormi que quatre heure la veille, cinq avant-hier, et je connais bien la musique, je dormirai peut-être trois heures cette nuit, si j’étais chanceux. Tout est question de mathématiques, le monde entier n’est que mathématiques, mon temps de sommeil va régresser encore suivant sa propre dynamique, jusqu’à l’instant zéro, dans trois jours normalement, et ensuite… Ensuite, après deux jours cauchemardesques où le monde se teindra en gris de gris, après que les sons me parviendront de loin, étouffés comme si je marchais sous l’eau, après avoir survécu quarante-huit heure avec un cœur battant à120 bpm par secondes, je me goinfrerai huit heures au moins de sommeil d’affilée, voir neuf ! Il y a une raison au fait qu’il m’est impossible de dormir, une très bonne raison. Chaque nuit me prend quelque chose de précieux. Ou alors, je ramène de chaque nuit quelque chose de plus monstrueux dans notre dimension. C’est pour ça, que mon corps refuse de s’endormir, il se défend.
Prier. Je dois prier !
« Notre Père qui êtes au cieux, que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive sur la terre comme…. Comme… Merde ! »
« Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié… que votre nom soit sanctifié… que…»
« Notre père qui êtes au cieux, que…  »
« Notre père qui… »
C’est bon, j’ai compris, je ne dormirais pas cette nuit. Inutile de rester chez moi à attendre le matin, une torture, autant sortir.»

J’ai apostrophé le groupe de filles comme dans ce film avec Al Pacino : « Hey sapapaya! Ça vous dirait un ice-cream avec mon ami et moi ? ». Mais j’étais tout seul, ivre presque mort, il était trois heure du matin et aucun marchant de glace ne sévissait dans les parages, ces choses suffisaient à expliquer le mépris que ces charmantes inconnues me servirent.
Mauvaise soirée, mauvais journée, mauvaises putains de trente-cinq dernières années, alors je suis parti m’affaler sur le siège en plastique moulé d’un fast food asiatique, ça sentait leur curry bizarre et la lumière blême aux néons, c’était près de Bastille, quatre heures après minuit d’un vendredi soir, il n’y avait pas grand monde. Un noir très musclé en marcel kaki et pantalon de treillis, et puis un autre type assis au fond, un blanc au look bizarre, qui portait un chapeau haut de forme.
Quand je me sentis assez de forces, je me suis levé et dirigé vers la vitrine afin de commander des crevettes à la sauce orange-piquante., la petite femme asiatique à l’âge indéfinissable qui se tenait derrière le comptoir ne me dit pas même bonjour ni merde ni rien, elle baragouina juste un truc incompréhensible dans sa langue, et moi, je n’avais rien à lui dire non plus, j’étais trop bourré pour ça. J’ai tendu la monnaie à la caissière et jeté un regard circulaire englobant la patronne, le noir balaise, le blanc au chapeau bizarre et puis moi, ainsi que toute la salle du restaurant, via un grand miroir mural. C’est dommage qu’il n’y ait pas de genre de chercheur en race humaine présent ce soir dans ce restaurant dégueulasse. Cet endroit réunissait toute une misère humaine qui aurait mérité d’être scientifiquement étudiée.

Lorsque mon attention revint vers la main qui me tendait la monnaie, mon regard croisa celui d’un chat abruti qui me fixait souriant, patte levée. Il s’agissait de ces bibelots dorés trônant dans toutes les gargottes asiatique de la capitale, et y avait un symbole dessus, un idéogramme. J’ai remarqué ses yeux dessinés bridés, c’était assez marrant comme bestiole, quand vous étiez bourré.
Alors j’ai commandé en plus des crevettes, un dessert en biscuit de la forme du chat marrant assis sagement à côté de la caisse. J’ai rallongé un cinquante à la femme, puis suis retourné à ma place initiale.
J’ai mangé exactement une crevette tout en pensant à un tas de trucs à la con en jouant un peu avec les crustacés qui baignaient dans leur sauce orange, je réfléchissais à des choses étranges, j’essayais de me faire un avis en poussant du bout de la baguette les autres crevettes dans le bol. Je me demandais pourquoi je me retrouvais ici, dans ce restaurant. J’avais bien bu et je pouvais en être fier, même si je n’arrivais pas à me rappeler du pourquoi. J’imagine qu’il s’agit d’une tache de vrai mec, savoir se saouler seul et sans raison valable. Comme autre preuve de ma virilité je me disais, que s’il était douloureux de vomir à jeun, dégueuler le ventre plein d’une nourriture exotique pouvait s’avérer mortel.
J’avais assimilé plusieurs éléments de ma destinée pas si évidents à avaler pour la plupart des mortels, comme le fait que je n’avais jamais réussir à embrasser le bonheur, je m’étais seulement tenu debout sur la pointe des pieds pour le toucher, de temps en temps, du bout des doigts. Je m’étais résigné à vivre dans le Grand Tiraillement, celui qui consistait à vouloir à la fois le noir et le blanc, et puis me coltiner un tas de tarés, tout le temps, parce qu’il semblait que la machine à produire de l’humain s’était légèrement déréglée au fil du temps. Un truc avait merdé, mais quoi? Bref, j’étais résigné à toutes ces choses, comme à la certitude que je vomirais ce soir.
Autour de moi dans le monde, beaucoup d’humains n’étaient pas rangés biens à leurs places.
Ces crevettes pataugeant dans un bol, pour elles point de recoin obscur et minéral dans un  quelconque rocher fouetté par les vagues. La taulière derrière sa caisse, si loin d’un pays fait de rizières humides … Et puis moi, loin d’un truc, de quelque chose, mais de qui, ou de quoi ?

Mon regard croisa celui du petit chat en biscuit avec sa patte en l’air, il semblait me dire :
« Quand ces questions arrivent sur le tapis, il faut arrêter de se bouffer le foie ! »
J’étais à peu près d’accord avec lui, alors pour fêter ce bon conseil, je le saisis entre le pouce et l’index dans l’idée de lui faire sa fête. Je bouffais le bout de sa patoune dressée pour le recracher presque aussitôt sur le plateau, ça avait un goût atroce.
J’hésitais maintenant à ne faire qu’une bouchée du chat. L’alcool qui remplaçait mon sang semblait me commander d’agir avec imprudence, mais au lieu de dévorer le biscuit-chat, je l’ai cassé en deux, et c’est là que tout un truc anormal se mit à en dégouliner, dans le genre pas commun pour un dessert, même à un euro cinquante, et même chinois.

L’intérieur était d’un mou visqueux, légèrement plus liquide que solide, et totalement repoussant. Il s’agissait d’une espèce de masse de chair rosée, parcourue de fins vaisseaux bleus, elle était recouverte d’une fine membrane transparente.
Le tout pulsait, ça vivait.
J’ai regardé le visage brisé du petit chat qui affichait toujours un air aussi heureux et béa, et j’ai décidé que c’en était trop, je me levai pour rentrer chez moi histoire de m’étendre sur le lit, faire semblant de dormir les quelques heures résiduelles de la nuit restante avant le lendemain.

Les draps tournaient derrière le hublot de la machine. J’avais réussi à garder presque un mois son parfum dans la taie d’oreiller. Bien sûr, son odeur me rendait plus triste chaque matin, mais au moins je dormais la nuit, et je dormais bien. Au bout d’un mois donc, le matin précédant cette cuite finie dans ce restaurant asiatique, je m’étais décidé à tout laver, et ce n’était pas dû à cette tristesse qui m’enserrait le cœur au réveil, mais à la puanteur qui se dégageait maintenant des draps. Son odeur avait disparu de la taie, c’est à ce moment que je connus mes problèmes d’insomnie.
J’avais regardé la taie tourner, mélangée aux draps, l’eau fit sont apparition, et puis la mousse, et lorsque le programme de lavage s’est terminé, tout était fini, elle, son odeur, nos nuits dedans et les matins tristes. Ces choses furent remplacées par une bonne senteur de lessive, un truc censé rappeler le savon de Marseille, mais qui ne me rappelait rien du tout à moi, et surtout pas elle, ou alors à la rigueur, le fait qu’elle ne serait plus jamais là.

 Le lendemain de cette cuite et du fast-food tout m’apparut clairement, la raison et les routines qui m’animaient se révélaient enfin, comme illuminées. Le langage des choses tristes reprenait son sens. La disparition de son odeur dans mon lit était la raison de mes dernières saouleries. C’est à cause de l’absence de son parfum que j’avais embêté ces filles, en leur proposant un « ice-cream », jusqu’à me retrouver dîner dans cette gargote improbable. Une odeur de lessive avait remplacé celle des cheveux de la femme aimée, la raison du désespoir des hommes est souvent imbécile.
Il ne me restait qu’une réponse en suspend, désormais. L’inconnue dans l’équation. La chose répugnante et dégoulinante, trouvée dans le biscuit en forme de chat, la veille, qui ne pouvait signifier qu’une chose : j’avais passé une nouvelle étape dans l’ivrognerie, j’en étais arrivé aux hallucinations.

Mon esprit avait franchi cette frontière dangereuse séparant l’invisible pour s’inviter au pays des alcooliques, j’y étais entré en touriste, sur le passeport de ma gueule cernée, le gros douanier Picole avec ses cheveux gras dans sa tenue débraillée avait joyeusement tamponné mon visa vers le pays des hallucinés, mais désormais, je ne me sentais plus un touriste, j’étais devenu résident privilégié.
Je décidais de reprendre les choses en main. Consulter un spécialiste, peut-être (?), puisque chaque pathologie a son spécialiste ! C’était exactement la décision à prendre, ne pas se laisser abattre et allez de l’avant. “Travailler sur soi”, ce genre. Je sortis de chez moi direction Bastille, après vingt minutes de métro je suis entré dans le restaurant de la veille, il était seize heures. J’ai demandé les gâteaux de chats à la femme taciturne derrière le comptoir, elle ne comprenait rien.
« – Non tous. Oui TOUS. Tous les gâteaux, je les achète tous, okay ? Ça fait combien?
– Quinze euros.
– Vous en avez d’autres ? D’AUTRES ?
– Plus…
– Oui, plus de gâteaux. Derrière, dans la réserve, vous en avez d’autres ? Allez voir là-bas.
– Combien vous vouloir ?
– Tous ! Je veux les acheter tous. »

J’ai payé quarante euros j’ai fait une carte, et puis j’en ai cassé un devant la vendeuse, faisant couler sa chair dégueulasse et vivante sur le carrelage.
« C’est quoi ça ? C’est quoi ça dedans, hein ?! Vous pouvez me le dire ?! »
La femme commença à baragouiner des trucs et rameuta un autre type plus une jeune fille, ça allait chauffer, alors je suis sorti dans la rue avec le sac plastique qui contenait les gâteaux vivants et monstrueux en forme de chat, mes preuves, et je suis rentré chez moi, histoire de réfléchir un peu à ce que m’avait appris tout ça.

Au fait, je m’appelle Casey, et je sais c’est pas banal comme prénom. C’est américain.
Casey veut dire « vigilant », et en règle général, je fais toujours attention aux petites choses que les autres ne remarquent pas. Parfois, je me dis que les prénoms marchent comme les horoscopes. Suffit que vous soyez né tel mois pour avoir tel caractère, une sorte de destinée. Alors peut-être que si je m’étais appelé autrement, je ne sais pas, Robert, peut-être n’aurais-je jamais rien capté à toute cette histoire de viande bizarre dégoulinante des biscuits-chats ?
Même si cela me paraît tout de même difficile de passer à côté de quelque chose comme ça…
Au fait, mes amis me surnomment Case.
Et le premier qui irait dire que j’ai une case en moins…

J’ai un peu cherché sur internet, mais je n’ai rien trouvé, aucun témoignage sur des expériences culinaires similaires. A force de dérives sur le réseau, de balades sur un tas de sites ou forums plus ou moins tarés, je finis par tomber sur un type qui pouvait peut-être m’aider, du moins il le prétendait. Sur son facebook, il disait être une pointure dans le domaine du paranormal, et peut-être que cette matière avait bien quelque chose de fantomatique, pour ce que j’en savais ?
Nous avons correspondu quelques jours par e-mails jusqu’à ce qu’il me donne rendez-vous à vingt-deux heures au KFC de Sébastopol. Il m’avait demandé d’amener un exemplaire du biscuit avec moi. D’après lui, et afin de révéler la nature véritable de la chose, il nous suffisait de placer le biscuit dans un « contexte supra-normale » (ce sont exactement les termes qu’il employa lors de nos échanges de mails) pour qu’il accède à une révélation. Quand je lui indiquai n’avoir aucune idée de ce que pouvait-être un contexte « supra-normale », il me répondit que lui en connaissait pleins, « genre à la pelle », et qu’il s’agissait de la raison pour laquelle lui était une pointure dans le domaine du supra-normal, et moi pas.
Je me suis donc pointé au KFC avec un biscuit emballé dans de l’alu, essayant de le trouver en vain parmi la clientèle. Faut dire que ses photos misent sur son Facebook avaient toutes été retouchées, et je ne savais pas du tout à quoi il pouvait ressembler, car quand il ne s’était pas photoshopé avec une tête de chien, c’était avec une tête d’oiseau, une tête de morts, ou un tas d’autres imbécilités du même genre. Découragé et arrivant à la conclusion que mon expert était au mieux en retard au pire ne viendrait jamais, je fis la queue à l’une des caisses, histoire de commander quelque chose, une première pour moi dans ce restaurant. Quand mon tour vint, je demandai à la jeune caissière « ce que les gens achetaient en général, un truc de bon ».
Je m’assis avec mon plateau et pris conscience de l’incongruité de toute cette histoire. Pourquoi il fallut que ce soit moi qui tombe sur ce biscuit, pourquoi à cette période de ma vie, pourquoi cette histoire m’obsédait autant, et pourquoi sur l’emballage du hamburger KFC, une mention me mettait au défi de le manger en entier, et comment un autre être humain avait pu décider de foutre du poulet frit avec de la pomme de terre frit entre deux tranche de pain pleines de mayonnaise sans qu’une loi une église ou quiconque ne s’y oppose, et affirme, que c’était simplement cinglé en plus d’être dégueulasse, et pourquoi je pensais toujours à elle comme ça, tout le temps, pourquoi elle m’avait quitté, qu’est-ce qui avait pu merder à ce point entre nous ? Pourquoi, pourquoi pourquoi…
Je réussis difficilement à finir le sandwich tiède avec la sensation qu’une grosse boule de pâte à pain cru chutait au fond de mon estomac – à ce moment je compris l’utilité de la mention pleine de défi sur l’emballage. J’imagine que sans elle, les gens foutraient en l’air le repas dès la première bouchée. Et puis j’ai levé les yeux du plateau pour apercevoir soudain mon rendez-vous, debout, face à moi.

Il s’agissait d’un grand type brun portant des grosses lunettes de soleil malgré l’heure nocturne, il me demanda :
« C’est vous, le type au biscuit ? »
Il ajouta, comme si cela n’était pas évident au premier abord (et c’était le cas), « je suis votre expert », avant de prendre place avec autorité sur la banquette à côté de moi.

Il s’appelait Olivier Bécazède et bougeait comme un lapin sous speed.
Il se présenta rapidement :
Expert en supra-normale était sa profession alimentaire, en plus de la respectable, celle d’écrivain – pas encore édité mais ça ne saurait tarder – le type se prétendait apte à diverses magies et me montra, comme pour le prouver, ses nombreuses fanfreluches qu’il portait au poignet – de puissants totems, selon lui –  des saloperies faites d’un tas de têtes de morts en argent, de plumes et autres conneries – selon moi.
Sa méthodologie consistait à éplucher les rubriques des faits divers dans les journaux parisiens pour   trouver des lieux théâtres d’homicides brutaux. Il effectuait ensuite une enquête de voisinage, afin de localiser l’adresse exacte, puis s’y pointait dans la soirée, “quand la mort et le sang sont encore frais”. Il forçait la porte en se foutant des celés posés par la police, et passait la nuit sur ces scènes de crime dans le but de communier avec les esprits.
Il m’assura que le biscuit-chat farci étrange ne manquerait pas de réagir, j’osai lui demander :
« Ce n’est pas illégal ? »
Il me répéta d’un débit plus lent, comme on le ferait à un touriste étranger qui ne comprendrait pas bien le français ou à un débile :
« Ton biscuit-chat farci de matière étrange ne manquera pas de réagir. C’est garanti, alors… »
Manifestement, j’avais à faire à un taré, mais comme je n’avais rien prévu pour la soirée, j’acceptai de le suivre, à deux cent mètres du KFC, afin de passer la nuit sur les lieux d’un double homicide.

***

« Y a un type qui déjeune chez un autre, un végétarien, c’est important de le préciser, pour l’histoire… »
Après avoir ouvert et examiné le biscuit, Bécazède s’était allongé sur la silhouette de l’homme tracée à la craie au milieu des taches sombres et dégueulasses de l’appartement dans lequel nous étions entrés par effraction. Vu la corpulence du dessin, il devait s’agir du mari, qui s’était tué le dernier, un canon d’un revolver enfoncé au fond de la bouche. Le pseudo-expert en phénomènes extra-normaux ou je ne sais quoi avait commencé une histoire ( « je vais vulgariser pour que tu comprennes »…) dans le but de m’expliquer la nature de ce qui pouvait se trouver dans le biscuit.
« – Ok, les deux déjeunent, et le mec normal voit le végétarien carrément se bâfrer un steak haché, alors le type normal il lui dit « Hey mec ! J’pensais que t’étais un genre de végétarien ? J’pensais que tu ne mangeais jamais de viande ?!  Et là le deuxième type lui répondit : « Oui c’est exact ! Je ne mange aucun cadavre ! » tout en continuant pourtant d’enfourner de grandes fourchettes de steak haché ! » et bon, l’autre type commence à péter les plombs tu vois, surtout que le végétarien mange ça goulûment, il a plein de gras autour de la bouche, comme s’il venait de faire un truc sexuel à une femme, comme s’il…
– Ca va, j’ai compris…
– Bon sérieux, le type s’énerve – et il y a de quoi – et c’est là que le végétarien lâche le morceau : « Y aucune viande dans ce steak haché ! », alors l’autre va fouiller dans la poubelle de la cuisine, et en ressort la barquette : Sur l’étiquette de composition, l’est marqué «algues, champignons, graines, boulgour, colorant, agent de saveur, conservateur », ce genre de trucs, et pas un gramme de viande ! Le steak qui avait pourtant le goût et l’odeur de la viande n’était pas autre chose qu’un tas de foutus végétaux ! “
Bécazède se releva brutalement et s’approcha trop vite son visage du mien. Il me demanda l’air grave,
«  – Tu crois en ça, toi ?
– Je ne comprends pas où…
– Il existe un tas de magasins bios et végétariens qui vendent ce genre d’aberrations ! Dans ce pays ! Dans cette ville ! A l’heure où je te parle ! Ils seront bientôt capables de fabriquer de véritables vaches vivantes rien qu’avec des végétaux !
– Je ne vois pas le rapport avec notre cas. »
Il enleva alors ses lunettes de soleils et me confia, en baissant la voix comme s’il avait peur d’être entendu :
« Ce que j’essaye de te dire : ce qui se trouve dans les biscuits-chat n’a peut-être rien à voir avec ce qui devrait « normalement » se trouver dans un biscuit, même en forme de chat ! »

La nuit s’annonçait longue. J’aurais donné n’importe quoi pour me trouver loin d’ici, chez moi, dans mon lit, je lui demandai :
«Le type de ton histoire, le « normal », c’était toi non ? »
Allongé de nouveau dans la trace de craie ensanglantée, Bécazède me répondit en secouant mollement une main :
« Pour ta sécurité, mieux vaut que t’en saches pas trop… »

Je suis rentré chez moi très tôt le lendemain matin, dès l’ouverture du métro. Avant “Elle”, ces retours matinaux signifiaient que je revenais d’une nuit passée chez une fille, repu d’une sexuelle fatigue, mais les choses peuvent changer radicalement parfois, sans que l’on comprenne le pourquoi. Ce retour marquait la fin d’une nuit blanche passée en compagnie d’un taré sur une scène de crime.
Naturellement, je ne fus témoin d’aucun évènement extra-normal. « L’expert » avait passé son temps à se traîner à genoux dans tout l’appartement, lentement, afin de ne pas apeurer les esprits, tenant devant lui le biscuit comme une croix de pèlerin. Il s’était adressé aux morts (la femme avait été exécuté par son mari au pied du lit, le mari s’était tué au milieu du salon), en leur demandant d’abord poliment des réponses, puis en les implorant, avant de les menacer en hurlant. L’expert m’expliqua que les fantômes étaient bien présents (il les « sentait »), mais « qu’ils » se comportaient en parfaits connards ! Son cinéma ne m’impressionna que les premiers temps, les silhouettes des victimes dessinées à la craie, les taches sombres de sang et tout ça, mais passé une heure, le délire m’ennuyait. On s’habitue à tout.
Au bout de trois heures, « l’expert » s’allongea dans une des silhouettes dessinée à la craie afin d’offrir son corps aux esprits sans plus de succès. Selon ma perception des choses, le «puissant médium» s’était profondément endormi, ce qui expliquait ses ronflements.
De mon côté, je suis resté éveiller toute la nuit, angoissé à l’idée de me faire prendre sur une scène de crime et quelque peu écœuré par le glauque de la situation. Le biscuit ouvert s’était vidé de sa tripaille sans aucune réaction.
Dès que l’aube se pointa, je sortis doucement de l’appartement,.
L’expert toujours endormi tenait dans une main un appareil photo jetable qu’il avait prévu pour immortaliser les « phénomènes ».
Sur le boîtier était inscrit « étanche » en grosses lettres joyeuses et oranges.
Je le remerciais tout de même silencieusement, lui et ses bonnes intentions, puis je fuis prudemment. Soulagé de retrouver la rue, j’attrapai le premier métro et rentrai enfin chez moi.

A peine arrivé, je me suis jeté sur le lit, exténué. L’entropie de mon domicile me sauta tout de suite à la gueule, mais quel bordel ! Ma vie me faisait penser à ces quilles suspendues dans le vide, comme en apesanteur sous les mains du jongleur. Quel que soit l’habileté et la vitesse de l’artiste, le moment arrivait toujours où tout se cassait la gueule, à l’instant où la légère entropie saisissait les muscles du jongleur afin d’atteindre indirectement les quilles, ou un souffle de vent, ou allez savoir quoi, tant de choses peuvent dérailler facilement.
Étendu en travers du futon, j’avais l’impression d’être une de ces foutues quilles tombée au sol.
C’est la raison pour laquelle, je crois, que la question du fourrage des biscuits m’obséda autant. Réfléchir et travailler à résoudre cette énigme me permettait de ne pas penser aux quilles tombées au sol, ni à Elle, son absence, enfin, le moins possible.
Malgré mon état de fatigue, j’eus du mal à trouver le sommeil, et faut croire que ce matin-là cette nouvelle obsession ne suffisait plus.
Elle revenait encore dans mon esprit après avoir fui l’odeur de mes draps.
Si la déesse du rock and roll n’en était pas une, alors qu’y avait-il eu comme fourrage dedans elle, hein ? Du vivant ? Du vibrant ? Du dégoulinant ? Non, il n’y avait jamais rien eut, rien de bien palpitant, enfin, la plupart du temps. Elle n’était qu’une connasse de plus avec un sale cul et une sale gueule, mais je pensais encore à elle.
Je me suis relevé pour ouvrir le frigo, histoire de faire du froid dans le studio. Une bouteille de soda était dedans, je l’ai prise, puis suis retourné me coucher. Sur l’étiquette du soda figurait un bonhomme-bouteille dessiné, coiffé de dreads et d’un bonnet rasta, était écrit son nom, la rasta-bouteille s’appelait « reggae man ! », avec le point d’exclamation en plus des grosses lettres joyeuses. Je me suis demandé quel était le rapport avec le soda. Ai réfléchi longtemps sur la question. Le départ de la femme que j’aimais devait avoir une raison, étalée devant mes yeux, juste-là, sauf que je devais être trop con pour la voir,… Au bout d’un long moment, je me suis dit que les types d’un bureau de marketing quelconque avaient trouvé cool ou vendeur de dessiner une bouteille rasta, sans plus de raisons, et j’ai pensé aux femmes qui me reprochaient toujours de trop réfléchir, de vouloir trouver des réponses à tout, alors je voulus les contredire, et me suis forcé à prononcer à voix haute « Hey ! C’est vraiment très cool cette bouteille de rastaman ! ».
J’en étais arrivé à ce point.
Putain.
J’en avais ma claque de réfléchir tout le temps. Elle, elles, les biscuits-chats, ce qui se trouvait dedans, les sandwichs dégueulasses que l’on vous mettait au défi de terminer, tout ça… Bientôt une bouteille-rasta dansait dans mon esprit éreinté par le manque de sommeil, la bouteille était accompagnée d’une farandolle de biscuits en forme de chats, tous dansaient, la voix de la femme que j’aimais me disait quelque chose que je n’arrivais pas à entendre derrière ce brouhaha.
Je me suis endormi.

J’ai bien essayé de freiner un peu toute cette histoire, je n’ai plus trop pensé à ces biscuits inquiétants et laissais tranquilles ceux que j’avais acheté, enfermés dans le sac plastique, posé sur une étagère du frigo. Si je ne faisais pas grand-chose de ma vie, au moins je comptais arrêter les conneries. Faut avancer c’est comme ça, et puis au bout d’un moment se forcer à ne plus penser aux idées qui nous bouffent. Ça a fonctionné les premiers temps, disons durant vingt-quatre heures. Et puis ma vie est retombée toute seule dans la bizarrerie. J’écoutais tranquillement une chanson de Kurt Cobain sur l’ordinateur quand je reçus une demande de tchat d’Olivier Bécazède, je fis l’erreur d’y répondre.

> Olivier Bkz : Yo mec ça va ? C’est moi, Olivier Bkz
> Case : Ouais je sais, ton nom est marqué sur le tchat
> Olivier Bkz : Pas mal…
> Case : Quoi ?
> Olivier Bkz : Je veux dire, remarque pertinente, mais…
> Case : Mais quoi ?
> Olivier Bkz : Y a rien qui te prouve que c’est moi. N’importe qui pourrait se connecter de mon compte…
> Case : merde, j’ai jamais dit …
> Olivier Bkz : Je peux te dire que nous nous sommes rencontrés au KFC, que tu mangeais… je ne sais plus quoi, mais ça semblait bien dégueulasse.
> Case : Écoute, c’est bon, je ne remets pas en question ton identité
> Olivier Bkz : Normal, puisque je viens de t’en donner la preuve.
> Case : Oui ! Tout à fait ! Je n’ai plus aucun doute qu’il s’agisse bien de toi ! Tu me veux quoi ?
> Olivier Bkz : Bon voilà, je repensais à l’autre nuit, notre « nuit spéciale », si tu vois ce que je veux dire…
> Case : Oui oui, tout à fait, et…?
> Olivier Bkz : Voilà, bien que « l’expérience » ne fut pas entièrement satisfaisante…
> Case : C’est une façon de voir les choses…
> Olivier Bkz : … je pense que la réponse que tu cherches ne viendra pas forcément de l’au-delà.
> Case : Ah ?
> Olivier Bkz : Je suis un cartésien à la base, en particulier lorsque les données d’un problème sont invisibles et impossibles à prouver. Je pense que tu devrais te tourner vers des sciences dures pour expliquer le fameux fourrage. Avant de traîner sur des scènes de crimes, je menais quelques petites expériences dans la morgue d’un hôpital parisien. J’y connais un type qui y bosse, « le doc », je peux te brancher avec lui. Il pourrait analyser ton biscuit de façon médicale ?
> Case : Pourquoi il ferait ça ? C’est un pote à toi ?
> Olivier Bkz : Non, c’est un ivrogne, alors ça me ferait mal ! Je ne fais pas confiance aux drogués et aux ivrognes, ils ne sont pas fiables, mais ils sont serviables en général, c’est le bon côté, et puis… C’est un docteur, avec tout ce qu’il faut de diplômes. Je t’envoie ses contacts ?
> Case : Envoie toujours, je verrai…
> Olivier Bkz : En échange tu me tiendras informé de ses découvertes, marché conclu ?
> Case : D’accord.
> Olivier Bkz : Bien, je te laisse. Que ton chemin soit éclairé par la lumière de la compréhension.
> Case : Pareil.

Je cliquais sur « déconnecter » puis « rejouer » la chanson de Kurt Cobain. Son chant traînant racontait l’histoire d’un type qui avait toujours mal au ventre.  Je reçus quelques secondes plus tard par mail les infos concernant le doc, l’adresse de la morgue, et les heures auxquelles je pouvais le trouver, le type bossait de nuit. Je sélectionnai le mail et hésitais à le supprimer. Je me trouvais face à un choix. Me replonger dans tout ça, ou oublier cette histoire, et continuer ma vie normalement. Je voulus monter le son de la chanson pour m’aider à prendre une décision, et il m’était possible de le faire de trois façons différentes : par la commande de la vidéo, celle de mon ordinateur, et enfin, via le bouton de l’ampli. Marrant de constater que nous avons bien moins de choix concernant les décisions à prendre pour nos vies. Il n’existe toujours que deux alternatives possibles, deux choix binaires pour chaque action à entreprendre, et à bien y réfléchir, le premier choix est toujours une illusion, quant au second … Le second choix pour lequel nous optons, il ne s’agit jamais pas du meilleur choix, mais du moins pire. Seulement le moins pire des choix…
Au fond le seul choix qui nous avons vraiment est celui des animaux emmenés dans le couloir de l’abattoir où ils finiront leurs vies : avancer, toujours avancer entre les longues barrières, droit devant, jusqu’à la fin. J’ai recopié ses indications et me suis décidé à rencontrer le docteur le soir même. C’est la raison pour laquelle je me retrouvais dans cet hôpital.

***

A ma première tentative pour rencontrer Doc, je m’étais perdu dans les couloirs, en proie à la panique j’avais fui. Je contactais Bécazède le soir sur les réseaux sociaux, rendez-vous fut pris le lendemain. Il m’attendait devant l’entrée principale du bâtiment, il était dix-huit heure, bien que le soleil fut couché depuis longtemps Bécazède portait toujours ses lunettes de soleils ridicules et noires. Je lui donnais cent euros, la somme qu’il m’avait demandé pour rencontrer son docteur, mais nous étions arrivés trop tôt à la morgue, alors nous l’avons attendu.
Ce ne sont pas les armoires métalliques que je savais remplies de cadavres qui me mirent mal à l’aise, mais plutôt l’odeur de formol et de javel, et sans que je sache pourquoi, la vision de ces matières, le carrelage blanc sur les murs, et l’inox d’une tablette sur laquelle était posée des instruments profanateurs.

– C’est quoi, les expériences que tu fais ici ?
– Crois-moi Case, t’as pas vraiment envie de savoir.

Je ressentis la même colère, et l’agacement connu quand je l’avais accompagné dans cet appartement. Ce type était fou, et je venais de perdre cent euros alors que ma situation financière oscillait ces derniers mois entre “désespérée” et “sans espoir. ” Cet endroit me rendait de plus en plus mal, livide, mon trouble s’accentuait, surtout qu’il y avait une forme étendue sous un drap vert, sur une table, et Bécazède tournait dangereusement autour tandis que mes battements cardiaques s’accéléraient. En compagnie de ce cinglé l’horreur pouvait surgir à tout instant …

 ” – Ca te fait marrer ?! Hé bien, je trouve que t’es qu’un sale connard ! Parce que ces gens sont morts, okay ?! Ils ne peuvent plus se défendre, ils sont là, impuissants, et toi tu …
– Moi ?! Moi Case, je suis exactement la seule personne qui se soucie encore d’eux dans ce Monde ! Devant même tous les faux-culs qui se trouveront à leur enterrement ! Et tu sais pourquoi ? Parce que je m’intéresse à eux, à leurs histoires, aux choses qui font qu’ils se retrouvent là ! “

Bécazède se tenait tout près de la forme étendue sur la table, une lueur mauvaise dans le regard, je priais qu’un employé ou le fameux docteur fasse enfin son entrée. Comme s’il lisait dans mes pensées, Bécazède jeta un regard suspicieux vers la porte. Puis il me sourit, et hocha la tête direction du cadavre. L’horreur arrivait toute blinde, je me tenais là nauséeux, impuissant, mes muscles mous dénués de force aucun sang ne coulait plus dans mes veines – je m’obligeais à ne pas penser aux veines.

” – Par exemple celle-là – et je dis celle-là parce que je sais que c’est une femme, les esprits des morts m’ont raconté son histoire – celle-là a gardé, malgré une fin terrible, une petite chatte absolument parfaite …
– Arrête, tu me dégoûtes …
– Mais non, une chatte est un chatte, il n’y a rien de dégouttant ni de fascinant à ce propos ! Ce qui est fascinant, en revanche, c’est que sa petite chatte est restée parfaite, épilée mais pas trop, alors que le reste de son corps fut réduit à l’état d’une bouillie infâme ! Une vraie bouillabaisse de femme ! Regarde-là si tu ne me crois pas ! “

Bécazède se mit à remonter lentement le drap sur la cheville du cadavre, et il est vrai que je découvris horrifié une cheville féminine de toute beauté… Je me retournai, je fermai les yeux comme un enfant tombé par accident devant un film trop violent, mais il me semblait entendre encore le bruit léger du drap qu’il remontait…

” – Arrête… T’as pas le droit de faire ça !
– Jésus-Christ, mais quelle belle petite chatte ! Ni trop fournie, ni trop épilée ! Pour qu’elle soit ainsi, Marie a dû aller chez un…Comment dit-on déjà ? Elle dut se rendre dans un salon de beauté, une esthéticienne, oui. Quel gâchis ! Je l’imagine prendre le métro ou un taxi, dépenser de l’énergie et du temps pour se rendre dans ce salon… Elle voulait se faire jolie, dans le cas où elle rencontrerait le grand amour de sa vie, mais … Les choses ne se sont pas déroulée ainsi, pas vrai Case ? Non, nous le savons tous les deux. Maintenant, Marie est ici. Le ventre éclaté, ses intestins à l’air libre et son visage complètement aplati sur un côté, elle ressemble à un monstre… Si tu veux mon avis, ils l’enterreront cercueil fermé. Mais moi, je pense au contraire que nous devrions exposer le corps de Marie dans un musée d’art contemporain. Dans le but d’illustrer la mort, et sa terrible beauté. Et aussi la vacuité de ces choses que nous faisons tous, en imaginant que du bonheur nous attend au coin de la rue, ou après-demain. Son cadavre ferait une œuvre très forte. Et aussi très triste.”

Je me tenais toujours de dos, inondé de sueur, pour rien au monde je ne me serai tourné, j’avais l’impression que mes pieds étaient coulés dans du béton. Bécazède me déclara alors, d’une voix excitée et haute,

” Case, laisse-moi te raconter l’histoire de Marie, toujours inscrite en cette heure sur le site de rencontre Attractive World ! ”

Marie, Attractive World

Marie, 29 ans, chef de pub, est sur Attractive World, le leader de la rencontre haut de gamme sur internet, et elle ne se contentera pas de toi, Case, espèce de looser. Pourquoi ? Pour un tas de raisons. Une dizaine d’années à se masser le corps avec un tas de produits cosmétiques haut de gammes, plusieurs entraînements par semaine au Club Med gym, des séances de bronzage étudiées, une épilation minutieuse de la chatte , une légère opération esthétique de la poitrine – aussitôt déniée – réalisée par un grand chirurgien s’inspirant de la culture clinique du Brésil – des seins naturels mais légèrement tombant – toutes ces choses ont doté Marie du corps d’une hardeuse européenne façon vingt et unième siècle. A cela, il faut ajouter une éducation de qualité supérieure, un tas de diplômes, et un boulot à fort revenu. Marie est un produit aussi haut de gamme que ce qui peut se trouver en haut du rayon frais et bio de monoprix. Marie est achalandée avec goût. Marie est sur Attractive Word, Marie parle couramment trois langues, sa culture et son intellect ne la lâcheront jamais lors d’une conversation en société. Marie va tous les ans au Club Med de Kemer ou Antalya je ne sais plus, celui où les gens comme elle se rejoignent pour boire et faire la fête. Marie va parfois au Baron, au Montana, au Saut du Loup, aux Chandelles, et dans un tas d’endroits de ce genre que je ne connais pas. Marie, 29 ans, chef de pub est sur le site de rencontre Attractive Word. Marie a un bon taf, bon dans le sens rémunérateur, car Marie sent bien que ce n’est pas ça, que rien de ce qu’elle peut faire n’est important, entourée de gens comme elle … Marie sent la vacuité sous les apparences et les discours, elle le ressent sans l’intellectualiser, d’une façon viscérale. Et elle a l’impression de mourir un peu plus tous les matins, quand elle franchit la porte de son bureau. Marie adore le shopping, elle connaît les marques qu’il faut connaître, celles de luxe qui ne la feront pas ressembler à une pute pauvre. Marie est sur Attractive World, le site leader de la rencontre haut de gamme. Marie est tout ça. Seins ! Crèmes ! Bronzage ! Sport ! Intelligence ! Diplômes ! Langues ! Culture ! Forts revenus ! Kemer ! Montana ! Non-fumeuse ! Champagne ! Ce sont les noms des molécules qui la composent aussi sûrement qu’un être humain vient au monde avec ses quatre membres. Marie est dedans Attractive World. Le site leader des rencontres haut de gamme l’a avalé pour son bien, il l’a catalogué parmi une multitude qui lui ressemble, et Attractive World va se charger de crier au monde ce qu’est Marie. Ceci est notifié contractuellement dans les conditions générales et particulières de vente, à valider obligatoirement lors de l’inscription.
Mais Marie est seule à en crever alors qu’elle sait mériter le meilleur.
Marie possède une carte de fidélité pour cumuler des miles, Marie a un appartement agréable et bien décoré, dans les beaux quartiers, Marie mérite le top.
Un homme de son age, beau, bronzé, qui aurait les mêmes composantes en commun, quelqu’un de non-fumeur qui cumulerait aussi des miles ur son American Express.
Marie mérite une grande histoire avec un homme qui n’est pas déjà marié.
Marie mérite un homme qui ne soit pas totalement amoureux de lui-même, ni totalement vieux, quelqu’un qui la regarde un peu.
Marie mérite un homme qui l’aime, qui aurait envie de lui faire un enfant.
Marie est sur Attractive World, le site leader des rencontres haut de gamme.
Marie a conscience d’être difficile dans ses goûts, voire élitiste, l’amour à notre époque semble être une demande un peu folle.
Alors Marie est sur Attractive World.
Son dernier amant date de cet été. Trouvé lors d’une nuit blanche, le type l’avait monté dans son 4×4 luxueux. Allongée à l’arrière d’un Porsche Cayenne, elle n’avait pu détacher ses yeux de la calvitie du petit homme qui ahanait, sa forte odeur de parfum Mugler l’empêchait de respirer.
Marie est sur Attractive World. Marie a pris des médicaments un soir, avec de l’alcool, mais il s’agissait d’un moment d’intense confusion, un appel au secours, comme l’affirmera sa meilleure amie.
Petite, Marie rêvait d’être la princesse de Walt Disney, elle imaginait son prince blond, toujours.
Marie est sur Attractive World.
Le site leader des rencontres haut de gamme lui a promis l’amour de façon contractuelle.
Seize chiffre, une date d’expiration, un cryptogramme, et puis c’est tout.
La nuit de son “appel au secour”, après le vin et les médocs, Marie enfila son manteau de fourrure, elle était nue dessous.
Marie s’est jetée d’un pont du périphérique un mardi nuit. Elle mourut rapidement, non de la chute, mais quand la première voiture la percuta. Elle se retrouva ensuite coincée sous le châssis d’un camion qui lui fit faire un peu de route. C’est à cet instant que son ventre explosa. Son autrefois joli corps désormais en charpie, traîné sur cent mètres de bitume dégueulasse, Marie finit en morceau, sauf sa chatte, parfaitement épilée restée intacte. C’est la réflexion que se firent les pompiers en rigolant.
Ensuite… Ensuite tu sais, Case, des impulsions électriques se sont éparpillées au quatre coins du pays, il s’agissait du dernier souffle de Marie. Pleins de gens sympathiques ont répondus au téléphone ou ont ouverts leurs mails. Certains ont pleuré, d’autres ont essayé, mais la plupart n’en avaient rien à foutre. Marie est toujours sur Attractive World car elle avait payé un abonnement premium valide encore six mois. Elle avait réglé avec sa carte bancaire, celle qui cumule des miles.
Marie est allongée là maintenant, et elle se trouve en même temps souriante, sur Attractive World.”

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