Il avait 9 ans quand il le vit pour la première fois. C’était un jour d’hiver tout à fait ordinaire. La neige s’amoncelait dans les rues de Prague, créant des monticules immenses dans lesquels les enfants du quartier se plaisaient à jouer. Les adultes, eux, déambulaient dans les rues la mine renfrognée, resserrant le col de leurs manteaux pour se protéger la gorge des assauts du vent glacial. La ville était silencieuse, si ce n’était pour le rire de quelques enfants. On aurait dit que tous les sons avaient été absorbés par la neige, ou que leurs vibrations avaient gelé avant même qu’ils puissent atteindre l’oreille humaine. Mikhail regardait à travers sa fenêtre, envieux, des enfants faire une bataille de boule de neige dans la rue qui bordait sa maison. Une brise glaciale s’échappait de l’espace entre la fenêtre et le mur, le faisant frissonner. Il ne parvint néanmoins pas à décoller ses yeux du spectacle qui s’offrait à lui. De temps en temps, le regard d’un enfant croisait le sien quelques secondes, avant de se détourner, absorbé par son occupation principale. Mikhail brûlait d’envie les rejoindre mais sa mère lui avait interdit de mettre un pied dehors. Elle ne voulait pas qu’il tombe malade, n’ayant pas assez d’argent pour payer la visite d’un médecin. Le cliquetis de la serrure le ramena brusquement à la réalité. Sa mère rentrait du marché et avait besoin de son aide. Il se détacha de la fenêtre et se posta près de la porte pour l’accueillir. Grand bien lui en fit. Sa mère arriva, chargée de divers sacs pleins à craquer de provisions. Il se précipita vers elle pour la délaisser de quelques sacs. Son corps d’enfant ploya sous le poids des provisions, qu’il traina courageusement jusqu’à la table de la cuisine.
«cпacибo » le remercia sa mère.
Bien qu’ils vécussent en Tchécoslovaquie depuis des années, sa mère mettait un point d’honneur à parler russe à la maison.
« Je ne veux pas que tu oublies nos origines. Nous faisons partie du peuple soviétique ! Ne l’oublie jamais ».
Mikhail avait acquiescé, effrayé par le soudain élan de patriotisme de sa mère. Il n’avait jamais pu lui demander la raison pour laquelle ils avaient quitté l’URSS. La seule fois où il avait osé aborder le sujet, sa mère s’était tue un moment, avant de se mettre à crier et à injurier son père. Cet épisode était imprimé au fer rouge dans sa mémoire. Ce n’était certes pas la première fois que sa mère insultait son défunt père, mais il ne l’avait jamais vu dans un tel état de rage. Depuis, il se gardait bien d’évoquer ce sujet.
– Mikhail, arrête de rêvasser et aide-moi à ranger les courses.
– Da, mamochka.
Il vida les sacs et disposa leurs contenus sur le comptoir en bois pourri qui menaçait à chaque instant de s’effondrer pour que sa mère puisse les ranger dans les placards. Pendant qu’il s’activait, il entendit un son étrange. Il s’arrêta un instant pour trouver la source. Non, ce n’était un bruit. Cela ressemblait plus… à une mélodie. Ses yeux s’écarquillèrent de surprise lorsqu’il identifia la provenance du son. Sa mère. Elle chantonnait doucement un air d’opéra. Le garçon était abasourdi. C’était la première fois de sa vie qu’il entendait sa mère chanter. Il l’avait toujours pensé incapable de produire autre chose que des ordres et des insultes à l’égard de son mari.
La mélodie cessa brusquement.
– Mikhail, qu’est ce que tu as aujourd’hui ? Concentre-toi un peu sur ce que tu fais !
– Pardonne-moi mamochka, s’excusa-t-il en reprenant sa tâche.
En vidant le contenu du dernier sac, il jeta un coup d’œil à sa mère, qui avait repris son fredonnement. Ses traits, habituellement tirés, semblaient s’être lissés sous le coup d’une émotion qui ne l’avait jamais vu aborder : l’excitation. Il se creusa la tête, essayant d’imaginer ce qui avait pu lui arriver au marché pour la mettre dans cet état. Une bonne affaire ? Un marchand qui s’était trompé en lui rendant la monnaie, lui donnant bien plus qu’il ne devait ? Non… Il sentait une fièvre teintée d’impatience qui émanait de son corps usé par la vie. Il attendit patiemment qu’elle finisse de ranger les aliments dans le garde-manger avant de l’interroger. A peine eut-il ouvrit la bouche qu’elle se tourna vers lui et s’exclama, le nez retroussé :
– Tu sens le rat mort ! Va vite te laver. Après tu enfileras tes beaux habits. Tu sais, ceux que la voisine nous a donné après que son fils soit devenu trop grand pour les porter.
– Pourquoi ? Tu n’avais pas dit de les porter que pour une occasion spéciale ?
– C’est une occasion spéciale ! Ce soir mon fils, nous allons à l’opéra !
– A l’opéra ? Mais c’est réservé aux riches, aux gens de la haute société.
– Pas ce soir. J’ai croisé une de mes amies au marché qui s’est trouvée un travail d’ouvreuse au Théâtre National. Comme je l’avais aidée à se cacher lorsque des créanciers étaient à ses trousses, elle m’a proposé de me repayer en nous faisant entrer dans le théâtre après la fermeture des portes. Bien sûr, nous n’aurons pas de siège et nous serons tout au fond de la salle, mais c’est déjà une chance extraordinaire de pouvoir rentrer dans un tel lieu !
A ces mots, elle se mit à virevolter dans la pièce en s’esclaffant. Les planches de bois pourries craquaient sous chacun de ses pas, mais elle s’en moquait. Elle laissait libre-court à sa joie, trop longtemps déniée. Le jeune garçon l’observait évoluer, bouche bée. Au détour d’une pirouette, elle lui lança :
– Qu’est ce que tu fais encore ici ? Va te débarbouiller, dépêche-toi.
Mikhail se précipita dans la chambre qu’il partageait avec sa mère. Il ferma la porte sous les éclats de rire de celle-ci. Il se gratta la tête, écrasant un pou qui s’y baladait. Sa mère était-elle devenue folle ? Il commençait à en douter. Il s’ébroua violemment. Mieux valait ne pas y penser. Avisant la bassine d’eau dans un coin de la pièce, il commença à se déshabiller. Il mit ses vêtements malodorants dans un panier en osier que sa mère réservait pour la lessive, rapprocha la bassine au milieu de la pièce et saisit le chiffon posé un cheval sur le rebord de celle-ci. Il chercha le savon du regard. Il détestait sentir le propre, mais il savait que sa mère lui filerait une rouste s’il salissait ses beaux atours. Il le repéra près de l’endroit d’où il avait tiré la bassine. Après l’avoir récupéré, il s’agenouilla au-dessus du récipient. Son image se reflétait à peine dans l’eau trouble. Sa mère était passée avant lui. Il y trempa son petit doigt, avant de le retirer en frissonnant. L’eau était glaciale. Elle avait dû être chaude ce matin, lorsque sa mère avait fait chauffer la neige qu’elle avait récupéré sur le pas de la porte d’entrée pour la faire fondre. Il aurait dû l’écouter quand elle lui avait proposé de se laver alors que l’eau était encore chaude. Il regardait la surface lisse de l’eau dormante en grimaçant. Les regrets n’amènent à rien de bon lui disait souvent sa mère. Serrant les dents, il trempa le chiffon, et l’appliqua sur sa peau. Un nouveau frisson le parcourut. Il commença à se frotter énergiquement les membres, espérant que la chaleur de la friction lui ferait oublier la fraicheur de l’eau.
Dix minutes plus tard, il était rutilant de propreté. Il se mit alors en quête des fameux vêtements que la voisine lui avait donné. Il parcourut la pièce du regard. Elle était dépourvue de meuble, à l’exception d’un lit en fer rouillé de taille modeste. Celui-ci était surmonté d’un matelas dont les trous çà et là laissaient apercevoir la paille avec laquelle il était rembourré. Son regard s’attarda quelques secondes sur la malle en bois simple au pied du lit qui contenait tous leurs habits, avant de continuer son exploration. Sa mère n’aurait jamais mélangé de beaux vêtements avec ceux qu’ils utilisaient au quotidien. Il n’y avait rien d’autre dans la chambre, à part le panier de linge sale et la bassine. Une idée lui traversa l’esprit. Il franchit le pas qui le séparait du lit puis se mit à quatre pattes. Comme il s’en doutait, il aperçut une mallette au milieu de la poussière et des toiles d’araignées. Il tendit le bras pour la saisir. Un petit couinement se fit entendre alors qu’il tirait la mallette vers lui, soulevant en même temps un nuage de poussière qui le fit éternuer. Une forme grise jaillit de sous le lit pour aller se réfugier dans un trou situé sous l’unique fenêtre de la pièce. Encore un rat. Prague en était infestée. Cela ne perturba aucunement Mikhail, qui s’agenouilla, nu comme un vers, au-dessus de la mallette en cuir usé pour l’ouvrir. Il y découvrit une chemise blanche, sans aucun accroc, un pantalon noir à pince, un veston et une veste à queue assortie. Il s’habilla en vitesse. Il avait à peine fini d’ajuster sa ceinture que sa mère fit irruption dans la pièce.
– Tu es beau comme un cœur, s’exclama-t-elle avec la fierté d’une mère.
Mikhail se sentait mal à l’aise dans ces vêtements amidonnés qui le grattaient, mais il n’osait rien dire de peur de la mettre en colère. Elle lui sourit de toutes ses dents.
– Oui, vraiment très beau.
***
Mikhail tremblait. La terrible morsure du froid hivernale lui gelait les extrémités, l’empêchant d’agripper correctement les pans de son manteau de ses doigts gourds. Une bourrasque de vent glacial lui coupa le souffle. Il jeta un coup d’œil devant lui, pour évaluer la distance qui les séparait encore du Théâtre National, mais ne put apercevoir que la tache noire du manteau de sa mère, qui luttait devant lui pour avancer. Mikhail serra les dents, tentant de supprimer ses grelottements. Comme il aurait aimé pouvoir se blottir dans son lit ! Mais sa mère avait été intraitable, même après que la tempête de neige eut commencé : ce soir, ils iraient au théâtre.
Mikhail avançait précautionneusement, en prenant soin de marcher dans les pas de sa mère. Malgré cela, la neige s’était infiltrée dans ses chaussures troués, lui gelant les orteils. Chaque pas le faisant grimacer, mais il n’osa emmètre un son, de peur que sa mère ne l’entende. Une voiture passa en caracolant près de lui, l’éclaboussant de neige boueuse. Il n’eut pas l’énergie de réagir, contrairement à sa mère qui criait des injures au chauffeur tout en levant le point en l’air. Elle se tourna vers lui.
– Regarde ce qu’il a fait, nous sommes tout crotté maintenant ! Ah ce chauffeur, si je lui mets ma main dessus, il va la sentir !
Mikhail acquiesça sans conviction. Tout ce qu’il désirait, c’était d’être au chaud. Il jeta un coup d’œil aux alentours. La rue était déserte. Pas un chat errant ne miaulait, pas un rat ne pointait le bout de son museau hors des poubelles. Personne n’était assez fou pour sortir par un temps pareil. Personne, sauf sa mère.
Il la fixa silencieusement d’un œil morne. Elle dut sentir son mal-être, car elle cessa de rouspéter.
– Viens, nous sommes bientôt arrivés.
Mikhail lui emboita le pas, sans lui répondre. Pour tromper le froid, il entreprit de compter chaque pas. Un. Deux. Trois… Il en était à cinq cent soixante-quatorze lorsque sa mère s’arrêta brusquement devant lui. Il leva alors les yeux. Devant lui se tenait le bâtiment le plus imposant qu’il n’ait vu de sa courte vie. Sa façade, avec ses arches qui découpaient l’entrée en plusieurs ouvertures, ses colonnes style corinthiens qui bordaient les arches soutenant le balcon du premier étage et ses fresques sous la toiture semblaient avoir été créées pour impressionner les visiteurs, rappelant le prestige d’une époque lointaine. Mikhail se sentit mal à l’aise. Il avait l’impression que le théâtre sortait d’un autre monde, un monde d’or et de paillette auquel il n’appartenait clairement pas. Ses beaux vêtements dont sa mère était si fière lui parurent tout à coup de piètre qualité comparés aux costumes qu’arboraient les hommes sortant des voitures garées devant l’entrée. Même les statues disposées sur la corniche semblaient lui lancer un regard chargé de dédain. Il se mit à triturer nerveusement les boutons de sa veste. Il n’était pas à sa place ici. Sa mère, ignorant les doutes qui l’envahissaient, l’interpella sèchement :
– Mikhail ! Arrête de tirer sur ce bouton ! Tu vas abimer ton costume !
A ces mots, ses mains se rabattirent immédiatement sur les côtés. Il n’osa pas lever les yeux, craignant de croiser le regard noir qu’elle ne manquerait pas de lui lancer. Une bourrasque balaya la rue, le faisant une nouvelle fois trembler. Autour de lui, les spectateurs se pressaient pour entrer dans le théâtre, autant pressés par le froid que par le désir de ne pas rater une seconde de la performance pour laquelle ils avaient bravés cette terrible tempête hivernale. Quelques-uns leur jetaient un regard curieux, allant même jusqu’à commenter leur apparence à mi-voix, pensant sans doute ne pas être entendus ou s’en moquant complètement.
Sa mère grinça des dents.
« Maudit bourgeois » marmonna-t-elle dans un souffle.
Elle saisit brusquement le bras de son fils, l’entrainant sur le côté de la bâtisse.
– Mamochka, l’entrée est juste en face de nous, protesta-t-il, étonné.
Sa mère laissa échapper un rire amer.
– Benêt, crois-tu vraiment qu’on va nous laisser entrer par l’entrée principale ? Je ne peux tout simplement pas arriver et déclarer que j’attends qu’une amie nous fasse rentrer. Nous aurions de la chance si on ne nous jette pas dehors immédiatement !
– Où allons-nous alors ?
Sans prendre la peine de lui répondre, elle le tira en direction d’une petite porte située sur le côté. Une fois devant la porte, elle se secoua pour enlever les flocons de neige qui la recouvrait. Mikhail l’observa faire, sans esquisser le moindre geste.
– Et maintenant, on fait quoi ?
– On attend, mon fils, on attend.
Et ils attendirent. Après ce qui paru être une éternité, pendant laquelle le garçon s’était demandé un nombre incalculable de fois pourquoi ils n’ouvraient simplement pas la porte avant d’être arrêté net du regard lorsqu’il tenta d’agir, la porte s’ouvrit lentement dans un léger grincement. Le visage d’une femme à la mine inquiète apparut une seconde avant de s’effacer. Soudainement, la porte s’ouvrit en grand sur un couloir simple, peu éclairé.
« Dépêchez-vous » les enjoignit une voix étouffée. Mikhail ne se fit pas prier. Il entra dans le couloir, poussant un soupir en sentant une chaleur bienvenue l’envelopper. Un coup dans les côtes le fit sursauter.
– Ne reste pas planter là, avance donc !
Mikhail obtempéra. Sa mère s’engouffra à sa suite.
– Merci de nous avoir fait entrer Alenka. Brr, il fait froid dehors ! J’ai cru que mes os allaient gelés ! Et ces bourgeois qui nous regardaient de travers, comme si…
– Suivez-moi, vite ! Le spectacle a déjà commencé.
Sans attendre, la femme s’enfonça dans les ombres qui tapissaient le couloir. Sa mère bondit à sa suite, maugréant à l’idée d’avoir raté le début du ballet. Mikhail s’élança à leur trousse. Il ne voulait pas d’une énième réprimande ce soir.
Les murs des couloirs défilaient devant lui, tous identiques les uns aux autres. Il avait l’impression de s’enfoncer dans un labyrinthe souterrain, tant les couloirs qu’ils empruntaient étaient tortueux. Une douce musique résonnait à ses oreilles, devenant plus forte à chaque pas. Cela voulait-il dire qu’ils étaient enfin arrivés ?
La réponse ne se pas tarder. Le couloir déboucha sur une porte qui donnait sur le couloir principal. Alenka leur fit signe de ne pas faire de bruit. Elle se dirigea sur la pointe des pieds en direction d’une des portes d’entrée de la salle. Elle l’entrouvrit, jeta un coup d’œil à l’intérieur, avant de les inviter à la suivre. Ils entrèrent discrètement, sans se faire repérer par les spectateurs installés au dernier rang. Alenka leur désigna un coin baigné dans l’obscurité, derrière une colonne en pierre.
– Mettez-vous là. Je viendrais vous chercher à la fin du spectacle. Tâcher de ne pas vous faire prendre, je risque mon travail ajouta-elle, une ligne d’inquiétude creusant son large front.
– Merci mon amie. Ne t’inquiète pas, nous nous ferons aussi discret que des rats, s’exclama sa mère en souriant.
Alenka hocha la tête avant de repartir, les laissant seuls dans les ténèbres. Mikhail leva enfin les yeux. Ce qu’il découvrit le laissa sans voix. Devant lui, par-delà une mer de spectateurs, se trouvait une immense scène sur lequel se déroulait le plus beau spectacle qui ne lui ait jamais été donné de voir. Un casse-noisette géant se battait avec un rat de la même taille, jouant de son épée factice pour mener à mal son ennemi. Cela n’avait toutefois rien à voir avec les bagarres de rue dont il avait été témoin de trop nombreuses fois. Non, il y avait tant de grâce dans les mouvements de chacun des combattants qu’on ne pourrait croire à une bataille mortelle. C’était pourtant ce que les danseurs s’efforçaient de mimer.
Mikhail était en trance. Il vibrait à chaque pas de bourré, sentait son cœur bondir à chaque saut, tremblait à chaque coup d’estoc. Le monde autour de lui disparut. Seule restait la scène, lumineuse dans l’obscurité qui régnait. Même la distance qui les séparait semblait s’amenuir. Il tendit le bras, effleurant le tissu délicat du costume de Casse-Noisette.
La bataille s’acheva. Casse-Noisette venait de transpercer le rat avec son épée. Son sang écarlate se répandit sur la scène, avant d’atterrir au pied du garçon, éclaboussant ses chaussures. Mikhail sourit. Il était heureux que Casse-Noisette ait gagné le combat.
Il perdit toute notion du temps. Devant lui les personnages défilaient, avec des costumes plus somptueux les uns que les autres. Soudain, il l’entendit. Cet air d’opéra, le même que sa mère chantait plus tôt. Il tendit l’oreille, concentrant toute son attention sur la scène. Une femme venait de prendre place au centre de la scène. Son tutu, plus large que les autres, et la déférence que lui adressait les autres personnages lui indiqua qu’elle était probablement la reine de ce rassemblement. Après une pause théâtrale de quelques secondes, elle se mit à danser. Mikhail cessa de respirer. Elle évoluait sur la scène avec aisance et une grâce presque surnaturelle. Il absorba chacun de ses mouvements, faisant corps avec elle. Mikhail n’existait plus, son essence même semblait s’être dissoute, pour ne faire qu’un avec la danse. Il s’imaginait sur scène, l’accompagnant. Il n’était plus un garçonnet de 9 ans. Il était devenu le mari de cette reine, celui qui pouvait évoluer sur la même scène qu’elle, virevolter à ses côtés. Il ne la quitta pas des yeux, même après qu’elle eut fini de danser.
Une sensation désagréable le ramena à la réalité. Quelqu’un lui tirait le bras. Il chassa cette main importune. Qui osait l’empêcher de profiter du spectacle ? Il reçut une claque sur le crâne en guise de réponse. Avant qu’il puisse pester, une main se plaqua sur sa bouche.
« Tais-toi ! Dépêche-toi, il faut partir » fit une voix autoritaire tout près de lui. Il se laissa entrainer, sans protester. Derrière lui, les applaudissements retentirent comme un coup de tonnerre. Le spectacle était fini.
Le reste de la soirée lui parut flou. Il ne se souvenait pas être sorti du théâtre, ni d’avoir marché jusqu’à chez lui. Le soir, quand il s’endormit enfin, roulé en boule contre sa mère, il rêva de la reine qui l’avait tant ému.
***
« Mikhail ! Sors de ce lit, immédiatement ! Ça fait des jours que tu restes prostré sans rien faire ! Ça suffit maintenant ! Tu… »
Mikhail rabattit le coussin sur sa tête, qui vola aussitôt à l’autre bout de la pièce. Il leva les yeux vers le plafond, le visage dénué d’expression. Sa mère secoua la tête, désespérée. Depuis qu’elle l’avait emmené au théâtre, son fils n’était plus le même. Disparu le petit garçon joyeux et serviable. Il avait été remplacé par une larve amorphe et inutile qui passait ses journées à dormir.
« Le digne fils de son père » pensa-t-elle amèrement.
– Secoue-toi un peu ! J’ai besoin que tu m’accompagnes au marché.
Mikhail tourna son regard morne dans sa direction. Le choc la fit reculer d’un pas. Elle avait l’impression de fixer des abysses sans fond, menaçant à chaque instant de l’engloutir. Jamais elle n’avait été confrontée à un vide aussi… aberrant. Elle signa rapidement, priant pour que l’entité qui s’était emparée de son fils disparaisse et ne revienne jamais.
Mikhail cligna des yeux.
– Da mamochka.
Il se laissa glisser du lit, se trainant péniblement vers la porte d’entrée pour mettre ses chaussures. Sa mère resta un instant sur le seuil de la chambre, l’observant s’habiller. Aucune grâce n’émanait de ses gestes. Aucune vie. Pas étonnant que le chorégraphe du Théâtre Nationale lui avait ri au nez lorsqu’elle lui avait présenté Mikhail. Elle avait dû se rendre à l’évidence en le voyant singer gauchement les mouvements qu’il avait observés la veille que son fils ne sera jamais un danseur.
– Mamochka ?
Elle secoua la tête, brusquement ramenée à la réalité. Le marché. Ils devaient se rendre au marché pour acheter des provisions. Aller au marché, travailler, dormir, voilà comment les gens comme eux vivaient. Il n’y avait pas la place aux rêves et à la fantaisie. Elle avait dû apprendre cette leçon très jeune. Elle espérait que Mikhail ne tarderait pas à l’apprendre lui aussi.
***
Mikhail regardait défiler les étales de nourritures sans la moindre émotion. Il y a quelques jours encore, il aurait bavé devant tant de merveilles qu’il ne pouvait s’offrir. Mais depuis qu’il avait assisté au ballet, il n’avait plus goût à rien. Ni à la nourriture, ni aux jouets, ni même au lait chaud au miel que sa mère lui préparait de temps en temps, quand ils pouvaient se permettre d’en acheter. Plus rien n’avait d’attrait pour lui. Plus rien, sauf la danse. Oh, comme il rêvait de virevolter parmi les étoiles ! Son cœur avait battu à tout rompre lorsque sa mère, excitée de voir que son fils partageait sa passion pour la danse, l’avait emmené passer les auditions pour entrer au Théâtre Nationale. Elle le voyait déjà danseur étoile, accompagnant les danseuses les plus connues ! Cependant, rien ne s’était passé comme prévu. Son corps maladroit l’avait trahi, refusant d’obtempérer lorsqu’il tentait de reproduire la chorégraphie des petits rats. Le chorégraphe avait bien ri avant de les mettre à la porte, ce qui avait enragé sa mère. Elle était restée devant l’entrée à l’injurier pendant dix bonnes minutes. Une fois sa colère déversée, elle l’avait ramené à la maison, lui disant qu’il était trop bien pour eux. Le garçon l’avait à peine écouté. Ses espoirs nantis, il s’était réfugié à l’intérieur de lui-même, telle une tortue rentrant dans sa carapace. Là, dans ce monde qu’il s’était créé, il revivait Casse-Noisette encore et encore, inlassablement. Il se remémorait chaque pas, chaque enchainement avec une précision extraordinaire. Totalement absorbé par ses fantasmes, il avait perdu pied avec la réalité, au grand désarroi de sa mère.
Il n’avait pas été enchanté à l’idée d’aller avec elle au marché, préférant de loin le confort relatif de leur lit, qui lui permettait de ressasser ses souvenirs à l’abri du froid. Il ne rêvait que d’une chose, de pouvoir rentrer chez lui et de…
Un son familier interrompit ses pensées. Parmi le brouhaha des badauds, une faible mélodie attira immédiatement son attention. Le cœur battant à la chamade, il se précipita vers sa provenance, ignorant les cris de sa mère. Il utilisa sa petite taille pour passer entre des jambes, jouant des coudes pour se dégager de la foule. Il se démenait comme un beau diable, de plus en plus empressé au fur et à mesure que la musique se faisait plus forte. Il s’extirpa enfin de la foule en trébuchant, pour atterrir directement devant la source la mélodie. Sa bouche s’ouvrit sous le choc. Une boîte à musique. Il en avait entendu parler par les gamins avec lesquels il trainait de temps en temps lorsque sa mère était absente, mais c’était la première fois qu’il en voyant une. Dingdingding ding ding dingdingding dingdingding dingdingding dingdingdingdingding. La mélodie était la même que dans ses souvenirs. Il n’y avait néanmoins aucun danseur à l’horizon. Une vague de déception l’envahit. Il s’apprêtait à faire demi-tour lorsqu’une voix l’arrêta :
– Regarde maman ! Les poupées dansent comme des vraies personnes !
Mikhail se retourna d’un bon pour apercevoir un homme, qu’il n’avait jusqu’alors pas remarqué, agiter ses bras dans tous les sens. Curieux, il recula d’un pas pour voir ce que l’homme en question fabriquait. Ce qu’il vit le laissa sans voix. L’homme faisait danser des marionnettes. Cela n’avait rien à voir avec les spectacles de marionnettiste qu’il avait pu voir jusque-là, où les marionnettes s’agitaient de manière ridicule dans les airs. On aurait dit que les marionnettes étaient munies d’une volonté propre, indépendante de celle de l’homme qui tenait leurs ficelles. Sous les doigts experts du marionnettiste, les pantins de bois dansaient, suivant une chorégraphie compliquée. Ils dansaient. Mikhail reconnu immédiatement la danse de la fée Dragée. Son cœur gonfla de joie en découvrant son passage préféré. La chorégraphie avait beau différé de celle qu’il avait vue à l’opéra, mais cela n’enlevait en rien la grâce avec laquelle elle était exécutée. Sous le charme, Mikhail resta jusqu’à la fin du spectacle. La dernière note jouée, les badauds se dispersèrent rapidement, jetant quelques pièces à l’adresse du marionnettiste qui s’empressa de les ramasser.
Mikhail ne bougeait pas, les yeux rivés sur les poupées momentanément abandonnées. Le marionnettiste finit par le remarquer. Il lui sourit.
– Alors gamin, le spectacle t’a plu ?
Mikhail acquiesça, sans quitter les marionnettes des yeux. Il lui semblait que s’il les fixait assez longtemps, elles allaient se lever et se mettre à danser. Le marionnettiste hocha plusieurs fois la tête, lui adressant un air entendu.
– Tu veux apprendre ?
Cette fois, le garçon le regarda franchement. Comment ? Cet homme pensait-il réellement qu’il était capable de faire bouger les marionnettes avec autant de finesse que lui ?
Comme s’il avait lut dans ses pensées, le sourire de l’homme s’élargit :
– Tu sais petit, ce métier est pas fait pour tout l’monde. Et c’est pas pour me vanter mais les gens de mon niveau se compte sur les doigts de la main.
Il rit devant la déception évidente du garçon.
– Tu sais quoi ? Je pense que tu peux y arriver. A devenir un bon marionnettiste, je veux dire. Tu as cette flamme dans les yeux, la même que j’abordais à ton âge.
Les yeux de Mikhail se mirent à briller de joie.
– C’est vrai m’sieur ? Vous pensez que je pourrais faire danser des marionnettes comme vous ? Que je sois capable de les faire danser aussi bien qu’à l’opéra ?
– Mieux même !
– Mikhail !
Le garçon se retourna brusquement. Sa mère arrivait, son visage figé dans un masque de fureur.
– Mikhail ! Je t’ai cherché partout ! Ça va pas de disparaitre comme ça ? Qu’est-ce qui cloche chez toi ? Tu sais à quel point je me suis inquiétée pour toi ? Et vous là ! Qu’est-ce que vous faites avec mon fils ?
– Ah ma p’tite dame, vous êtes la mère du petit ?
– Comment ça ma p’tite dame ?
Le marionnettiste fit un geste d’excuse.
– Madame, pardonnez mes manières. J’ai remarqué que votre fils était passionné par mon spectacle de marionnettes. Il se trouve que j’ai besoin d’un apprenti pour m’aider à fabriquer mes marionnettes. Je pense sincèrement que votre fils pourrait devenir un grand…
– Quoi ? Mon fils, un marionnettiste ? Mais vous avez perdu la tête ? Vous pensez vraiment que je vais le laisser courir les rues en agitant des poupées ?
– Mais enfin madame, être marionnettiste est bien plus que…
– Jamais, vous entendez, jamais ! Mon fils deviendra quelqu’un de grand ! Un ministre, un écrivain, un président ! Un grand je vous dis !
Une foule s’était formée autour d’eux pour observer l’échange houleux. Les gens commencèrent à rire en pointant la mère de Mikhail du doigt. Celle-ci ne se démonta pas, continuant à divaguer sur l’avenir prestigieux de son fils. Le garçon était furieux. Sa mère fichait en l’air son unique chance de créer de la beauté dans ce monde sombre et froid. Il serrait ses petits poings d’enfant contre son corps, n’osant cependant pas exprimer son mécontentement à voix haute. Une fois fini, sa mère l’entraina loin du marionnettiste. Mikhail lui jeta un regard suppliant par-dessus son épaule. Le marionnettiste secoua la tête.
La déception lui serra le cœur. Alors qu’il venait enfin de reprendre goût à la vie, sa mère venait de tout gâcher. Des larmes d’amertume coulèrent le long de ses joues crasseuses. Encore une fois, son rêve lui filait entre les doigts.
***
20 ans plus tard
Les flocons de neiges tourbillonnaient doucement dans le ciel suivant un étrange ballet, virevoltant au gré du vent avant de terminer leur course sur les pavés sales de Prague. L’air était glacial. Cela faisait des jours que la neige tombait, s’amoncelant en monticule ça et là, à la grande joie des enfants du quartier et au grand dam des adultes.
Mikhail observait à travers la fenêtre des gamins vêtus de haillons s’envoyer des boules de neige, se remémorant de la journée qui avait changé sa vie vingt hivers plus tôt. Tout avait changé. Tout était identique. Le regard d’un enfant croisa le sien, avant de se détourner. Mikhail soupira. Il était bien trop vieux désormais pour aller jouer avec eux. Le cliquetis d’une serrure interrompit ses pensées. Elle était de retour. Il se leva, se préparant à l’aider à se débarrasser des sacs de courses. Lorsque la porte s’ouvrit sur elle, il fut surpris de constater qu’elle ne portait qu’un filet maigre de provision. Il l’interrogea du regard. Une mine renfrognée lui répondit.
– Laisse-moi passer, fit-elle sèchement.
Mikhail s’écarta prestement. Elle passa en trombe, le bousculant au passage. Elle jeta le filet sur la table, qui atterrit dans un bruit mat. Devant la passivité docile de Mikhail, elle explosa :
– Quoi ? Tu ne réagis pas ? Ça ne t’étonne pas que je ne ramène que quelques pommes de terre ?
Habitué à ses crises de colère, il ne répondit pas, préférant s’enfermer dans son mutisme.
– En même temps, ça ne devrait pas t’étonner avec le peu d’argent que tu m’as donné pour faire les courses. Deux couronnes ! Deux couronnes ! Qu’est-ce que je peux acheter avec ça ? En plus je me suis fait agresser par le boulanger qui me réclamait les six couronnes que nous lui devions ! Regarde ce qu’il m’a fait !
Elle retroussa la manche, exhibant un bras bleui par la violence.
– Il m’a traité comme une gueuse ! J’ai dû lui donner les deux couronnes en lui promettant de revenir avec les quatre couronnes restantes la semaine prochaine. Sans argent, j’ai supplié le maraicher pour qu’il me donne des pommes de terre. Heureusement que sa femme m’a pris en pitié. Voilà à quoi je suis réduite ! Supplier, perdre ma digité pour quelques pommes de terre ! J’aurais dû écouter ma mère, et ne jamais t’épouser ! A cause de toi, je suis contrainte à vivre comme une misérable, dans la crasse et la pauvreté, à me faire humilier par le boulanger devant tout le quartier ! Mais réagis bon sang !
Le regard de Mikhail navigua entre le visage furieux de son épouse et son bras endolori.
– C’est l’anniversaire de la mort de ma mère, l’informa-t-il d’une voix plate.
L’expression de son épouse se radoucit un instant avant de se durcir de nouveau.
– Encore une femme que tu as déçue. Sa mort ne t’a-t-elle pas suffi ? Il faut aussi que j’y passe pour que tu comprennes ?
– Comprenne quoi ?
Sa femme le fixa un instant, l’incrédulité et le dégoût se mêlant dans son regard. Puis elle secoua la tête et alla s’enfermer dans la chambre conjugale. Mikhail soupira. Il sortit les pommes de terre du filet, gratta les tubercules et les rangea dans le placard. Il songea un instant à frapper à la porte de la chambre avant de se raviser. Son épouse ne comprenait pas. Elle n’avait jamais compris.
Le froid s’infiltra à travers ses vêtements troués, lui glaçant les os. Il serra contre lui la marionnette en bois qu’il avait confectionnée lui-même. Devant lui, la neige s’étendait à perte de vue, gommant toutes traces de civilisation. S’il n’avait pas effectué le trajet une vingtaine de fois auparavant, il lui aurait été impossible de dire qu’il se trouvait à la fosse commune. Son regard balaya le paysage du regard. Sa mère était enterrée quelque part, sous un amoncellement de neige et de terre. Il n’avait pas eu l’argent pour lui offrir une place au cimetière, toutes ses économies passées dans la poche du médecin. Il s’assit à même le sol, se moquant de l’humidité qui imprégnait son pantalon.
– Regarde mamochka. J’ai créé une nouvelle chorégraphie, rien que pour toi.
Il saisit délicatement les ficelles de sa marionnette, vérifiant qu’elles étaient bien démêlées. Satisfait, il prit la croix d’attelle entre ses doigts et commença. Cette fois, il avait décidé de faire danser sa marionnette sur une variation de Giselle, qu’il fredonnait doucement. Il ferma les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, il se trouvait sur un balcon, juste au-dessus d’une large scène. Sa marionnette était debout sur la scène, attendant patiemment qu’il prenne contrôle de ses mouvements. La musique résonnait en contrebas, vibrant dans son cœur. Il inspira un instant, puis commença. Pendant qu’il travaillait, mille et une pensées fugaces traversèrent son esprit. Sa femme, le jour de leur mariage. Son premier spectacle de rue sous le regard satisfait de son maitre. Son bébé immobile dans ses bras, mort-né. Sa mère, pâle et défaite dans son lit, l’accusant de l’avoir tuée. Il ferma les yeux, se concentrant plus fort. Il ne faisait plus qu’un avec la marionnette. C’était lui qui, à travers elle, tournoyait, enchainant pas à pas la chorégraphie qu’il avait lui-même conçu. Il finit sur une triple pirouette. Un tonnerre d’applaudissement retentit. Le marionnettiste cligna des yeux. Il se trouvait de nouveau devant la fosse commune. Sans un mot, il déposa la marionnette à terre, la calant sur un petit tas de neige. Après un dernier regard, il quitta les lieux.
La mère de Mikhail s’était fermement opposée à ce qu’il devienne l’apprenti du marionnettiste. Elle refusait que son fils devienne un saltimbanque des rues. Elle s’était battue pour qu’il puisse avoir les moyens de devenir quelqu’un, et elle comptait bien qu’il réussisse. Mais son fils avait une autre idée en tête. Il était d’abord retombé dans son apathie pendant quelques jours, à son grand désespoir. Il s’était ensuite mis en tête de retrouver le marionnettiste en cachette, s’échappant dés qu’il en avait l’occasion. Combien de fois était-elle allée le chercher sur la place du marché, assistant le maudit marionnettiste dans ses spectacles ? Mais elle avait beau lui tirer les oreilles, menacer le marionnettiste, rien n’y faisait. Elle s’était résignée au bout de quelques années, lassée de ce jeu du chat et de la souris. Son fils était devenu un inconnu. Il ne s’intéressait plus à rien, sauf à ses maudites poupées. Les seules fois où il s’animait était lorsqu’il les faisait danser. Force était d’admettre qu’il se débrouillait bien. Très bien. Trop bien. La fascination s’était muée en une obsession malsaine qui luisait dans ses yeux. Elle avait eu honte d’admettre que son propre fils la mettait mal à l’aise. Leur relation ne s’était pas arrangée lorsqu’il avait ramené cette gourgandine d’ouvreuse qu’il avait rencontré au Théâtre National, où il travaillait en tant que balayeur. Cela avait été l’ultime affront à l’éducation pour laquelle elle avait sué eau et sang pour lui offrir. Son corps n’avait pas supporté le choc. Elle tomba malade peu après, et expira dans sa chambre, seule, pendant que son fils était dehors à divertir les passants.
Mikhail rentra chez lui, pressé de se changer avant de partir pour le Théâtre. Il tomba nez à nez avec sa femme, les yeux rougis, qui tirait une valise avec difficulté.
– Qu’est-ce que tu fais ? l’interrogea-t-il.
– Je m’en vais ! Je ne peux plus te supporter ! Ni toi, ni tes maudites marionnettes !
– Où comptes-tu aller ?
– Qu’est-ce ça peut te faire ?
Mikhail haussa les épaules. Elle pouvait faire ce qu’elle voulait après tout.
Complètement dégoûtée par son attitude, elle le poussa hors du chemin et quitta la maison. Le marionnettiste regarda sa femme partir, sans réagir. La cloche de l’église sonna les 6h. Il se dépêcha de changer son manteau troué pour un manteau plus chaud, le plus chaud qu’il possédait, et partit à la hâte, se pressant pour ne pas arriver en retard.
Il arriva au Théâtre essoufflé et trempé. Il se mit rapidement au travail. Les gens s’écartaient sur son passage, le regardant du coin de l’œil, murmurant en se poussant du coude. Une autre personne aurait sûrement été blessée. Mikhail, lui, restait indifférent. Il se moquait de ce que les gens pensaient de lui. Tout ce qui l’intéressait, c’était les ballets. Il se hâta de finir son travail, pressé de pouvoir assister au spectacle depuis son poste en coulisse. Il ne remarqua même pas que sa femme n’était pas présente. Ce soir avait lieu la dernière représentation de Casse-Noisette, son ballet favori. Il se devait d’y assister.
Une fois le ménage terminé, il alla se poster dans son coin habituel et attendit. Il resta ainsi immobile jusqu’au début du spectacle. Les rideaux se levèrent. Son cœur tambourina dans sa poitrine. Il avait eu beau voir le ballet vingt-cinq fois, il lui faisait toujours le même effet. Comme à chaque représentation, il entra en transe. Au début tout se passait bien. Les danseurs enchainaient leurs pas à la perfection, tout en légèreté et en grâce. Puis, à la fin du premier tableau, tout bascula : les erreurs se succédèrent, infimes dans un premier temps, devenant de plus en plus flagrantes. Mikhail se crispa. La colère montait en lui comme une flèche. Comment osaient-ils briser la magie ? L’apothéose fut atteinte lorsque Casse-Noisette, prit dans son élan, s’emmêla les pieds avant de s’effondrer sur l’épée factice que brandissait le roi des rats. Un cri de stupeur parcourut la salle. Les danseurs, incertains, n’osèrent pas esquisser un pas. Quand il fut certain que Casse-Noisette ne se relèverait pas, ils se précipitèrent tous à ses côtés. Le chaos qui suivit fut indescriptible. Des personnes accouraient de partout, curieuses ou inquiètes, chacun voulant savoir ce qui se passait. Le public fut évacué sous la promesse de remboursement ; on fit quérir le médecin, qui fut prompte à déclarer l’interprète de Casse-Noisette mort. Une attaque foudroyante, déclarait-il. La danseuse qui jouait Clara éclata en sanglot. Le chorégraphe s’arrachait les cheveux. Le directeur maudissait à mi-voix le mort, qui avait eu le mauvais goût de trépasser sur scène. Mikhail, lui, ne fit rien. Il n’esquissa pas le moindre mouvement, ne tendit même pas la nuque lorsque les services funéraires emportèrent le cadavre. Une fois la scène vidée, il soupira, la nettoya soigneusement, mit son manteau, salua le gardien et rentra chez lui.
Mikhail dormait profondément, d’un sommeil sans rêve. Un tiraillement insistant le tira du sommeil. Il gémit, se tournant de l’autre côté. Le tiraillement reprit de plus belle, cette fois dans son dos. Agacé, il se retourna, pressé de découvrir la source de son inconfort pour pouvoir rapidement retourner au pays de Morphée. La lumière de la pleine lune filtrait à travers la fenêtre de sa chambre, l’éclairant comme en plein jour. Ce qu’il découvrit le laissa sans voix. Une dizaine de rats avait encerclé son lit, brandissant de minuscules épées. Un des rats se trouvait sur le rebord de son lit, menaçant le marionnettiste de son arme.
– Qu’est-ce que…
– Nous n’avons pas beaucoup de temps, l’interrompit le rat. Nous avons besoin de ton aide. Suis-nous.
N’importe quelle autre personne aurait été surprise d’être réveillée au beau milieu de la nuit par une bande de rat parlant. Pas Mikhail. Il acquiesça et descendit du lit. Les rats s’écartèrent sur son passage.
– Pourquoi avez-vous besoin de moi ?
Sa voix rauque résonna dans la pièce froide.
– Tu es l’élu.
Cette fois, il fronça les sourcils.
– L’élu ?
– Oui l’élu.
– L’élu de quoi au juste ?
Le porte-parole des rats fit un geste impatient.
– Tu es l’élu, un point c’est tout. Viens.
Les rats commencèrent à bouger en formation, se dirigeant vers la fenêtre.
– Que dois-je faire en tant qu’élu ?
– Tu dois vaincre le roi des rats.
Mikhail émit un cri étranglé. Lui, vaincre le roi des rats ?
– Casse-Noisette est censé vaincre le roi des rats. Pas moi.
– Casse-Noisette est mort. Tu l’as vu de tes propres yeux non ?
– C’est le danseur qui est mort. Pas Casse-Noisette. Le personnage d’une histoire ne peut pas mourir dans la vie réelle.
Le rat secoua la tête. On aurait dit qu’il était déçu.
– Tu devrais savoir mieux que tout le monde que les ballets ne sont pas que des histoires.
Mikhail se sentit honteux. Toute sa vie, il avait essayé de convaincre sa mère, puis sa femme de ce fait. Voilà que lui-même n’y croyait plus !
– Casse-Noisette est-il vraiment mort ?
– Oui. Toi seul peut sauver le royaume des Délices.
– Moi ? C’est impossible. Je ne sais pas danser, et encore moins me battre.
– Nous avons seulement besoin de tes dons de marionnettistes.
Mikhail s’apprêta à poser une nouvelle question lorsque le rat l’interrompit.
– Le temps presse. Hâtons-nous.
Mikhail hocha la tête. Le temps pressait. Il devait se hâter. Il devait sauver le royaume des Délices.
Le rat soldat l’emmena près de la fenêtre. Le dernier des soldats finissait de se glisser dans le petit trou dans le mur que Mikhail avait remarqué toutes ces années auparavant.
– Je ne pourrais jamais passer par ce trou ! s’exclama-t-il.
– Si tu peux.
– Comment ?
Le rat prit une profonde inspiration. Il parla d’une voix douce, prenant soin d’articuler chaque mot, comme s’il s’adressait à un enfant :
– Il suffit que tu le souhaites. Ferme les yeux, et pense très fort que tu pourras passer dans le trou.
Mikhail le fixa d’un air dubitatif. Il n’osa cependant pas contester une nouvelle fois le soldat, de peur qu’il ne déclare qu’il n’était pas digne d’être l’élu. Il ferma les yeux.
« Je peux passer. Je peux passer. Je peux passer ! ».
Il ouvrit les yeux. Ceux-ci s’écarquillèrent. Il ne se trouvait plus dans sa petite chambre misérable. Devant lui, une pinède s’étendait à perte de vue, ensevelit sur la neige qui ne cessait de tomber. Emerveillé, il tendit la main pour recueillir un des nombreux flocons qui tombaient du ciel. Celui-ci fondit immédiatement dans sa main, sans qu’il ne ressente la moindre sensation. A y réfléchir, il n’éprouvait pas de sensation de froid. Il n’eut cependant pas l’occasion de tergiverser longtemps à ce sujet. Les soldats étaient déjà loin, et ne semblaient avoir aucune intention de l’attendre. Il se précipita à leur suite, se demandant avec une curiosité teintée de candeur quelle autre merveille l’attendait en chemin.
***
– Vous voulez que je fasse quoi ?! » s’exclama le marionnettiste, pris à court.
Ils se trouvaient dans une petite pièce exiguë, située sous le château de la fée Dragée. Les soldats l’y avaient amené en le faisant passer par les égouts de la ville. Mikhail n’avait jamais été homme à se soucier des odeurs, mais il était heureux de s’être extirpé des boyaux malodorants de la ville.
Le rat soldat roula des yeux. Combien de fois allait-il devoir expliquer son plan à cet humain ?
– C’est très simple : vous devez faire danser Casse-Noisette.
– Mais… comment ?
– Nous avons pu récupérer son corps avant qu’il ne se fasse incinérer. Puisque son corps est en bois, vous ne devriez pas avoir de difficulté à le faire bouger une fois que vous aurez attaché des ficelles à son corps.
– Mais… Pourquoi ? Pourquoi dois-je faire danser Casse-Noisette ? Dans quel but ?
Le rat soldat soupira une énième fois. Il avait l’impression d’être clair pourtant. Il se lissa les moustaches, trahissant son impatience.
– Nous avons besoin que Casse-Noisette affronte une nouvelle fois le roi des rats. Mais cette fois il faut qu’il gagne. Casse-Noisette mort, cela est impossible. C’est pourquoi nous avons besoin de vous. Les rats de Prague nous ont vanté votre talent de marionnettiste alors que vous n’étiez qu’un apprenti. Depuis, nous avons gardé un œil sur vous, espérant et redoutant qu’un jour nous aurions besoin de votre aide. Vous seul pouvez ramener Casse-Noisette à la vie. Du moins en apparence.
Mikhail déglutit bruyamment. Il sentait soudainement écrasé sous le poids de ses responsabilités. Comment lui, un pauvre marionnettiste des rues pouvait sauver le royaume ?
– Mais, bredouilla-t-il, p… pourquoi des rats voudraient que j’aide à vaincre leur roi ? Vous n’êtes pas de son côté ?
Le soldat se mit à arpenter la pièce, faisant résonner ses petites bottes dans toute la pièce. Il se posta finalement près de Mikhail, l’œil dur :
– Tout n’est pas noir ou blanc. Ce n’est pas parce qu’un roi a un dessein que nous, les soldats, devons le suivre aveuglément. Je suis contre ses agissements. Et comme vous pouvez le voir, je ne suis pas le seul à penser ainsi. Mes soldats et moi-même refusons que le royaume des Délices sombre comme le nôtre. Mais pour cela, il faut arrêter le roi avant qu’il ne soit trop tard.
Mikhail hocha la tête. Son discours avait du sens. Il était même parfaitement logique ; dans tous royaumes où un tyran sévit, il y aura de la résistance. Ce qu’il avait du mal à accepter, c’était son rôle dans cette histoire. Il balaya la pièce du regard, à la recherche de quelques chose, un signe, n’importe quoi qui lui indiquerait qu’il prenait la bonne décision. Ses yeux ne rencontrèrent que des murs de pierre nus. Rassemblés près de la porte, le reste de la troupe de soldat le fixait avec espoir. Il déglutit une nouvelle fois. Comment pouvait-il refuser ? Après tout, c’est ce qu’il avait attendu toute sa vie : pouvoir participer à l’histoire, non plus en tant que spectateur passif mais en tant que protagoniste principal. Le rêve d’une vie. Sur le point de se réaliser. Il hocha plusieurs fois la tête, tel un pantin avec un cou à ressors.
– Très bien. J’accepte de vous aider.
Le rat soldat acquiesça gravement.
– Amenez-le à Casse-Noisette.
***
Mikhail ne pensait à rien. Il était totalement absorbé par sa tâche : attacher des ficelles aux membres de Casse-Noisette afin de rendre ses mouvements le plus réaliste possible. Cela n’était pas aisé. Tout d’abord, il fallait prendre en compte la taille considérable du pantin en bois. Jamais Mikhail n’avait eu à travailler avec des modèles grandeur nature. Ensuite, il devait utiliser des fils en nylon, quasiment invisible à l’œil nu afin de maintenir l’illusion. Or le nylon ne réagissait pas de la même manière que la ficelle. Les mouvements de Casse-Noisette risquaient d’être plus brusque ainsi. Mais Mikhail n’avait pas le choix. L’avenir du royaume des Délices dépendait de lui.
Lorsqu’on l’avait amené devant le héros déchu, il avait d’abord été surpris par son apparence : l’être immobile allongé devant lui n’avait rien à voir avec l’acteur qu’il avait vu mourir sur scène. Il ressemblait en tout point à un casse-noisette, excepté qu’il faisait la même taille que lui. Dans un sens, cela lui facilitait la tâche : il avait ainsi moins de réticence à manipuler un cadavre. Il lui suffisait de se convaincre qu’il s’agissait là d’une de ses marionnettes. Il avait réfléchi longuement à la façon dont il devait disposer les fils pour qu’il puisse les manipuler facilement. Une fois son plan élaboré, il souleva Casse-Noisette, s’étonnant de la légèreté du pantin. On aurait dit qu’il était complètement creux à l’intérieur. Ses soupçons s’étaient confirmés lorsqu’il commença à faire des trous pour y insérer ses ficelles. Sa gouge s’enfonça de quelques millimètres à peine dans le bois avant de rencontrer du vide. Il eut peur un instant que le bois, fragilisé, ne finisse par se fendre. Cela n’arriva pas.
Mikhail noua son dernier fil. Il recula d’un pas, admirant le résultat. Les fils de nylon étaient invisibles. Il ne restait plus à espérer qu’ils feront l’affaire car selon le rat soldat, le temps pressait et ils devaient agir ce soir. Il n’avait donc pas l’occasion de tester sa marionnette avant le spectacle. Il se balança nerveusement de droite à gauche.
– Vous avez fini ? l’interrogea le rat soldat.
– Oui. Je devrais pouvoir le faire danser. Toutefois, il me sera impossible de réellement tuer le roi des rats. Je n’aurais jamais la force ni le contrôle nécessaire pour l’exécuter.
Son interlocuteur hocha la tête.
– Cela ne sera pas nécessaire. Tout ce que vous avez à faire, c’est de le faire danser. C’est la danse de Casse-Noisette qui affaiblit le roi des rats. Le coup d’estoc à la fin de la scène, c’est juste pour le public. Ce qui tue vraiment le roi, c’est la grâce de Casse-Noisette, non pas son épée.
– Je vois… fit le marionnettiste, se frottant le menton de la main.
Si tel était le cas, la tâche qui lui incombait était dans ses cordes. Du moins, en théorie.
Mikhail suait à grosses gouttes. Ses mains moites peinaient à tenir les croix d’attelles. Le moment de vérité approchait. En contrebas du balcon sur lequel il était perché, la salle des fêtes se remplissaient rapidement. S’y rendre sans alerter les gardes qui patrouillaient aux alentour n’avait pas été aisé, surtout avec un casse-noisette sous le bras. Le rat soldat avait dû envoyer ses soldats pour les distraire tandis que Mikhail et lui s’étaient discrètement faufilés dans un passage secret qui menait directement au balcon qui surplombait la salle. Le marionnettiste s’était brièvement demandé comment le rat soldat connaissait l’existence de ce passage avant de hausser les épaules. C’était le propre des rats de savoir ce genre de choses. Faire descendre Casse-Noisette s’était avéré encore plus ardu que d’atteindre la salle, et tout aussi stressant. Ne pouvant pas compter sur l’aide du rat, qui ne mesurait guère plus de quelques centimètres, il avait dû à lui seul abaisser le soldat de bois jusqu’au sol, priant tous les saints que les fils ne se brisent pas. A son grand soulagement, tout se déroula sans accros. Il s’était arrangé pour qu’il atterrisse derrière une colonne en pierre, le camouflant à la vue des futurs arrivants. Ensuite vint l’attente. Une interminable attente. Une attente pendant laquelle des milliers de pensées traversèrent l’esprit du marionnettiste. Une prédominait : il devait réussir coûte que coûte.
Le silence tomba dans la salle. Tous les muscles du corps de Mikhail se tendirent. Son cœur battait à la chamade, tambourinant dans ses tympans. Il inspira lentement. Expira. Que le spectacle commence.
A peine la musique eut-elle démarrée qu’il esquissa ses premiers mouvements. Sous ses mains expertes, Casse-Noisette reprit vie. Il bougeait lentement, toujours en rythme. De ses mouvements gracieux émanaient une certaine tension, qui gardait les spectateurs aux aguets. Il attendait quelque chose. Mais quoi donc ?
La réponse ne tarda pas. Alors que Casse-Noisette enchainait les pirouettes, le roi des rats fit irruption dans la pièce, provoquant les cris de surprises de l’audience. Il gaugea un instant le soldat de bois du regard, cherchant une preuve, un indice qui lui indiquerait comment l’ennemi qu’il avait occis la veille pouvait se tenir debout devant lui, prêt à l’affronter de nouveau. Les mains du marionnettiste se crispèrent autour des croix d’attelles. Si le roi des rats apercevait les fils qui retenait le pantin en bois, tout serait fini. Après ce qui lui paru être une éternité, le roi des rats commença à bouger. Il fondit sur Casse-Noisette, toutes les griffes dehors. Celui-ci l’évita d’une pirouette.
Le combat avait commencé. Mikhail ne pensait plus à rien. Il entra en transe, s’immergeant complètement dans son art. Casse-Noisette dégaina son épée. D’un bond, il atteignit son adversaire, lui portant un coup d’estoc au bras. Le roi des rats poussa un cri de douleur. Il ne tarda pas à riposter, attaquant Casse-Noisette sans relâche. Mikhail fit de son mieux pour tenir le coup, cédant peu à peu du terrain. Il prit soudainement conscience qu’il était acculé, dos au mur. Un rictus se forma sur le visage du roi des rats. Enfin. Peu importe le nombre de fois que Casse-Noisette revenait à la vie, il le vaincrait.
« Non » pensa Mikhail. « NON ! ». Il avait enfin l’occasion d’être le héros de l’histoire. Cela ne pouvait pas terminer ainsi. Il refusait d’y croire. Désespéré, il tira sur la ficelle qui le reliait au bras de Casse-Noisette. La gifle retentit dans la salle, provocant une onde de choc chez les spectateurs. Une telle chose n’était jamais arrivée de mémoire de jouet. Mikhail profita du choc pour attaquer le roi des rats. Celui-ci tenta de parer les coups, sans succès. Casse-Noisette le poursuivit, bondissant gracieusement, virevoltant avec une telle grâce qu’il apporta les larmes aux yeux du rat soldat qui se trouvait à ses côtés. Acculé, le roi des rats s’effondra au sol. Il joint les mains en prière, suppliant Casse-Noisette de lui laisser la vie sauve. Mais Mikhail ne l’entendait pas de cette oreille. Pour que l’histoire continue, il fallait que le roi des rats meure. Casse-Noisette leva son épée, prêt à porter le coup final. Inconsciemment, les spectateurs se penchèrent sur leurs sièges, refusant de rater la moindre miette du combat.
Crac. Le bras de Casse-Noisette retomba le long de son corps, épargnant son adversaire d’un poil. Mikhail fixa avec horreur le fil de nylon devenu lâche entre ses doigts. Non. Non non non ! Le roi des rats observa Casse-Noisette, incertain.
Crac. Crac. Crac. CRAC. Un à un les fils de nylon se brisèrent, comme coupés par des ciseaux invisibles. N’étant plus soutenu par les fils, Casse-Noisette s’écroula au sol dans un grand fracas. Ses membres se désarticulèrent sous le choc, s’éparpillant autour de lui. Des hurlements retentirent dans la salle. La fée Dragée, qui avait calmement assisté au spectacle, nourrissant l’espoir que Casse-Noisette les délivre du joug du roi des rats, s’évanouit. Ses sujets courraient dans tous les sens, cherchant un endroit par lequel s’échapper. La confusion et le chaos régnaient en maitre dans la salle. Le roi des rats s’approcha du pantin en bois d’un pas hésitant. Il ne mit pas longtemps à remarquer les fils qui reliaient Casse-Noisette aux croix d’attelles. Il leva les yeux en direction du balcon, croisant le regard du marionnettiste qui n’avait pas bougé de son poste, pétrifié par le choc.
Ce qui se passa ensuite, personne n’aurait pu le prédire. Certainement pas Mikhail. Plus tard, il expliqua au rat soldat qu’une force inconnu s’était emparée de son corps, l’incitant à accomplir l’impensable. A ce moment-là, il n’eut qu’une idée en tête : arrêter le roi des rats, à n’importe quel prix.
Poussant un cri de rage, Mikhail sauta du balcon. Il resta un instant suspendu dans les airs, tel un ange vengeur s’apprêtant à abattre son courroux sur les pécheurs. Tous les yeux étaient rivés sur lui. Sa chute ne dura qu’un instant. Le temps d’un clignement d’œil.
Par quelques actions miraculeuse, Mikhail atterrit sur scène indemne. L’expression du roi des rats passa du triomphe à la terreur. Il ne savait pas qui était cet inconnu qui venait au secours des habitants du château. A première vue, il ne ressemblait pas à grand-chose : maigrelet, petit et vêtu de ce qui lui semblait être des haillons, il ne paraissait pas constituer une grande menace. Pourtant, il avait quelque chose dans les yeux, une lueur de folie, qui fit reculer le roi des rats.
Le silence se fit dans la salle. Chacun repris son siège dans le plus grand des calmes. La fée Dragée se réveilla d’un bond, se redressant sur son siège comme si de rien n’était. La musique explosa dans la pièce.
Sans réfléchir, Mikhail esquissa un pas en direction du tyran. Puis un deuxième. Sans qu’il s’en aperçoive, ses pas se transformèrent en entrechat. Il tourna un moment autour de son adversaire, enchainant cabriole, jeté et pirouette. Une partie de lui était abasourdie de constater que son corps était capable d’effectuer de tels mouvements sans entrainement. Il ne parvenait pas à s’arrêter. Il s’éloigna du roi des rats à pas chassé, pour récupérer l’épée de défunt Casse-Noisette. Il revint rapidement à la charge, brandissant l’arme au-dessus de sa tête. Le roi des rats reprit ses esprits parant certains coups, ripostant lorsque Mikhail lui laissait une ouverture. Ses mouvements n’étaient cependant pas à la hauteur de ceux du marionnettiste. Il ne dansait pas une chorégraphie. Il l’incarnait. Lorsqu’il bondissait, ses bonds semblaient faire trois mètres de haut. Lorsqu’il effectuait un grand jeté, ses jambes formaient un grand écart parfait. Lorsqu’il faisait une mené, il se déplaçait si légèrement qu’on aurait dit qu’il flottait dans l’air.
Mikhail abattit violement son épée. La tête du roi des rats se détacha de son corps dans un geyser de sang, allant rouler aux pieds de la fée Dragée. Le marionnettiste s’effondra à genoux, hors d’haleine. Il s’appuya lourdement sur l’épée. Il tentait de comprendre ce qui venait de se passer lorsque les premiers applaudissements retentirent. Bien que timide au début, ils se transformèrent en véritable clameur, accompagnés de cris de joies et de sifflements.
Mikhail souleva la tête, sidéré. Venait-il réellement de tuer le roi des rats ? Lui ? Il commençait à peine à intégrer l’enchainement des événements qu’on le relevait déjà. Ensuite, tout se déroula très vite. La fée Dragée l’embrassa sur les deux joues, le remerciant de les avoir sauvés. De part et d’autre, des inconnus lui serraient la main, lui tapaient dans le dos, le félicitant de son combat. Le reste de la soirée se déroula comme dans un songe : les danses s’enchainèrent sous ses yeux émerveillés. Il eut même l’occasion de danser avec la fée Dragée ! Son rêve d’enfance se réalisait enfin. Des larmes de joie roulèrent sur ses joues, sans qu’il n’esquisse le moindre geste pour les retenir.
Ce n’est que bien plus tard qu’il put rejoindre le rat soldat, qui l’attendait, posté sur le balcon. Il se précipita à sa rencontre.
– Vous avez réussi ! Vous l’avez vaincu !
– Je… je…
– Je dois vous avouer que j’avais de gros doutes vous concernant, mais vous étiez vraiment notre dernier espoir. Vous auriez pu nous dire que vous saviez danser !
– Je… je ne savais pas moi-même, murmura Mikhail, peinant encore à réaliser ce qui lui était arrivé.
– Vous ne le saviez pas ? Comment peut-on ignorer que l’on possède un tel talent ?
Mikhail soupira. Il récupéra ses croix d’attelles, devenues inutiles. Il joua un instant avec les fils avant de répondre.
– Je n’ai pas toujours possédé ce « talent ». Enfant, je me suis efforcé à apprendre les différents pas de danse, m’entrainant sans relâche. En vain. Le Théâtre National m’a claqué la porte au nez, les gens du voisinage se moquaient de moi. Ma propre mère en eut rapidement assez de moi, avouant que peu importait les efforts que je faisais, je n’étais tout simplement pas gracieux. Plein de désespoir, je me suis tourné vers les marionnettes. J’ai rapidement découvert que si je n’arrivais pas à danser correctement, je pouvais faire danser mes marionnettes par procuration. Pendant des années, j’ai été reconnu par mes paires comme un marionnettiste de talent, mais cela ne m’a jamais complètement satisfait. Cependant ce soir… ce soir, j’ai pu accomplir des choses dont je ne me serais jamais cru capable !
– Votre talent était simplement caché en vous, attendant qu’un événement de force majeur le réveil.
– Un événement de force majeur… Oui, c’est cela. Je n’ai jamais été dépourvu de talent. Il dormait tout simplement en moi !
Mikhail éclata d’un rire teinté de fièvre.
– Ah si ma mère avait pu voir ça ! Et ma femme ! Elles auraient vu, ils auraient tous vu que je ne suis pas un raté !
– Vous n’avez qu’à leur montrer !
– Vous croyez ?
– Bien sûr ! Le talent ne s’évapore pas comme ça !
Mikhail sourit. Oui, le rat avait raison. Maintenant que son don s’était révélé, il ne le cacherait pas.
Il se pencha au-dessus du balcon, observant les couples qui dansaient la valse en contrebas. Son sourire s’évanouit.
– Je ne veux pas quitter cet endroit. Le monde extérieur ne m’a jamais compris. Ici je suis adulé. Là-bas, je suis traité comme un moins que rien.
Le rat soldat le rejoint sur la rambarde. Il posa sa patte sur sa main.
– C’était peut-être le cas avant. Mais maintenant, vous avez les cartes en main pour vous imposer. Montrer-leur ! Montrer-leur que vous n’êtes pas un moins que rien ! Montrer-leur ce qu’est la vraie grâce et la vraie beauté !
Mikhail considéra un instant les paroles de son petit compagnon. Il sourit. Oui, il allait leur montrer, à tous !
Il se détacha du balcon à regret.
– Comment puis-je rentrer chez moi ?
***
Mikhail se réveilla en sursaut. Paniqué, il regarda autour de lui, à la recherche des soldats rats. Rien. La lumière qui filtrait à travers la fenêtre enneigée lui indiqua que la journée était bien entamée. La panique l’envahit. Tout ceci n’avait donc été qu’un rêve ? Les larmes lui montèrent aux yeux. Non, c’était impossible. Tout lui avait semblé si réel ! Il rejeta violement la couverture. Un bruit retentit. Fronçant les sourcils, Mikhail se pencha à terre pour voir ce qui avait bien pu tomber de son lit. Un masque de joie pure se forma sur son visage quand il vit de quoi il s’agissait. Des croix d’attelles. Deux croix d’attelles auxquelles étaient attachés des fils de nylon de longueurs inégales. Les croix d’attelles qu’il avait utilisées pour manipuler Casse-Noisette ! Il n’avait donc pas rêvé ! Sans prendre le temps de s’habiller, il bondit hors de la pièce, se précipitant dehors.
Mikhail débarqua au Théâtre National en plein milieu des répétitions, sous les yeux éberlués des danseurs et du chorégraphe. Sans leur jeter un regard, il monta sur scène.
– Vous n’avez plus à chercher un remplacement pour Casse-Noisette. Je vais le faire ! déclara-t-il enthousiaste.
Le chorégraphe, qui avait été entre-temps rejoint par le directeur du théâtre le regardait les yeux ronds.
Mikhail sourit. Il le prenait surement pour un fou. Cela n’avait aucune importance. Il allait leur montrer.
– Maestro, musique !
Face au manque de réactions des responsables, celui-ci l’obligea, curieux de voir où la suite des événements allaient les mener.
Mikhail se mit en position. Il imagina que le roi des rats se trouvaient en face de lui. Il s’élança, reproduisant pas à pas sa chorégraphie. Il se déplaçait sur scène avec encore plus de facilité que la veille. Complètement en transe, il n’écoutait pas les murmures ni les commentaires qui fusèrent autour de lui. La musique s’arrêta brusquement, mais Mikhail s’en moquait. Il continua à danser de son corps, de toute son âme. Tout d’un coup, la scène lui parut trop petite à son goût. Non, il avait besoin dans plus grand espace pour exprimer son talent. La scène du théâtre qu’il avait adoré tout ce temps lui semblait maintenant exigüe et sans attrait. Le théâtre ne lui suffisait plus. Le monde entier deviendrait sa scène ! Il s’élança hors de la scène, enchainant les pirouettes. Il entendit derrière lui les gens se précipiter à sa suite. Il sourit. Bientôt, Prague entier pourrait admirer l’étendu de son talent. Il fit un grand jeté, utilisant son élan pour enfoncer les portes d’entrée du théâtre.
***
Kateřina marchait d’un bon pas tirant sa valise derrière elle, malgré la neige qui la ralentissait. Elle s’inquiétait pour son mari. Bien qu’elle fût toujours fâchée contre lui, elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver des regrets quant à la façon dont elle lui avait parlé la veille. Elle avait toujours su que Mikhail était spécial. Sa mère, ses amies ainsi que ses collègues du théâtre l’avaient mise en garde quant à son caractère étrange. Elle ne les avait pas écoutées ; après tout, ne disait-on pas que l’amour rendait aveugle ? Son mariage n’avait pas été facile, mais une part d’elle n’avait jamais cessé d’aimer le marionnettiste. Ses pensées fusèrent dans tous les sens. Avait-il mangé ? S’était-il souvenu de fermer la fenêtre avant de dormir ? Elle soupira. Son mari ne lui apportait que de nouvelles inquiétudes chaque jour.
Elle s’arrêta brusquement devant sa porte d’entrée, instantanément sur ses gardes. Celle-ci était grande ouverte, claquant contre le mur lorsque d’une rafale de vent s’engouffrait dans le couloir. Kateřina regarda autour d’elle, hésitant à appeler un de ses voisins à l’aide. Elle décida contre : à tous les coups, son mari avait oublié de fermer la porte en partant au travail. Elle entra prudemment.
– Mikhail ? Mikhail, tu es là ?
Sa voix résonna dans la maison vide. Elle fouilla toutes les pièces, sans trouver la moindre trace de son mari. Elle sentit la colère monter en elle. Cet imbécile ne semblait pas capable de faire preuve de bon sens. Partir en laissant la porte ouverte ! Déjà qu’ils n’avaient pas grand-chose, il ne manquerait plus qu’ils se fassent cambrioler !
Elle posa sa valise à terre en s’apercevant que le lit n’était pas fait. Marmonnant des insultes à l’égard de l’homme qui partageait sa vie, elle remit la couverture en place et regonfla les oreillers. Satisfaite, elle se tourna pour récupérer sa valise afin de la vider lorsqu’elle trébucha sur un objet. Elle se pencha pour découvrir deux croix d’attelles auxquelles pendaient des fils de nylon. Elle fronça les sourcils. Son mari n’avait pas l’habitude d’utiliser le nylon pour faire ses marionnettes. Son regard accrocha alors un objet rouge au pied de la table de travail du marionnettiste. Curieuse, elle le ramassa.
« Mmmm… » fit-elle, déçue. Un casse-noisette. Encore un. Elle soupira. Décidemment, son mari était vraiment obsédé par cette histoire. Elle reposa négligemment la marionnette sur le bureau lorsqu’elle aperçut quelque chose qui lui glaça le sang. Elle poussa un hurlement.
Sur la table de travail, une dizaine de rat morts baignaient dans leur propre sang. Des ficelles leur avaient été passées à travers le corps aux différents endroits stratégiques pour faciliter leur manipulation. Une tête de rat affublée d’une couronne avait été placée sur une petite estrade en bois. Un des rongeurs avait été placé à l’écart des autres. Une petite épée reposait près de lui.
***
Mikhail dansait dans la neige, pieds nus, en habit de nuit parsemé de tâche de sang. Autour de lui, une foule de passant riait en le montrant du doigt. Le directeur du théâtre, complétement dépassé, était plongé dans une conversation animé avec le chef de la police. Des enfants bombardaient le marionnettiste de boule de neige. Il s’en moquait. Il se moquait de tout.
« Regardez-moi » lança-t-il à l’attention de son public. « Je danse. Je danse ! JE DANSE ! »
FIN
Un début extra! Je dois t’avouer néanmoins que je n’ai pas lu la suite, découragé par la longueur.
Peut-être pourrais-tu couper en 3 ou 4 ce texte, je te suivrai alors volontiers.
Merci ! Je sais que c’est un peu long, mais je ne vois pas comment découper l’histoire (et puis je suis un peu attachée à sa forme actuelle). Je te rassure, les nouvelles que j’écris sont plus courtes normalement.