L’envolée du Constellation Chapitre 35

4 mins

Chapitre 35 – Le prélude au prélude

Décembre 1951

Petit quai de la Sargasse

934 mots

     La môme délaissa le balcon pour admirer l’intérieur de ce qui avait été le lieu de vie de ces trafiquants apatrides, échoués à New York pour des raisons pratiques. Tout ici respirait le luxe du siècle dernier.

— Je vous le redit, fuyez ! insista Ülf.

— Au 80m haies, monsieur Sorensen, il faut franchir huit barrières. La première est appelée la salope, on croit à tort qu’elle sera impossible à sauter parce que notre corps n’a pas encore pris la mesure de l’effort. La seconde est la montagne, la troisième, la colline. Les suivantes se déclinent au fil de l’espoir d’y arriver, mais la dernière, Monsieur Sorensen, est la pire d’entre toutes. Il faut avoir géré sa cadence pour la franchir. 

— Je ne connais rien au sport…

— Le message c’est qu’il faut persister et surtout ne pas laisser sa tête nous ralentir. »

    Sorensen se tint coi, l’air absent. Et puis, une lueur passa dans son regard. 

« Quoi… qu’y a t’il ? demanda la môme.

— Votre attitude me rappelle cette jeune commis. Une Britannique.

— Prenez garde… » 

     La voix de Gerflynt venait de s’éteindre dans les graves. La môme se plia, les yeux remplis de larmes, son cœur embourbé entre menace et supplice. 

— J’avais la jeune vingtaine quand cette gamine de dix-sept ans est entrée à la comptabilité. Cette fille rebelle du Consul britannique à Marseille avait le tempérament parfait pour gagner la confiance du clan.

— Euh ! Comment…

— L’import-export a ses exigences par rapport au fisc. 

— Elle cuisinait les livres de comptes ?

— On l’a vue rapidement dépasser le maître. 

— Qui ?

— Un type. Un certain Salomon. Et alors on lui donna la charge d’organiser le reste. 

— Le reste ? Oh ! Les antiquaires !

— Le groupe des Sept. Tous sous notre tutelle. Utile pour disperser les entrées aux frontières et confondre les autorités américaines. 

— Comment savez-vous qu’il s’agit de ma mère ?

— Parce que Loïc n’a pas eu de mal à trouver les autres. Les bonnes et les préposées au ménage vivaient dans la région. En ce sens, vous avez reçu un traitement de faveur.

— Putain ! Vous rigolez… »

     Gerflynt encaissa ce nouveau coup dans les abdominaux. Du fond de sa douleur elle lança : « Achevez-moi ! Ne vous arrêtez surtout pas…

     La môme dériva vers une chaise. 

— Notre père lui a offert de se rendre aux États-Unis. 

— Pfftt… Avec un foutu protecteur… 

— Grenier, le type que vous avez amoché…

— Putain !

— La raison officielle de ce déplacement était de faire un stage sur la fiscalité américaine. Le rendez-vous chez l’avorteur était…

— En 1933 ?

— Oui, mais une fois sur place, elle s’est installée dans un refuge, chez des religieuses de Manhattan. Son accouchement ne l’a pas empêchée d’étudier les lois de l’impôt en plus d’établir des contacts pour les livraisons avec des français expatriés. 

— Sentinelli…

— Comment le savez-vous ? 

— Intuition féminine. Alors ma mère était une trafiquante de drogue ?

— De Rhum. Et elle fut le véritable amour de mon père. »

     Ülf lui offrit la bouteille. Gerflynt engouffra le liquide pétillant et s’essuya la bouche comme une malotrue. « Vous avez hérité de ce bâtiment mademoiselle Glåss. Il y a de cela quatre ans, au décès de notre père. L’écriteau…

— J’avais remarqué. Gerflynt déglutit. Eleanor ne m’a rien dit de cela.

— Harriet et Loïc ont hurlé au scandale. Ma sœur aurait eu une réaction ambiguë… » 

     Ülf soupira et ouvrit deux grandes portes séparatrices qui donnaient sur le haut du hangar voisin. L’endroit offrit un salon qui naguère avait été luxueux. Les meubles, les tableaux, les chandeliers, tout était encore en place. L’homme de grande taille tira sur les tentures. La lumière inonda la pièce. « Au début des années trente, mon père projetait de déménager ses affaires à New York et de me confier les expéditions. Le projet a tardé. Je crois qu’Harriet n’aimait pas l’idée de partir. »

    L’ouverture des portes fenêtrées provoqua une envolée de fraîcheur qui souleva la poussière. « Nous serons désormais voisins de balcon ! D’ici à votre décès… » 

    La vue sur la rade était paisible, sauf pour un détail. La poupe d’un cargo ancré à la limite de la zone Sorensen créait un sentiment d’oppression. L’ancre du navire, un énorme crochet en fonte, était à portée de bras. 

    Gerflynt en frémit. Ce calme n’était altéré que par le bruit provenant du balcon voisin où Quickegg s’occupait à ramasser la table. Des marins, penchés sur la rambarde, la pointèrent du doigt. L’un d’eux leva une lunette d’approche et la môme attendit que l’homme ajuste l’optique avant de lui brandir un doigt d’honneur. [1]

     « Mais en ‘33, tout a basculé, ajouta Ülf qui s’adossa à la rampe. Harriet a découvert le nid d’amour et la comptable a disparu. Quelques mois plus tard, mon père et ses collaborateurs ont fui vers les États-Unis …sous les balles de la police. 

— Quoi ! Une vengeance ? Elle les a trahis ?

— Le jour du raid policier, tante Harriet était en thalassothérapie. Chez son amant.

— Euh ! Mais alors vous voulez dire que c’est elle ?

— Nul ne le sait. Le fait est que le départ de la comptable a entraîné la discorde dans le groupe des Sept. Salomon a rapidement perdu le contrôle. L’enquête a rapidement progressé vers les Sorensen. »

     Quickegg entra, l’air concerné. « M’Sieur Sorensen, y a de la casse à l’entrée des quais. 

— Prépare la chaloupe Quickegg. »

     Ülf referma et s’adossa aux portes. « Vous êtes un véritable papier à mouche pour les emmerdes, Mademoiselle Glåss… Tout le portrait de votre mère. »

[1] : Anachronisme – Le doigt d’honneur n’existait pas en 1952, mais je n’ai pas pu résister ! Cette pratique italienne serait apparue dans les années soixante. J’ai perdu la référence.

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