Chapitre 14 : Dilemme
La sorcière alcoolique nous dévisageait en silence. Elle avait compris qu’il se tramait quelque chose, une opportunité qu’elle aussi voulait saisir.
— Je vois… commença-t-elle, d’un calme olympien, en remplissant à nouveau son verre. Je peux vous donner quelques tuyaux.
Ravis mais incrédules, nos regards se croisèrent. Angus s’étonna de cette proposition, en apparence sans contrepartie.
– Ah oui ?
— Bien sûr. Si vous me permettez de m’y retrouver, moi aussi.
Trop beau pour être vrai. Évidemment qu’il y avait une compensation à honorer.
— C’est-à-dire ? demanda Mohan en scrutant la septuagénaire d’un air méfiant, les bras croisés sur sa poitrine.
— Pour que ce soit équitable, je vais réclamer la moitié de votre recette.
– Quoi ?! Ne comptez pas là-dessus ! protesta Angus en se levant d’un bond.
D’un mouvement de la main, je l’invitai à se rasseoir, harassé de le voir s’emporter aussi rapidement à chaque début de négociation.
— Doucement, pas la peine de s’énerver.
Je relevai la tête pour me donner de la contenance et joignis mes mains en marquant une pause.
— Écoutez Dory, de toute évidence, vous êtes une femme difficile en affaire. C’est pourquoi j’vais pas essayer d’vous la faire à l’envers. Mais vous et moi, on sait que votre offre est loin d’être honnête. Alors disons plutôt quinze pourcents.
— Vingt, répondit aussitôt la doyenne.
— Vendu !
Ma clique soupira à l’unisson. La concertation fut trop brève à leur goût, et ma capacité à négocier laissait encore à désirer. Nous étions coincés avec une nouvelle partenaire, malgré nos efforts pour éviter cette énième alliance. De plus, cette association incluait également le neveu déséquilibré. Je n’étais pas serein à l’idée de faire participer ce dernier alors que nous ne l’avions jamais rencontré. Incapable de prendre le temps de la réflexion, j’avais accepté le marché proposé par Dory sans songer aux risques qu’on prenait en intégrant Ozzie à l’opération. Trop tard pour reculer. J’aviserais au fur et à mesure, comme toujours.
—Vous en aurez pour votre argent, les gars ! nous assura Dory. Mon ancien labo est toujours opérationnel. Il n’a pas servi depuis longtemps, mais il y a tout le matos nécessaire. Il est stocké à côté de l’alambic que mon neveu a bricolé, chez lui. Un petit cottage situé juste avant la sortie de la ville, direction Wakefield. Autant dire que c’est tranquille, comme coin. On avait tout installé à l’extérieur, dans ce qui était un abri à bois, au départ. Mais on n’y a jamais entreposé la moindre bûche.
Ce partenariat ne me déplaisait pas, à la réflexion. Si notre nouvelle associée s’engageait à couper la drogue elle-même, nous n’aurions plus qu’à la distribuer dans la rue. Ainsi, nous évitions les désagréments liés à l’apprentissage de cette technique qui nous échappait, mais que Dory devait maitriser à la perfection.
— C’est parfait ! m’enthousiasmai-je. Et il peut nous faire ça quand, le neveu ?
— Tout de suite. Ozzie a du temps libre, il ne travaille pas. Le pauvre a eu un accident, très jeune. L’État lui verse une pension pour ça. Depuis, il ne sort plus de chez lui, parce que ça tourne pas très rond dans sa tête. Un peu comme celui-là, précisa la dame âgée en désignant Taz d’un signe furtif.
Ce dernier secoua la tête sans un mot, vexé. Dory lui adressa un sourire compatissant avant de cacher son visage d’une main pour lever les yeux au ciel.
— Bien ! On va pas vous ennuyer plus longtemps, dans ce cas, déclarai-je d’un ton satisfait. On va chercher la dope, et on vous la rapporte.
La petite dame se leva et scella notre pacte d’une poignée de main plus serrée que je ne l’aurais imaginée. C’est qu’elle avait de la poigne, mémé !
*
Une fois dehors, Angus, fidèle à lui-même, se sentit obligé de vérifier les détails.
— Attends une seconde, Harlem ! Qu’est-ce qu’on fait pour Tony ?
— Tony ? On l’emmerde, Tony !
— Tu plaisantes ? T’as vu sa gueule, au rital ? Il a pas l’air du genre conciliant ! Tu crois qu’il va le prendre comment quand on va lui dire qu’il est hors jeu ?
— Mais relax ! Tu t’prends la tête pour rien ! On s’en tape de Tony !
— Ne sois pas si désinvolte, tu vas nous foutre dans la merde, j’te dis !
Angus soulevait un point important, comme d’ordinaire. Peut-être bien que je minimisais les potentielles conséquences de la rupture de notre pacte avec l’italien. Tout bien réfléchi, on avait tout intérêt à revoir la suite de notre plan, afin de nous protéger d’éventuelles représailles.
— Désin-quoi ?
D’une authenticité affligeante, Taz nous interrompit une fois de plus avec une question futile.
— Désinvolte, bon sang…
— Ça veut dire quoi ?
— Demande à Google, on n’a pas l’temps pour ça ! pestai-je contre lui, trop occupé à chercher une solution concernant Tony.
Le brun décoiffé sortit son smartphone de sa poche et pianota sur l’écran tactile en décrivant sa recherche à voix haute.
— Dé-sin-vol-te… « Qui fait preuve de désinvolture. »
Il leva le nez vers nous, confus, avant d’effectuer une nouvelle recherche.
— Dé-sin-vol-tu-re. « Qui est désinvolte. »
Taz se pinça les lèvres et rangea son téléphone dans sa poche en expirant profondément. Son regard excédé, à moitié camouflé par sa mèche de cheveux rebelle, se posa à nouveau sur nous.
— Merde. Voilà.
— Bon, enchainai-je sans prêter plus attention à Taz. On a trois briques de coke. Alors moi j’dis, on n’a qu’à en donner une à Dory et l’autre à Tony.
— D’accord, mais qu’est-ce qu’on fait de la troisième ? insista Angus.
— Oui, c’est vrai ça, qu’est-ce qu’on fait de la troisième, Harlem ? le soutint Mohan en posant ses mains sur ses hanches, tandis que je soupirais.
— T’as pas fini de répéter c’qu’il dit, comme une foutue perruche ?
— Un perroquet, me nargua-t-il.
— Quoi ?
— Un perroquet, putain ! Pas une perruche, bordel de merde !
Taz, resté en retrait, se manifesta avec une nouvelle question, nous plongeant dans un débat stérile.
— Ça répète pas ce qu’on dit, les perruches ?
— Bien sûr que non ! grogna Mohan.
Tout aussi énervé que lui, je persistais à rentrer dans son jeu, malgré moi.
— Et qu’est-ce que t’en sais, toi ?! T’es piafologue ?!
Angus grimaça en entendant mon néologisme. Adepte d’un langage correct, et amoureux des mots, il devait saigner des oreilles.
— Ben quoi, les mecs qui étudient les oiseaux ! C’est pas ça ?!
— Ornithologue, expira Angus en se pinçant l’arête du nez.
Curieux, Taz se mêla à nouveau à la polémique.
— C’est pas les gens qui font du vin, ça ?
— Non. Ça, c’est les œnologues… Bref ! s’emporta Angus. Qu’est-ce qu’on fait de la troisième brique ?
La question est lancée ! Qu’est-ce qu’on fait de la troisième brique ! J’ai ri quand Taz cherchait "désinvolte"… ça m’est arrivé trop de fois ce truc de mots qui tournent en rond.., mdr…mdr… Gageons que la vieille va pas être facile…
La réponse très vite, haha ! 🙂