Chapitre 16 : Une de perdue
— Elle faisait des trucs hyper chelous, quand même, sa mère, chuchota Angus à mon oreille.
— Tu t’rappelles, à chaque fois qu’on allait chez elle, on trouvait toujours un objet bizarre dans le frigo, du genre qu’il y avait rien à foutre là, évoquai-je avec inquiétude. Déjà à l’époque, il lui manquait un trimestre, à la daronne.
— Je m’en souviens. Des fois, elle y foutait sa télécommande, ou ses clés.
— Une fois, j’y ai trouvé une bougie. Une bougie, frère ! Qui fout une bougie dans un putain de frigo ?
Nous échangeâmes un regard consterné mais amusé, nous remémorant avec émotion ces après-midi passés chez Taz quand nous étions encore des gosses. Sa mère faisait pousser du cannabis sur son balcon, d’où nos visites très régulières. Elle lui avait au moins transmis ça, à son fils. La main verte ! Au-delà des casseroles psychologiques héréditaires, la vieille de Taz lui avait délégué le savoir-faire de la culture de la ganja. C’était le bon vieux temps. Nos parents respectifs avaient chacun leur tares, et ça nous avait laissé des séquelles, indéniablement. Pourtant, en y repensant aujourd’hui, on en gardait de bons souvenirs. Voilà pourquoi nous étions si proches, si solidaires. On s’était formé une famille à nous quatre, à défaut de trouver notre place dans les nôtres.
La tension, bien que toujours présente dans le groupe, semblait se dissiper entre le barbu et moi. J’étais plus proche d’Angus que des deux autres. Sans doute parce qu’il était plus présent que quiconque quand j’avais des emmerdements. C’était d’ailleurs celui qu’on appelait au secours à chaque bricole qui venait contrarier nos vies. S’il y en avait un avec qui je pouvais rapidement me réconcilier, c’était lui.
— Pas étonnant qu’il soit si névrosé, l’autre, lui fis-je remarquer en regardant Taz qui marchait derrière nous.
— Te voile pas la face, Harlem. On l’est tous à notre façon, répondit-il d’un ton sec.
Angus s’avança pour mettre fin à la conversation, passablement exaspéré. Je m’étais trompé. Notre entente restait fragile.
*
Nous n’étions plus très loin de chez Dory. Je sentais l’adrénaline qui tapait dans mes veines, rien que d’imaginer nos poches déborder de cash très bientôt. On s’approchait du but, nous avions fait le plus difficile. Trouver une solution pour vendre la drogue. Mission accomplie, le reste coulerait de source.
Alors que je rêvais déjà à la finalité de notre plan, marchant fièrement devant mes amis, encore contrariés par notre accrochage, je me stoppai net devant un nouvel obstacle. Fred. Encore lui !
— Mais merde, tu vas nous lâcher, oui ?! m’emportai-je devant le buffle de près de deux mètres qui se dressait devant moi. J’ai rien fait à Ed, d’accord ? On a eu un p’tit coup de sang, c’est tout !
Mes justifications bancales à peine terminées, je ressentis une vive douleur, quand le poing du géant s’abattit dans mon estomac. Un véritable coup de massue ! Aussitôt, un nuage blanc poussiéreux se diffusa autour de nous. Cet idiot venait de percer la brique de cocaïne que je dissimulais sous mon t-shirt.
J’inhalai plus de coke que d’oxygène et me mis à suffoquer, de même que le reste de la bande. Dans un concert de tonalités rauques, on toussait comme des asthmatiques, incapables de retrouver une respiration normale. Taz éternua deux ou trois fois, de la même façon qu’au printemps, quand il y avait du pollen partout. Fred devait avoir des sinus d’acier, il semblait immunisé contre l’acidité piquante de la drogue. Il profita de ma vulnérabilité soudaine pour attraper mes fringues. De mes mains acérées, habité par un instinct de défense empreint de panique, je saisis ses poignets et y plantai mes ongles afin de le faire lâcher prise. L’incroyable Hulk recula enfin, quand mon pied frappa son genou, et bascula en arrière. Dans sa chute, sa paluche de troll fermement accrochée au premier élément à portée, il arracha le paquet de poudre blanche qui s’éventra. La substance vaporeuse s’éparpilla autour de nous, dispersée par une légère brise. Nos poumons s’emplirent, une fois de plus, du poison psychotrope.
Pas une minute à perdre ! Nous devions fuir ! L’ogre, terrassé par mon coup de pied, beuglait au sol dans une complainte gémissante. Les râles aigus qu’il émettait me surprirent au point que je restai planté là quelques secondes, à l’observer d’un air railleur. Je n’avais jamais entendu une barrique pareille pleurnicher comme une fillette. L’esprit embrumé par les effets de la cocaïne qui se faisaient déjà sentir, j’éclatai de rire, pris d’une pulsion incontrôlable.
— Reste pas là, Harlem ! Faut qu’on s’tire !
Poussé par Angus, j’avançai avec difficulté, les côtes endolories par mes ricanements impulsifs. Je me mis à courir, doté d’aussi peu de grâce qu’une antilope qui viendrait de naître. Hilare, indépendamment de ma volonté, je suivis le mouvement de ma bande de potes qui filait à toute allure. C’est l’impression que j’avais. Toutefois, l’influence toxique de la cocaïne sur mon activité cérébrale nuisait probablement à ma perception de la vitesse à laquelle nous échappions au courroux de notre assaillant. En cet instant, je me faisais l’effet d’un super-héros au maximum de sa puissance.
On ne s’arrêta de cavaler qu’une fois à l’abri, caché dans la ruelle étroite où résidait Madame Peterson. Dopés et surexcités par la consommation accidentelle de poudre stimulante, nous nous mîmes à sautiller sur place, exaltant par des hurlements canidés. Le voisinage allait s’affoler, s’imaginant être envahi par une meute de loups sauvages !
— J’suis même pas essoufflé ! m’exclamai-je en bondissant d’une joie fébrile.
— J’ai l’impression d’avoir une grenouille dans la gorge, marmonna Taz dans une élocution presque dénuée de consonnes.
— Un chat, on dit un chat dans la gorge, rectifia Angus.
— Non non, pas un chat. Une grenouille. Je sens que ça gonfle dans ma gorge.
— Personne dit ça ! Abruti ! protesta à nouveau le binoclard en lâchant un rire presque hystérique.
— Mais si ! C’est une expression hyper connue ! Du genre « oh la la, j’ai une grenouille dans la gorge. »
Les mains sur mes côtes, je ne parvenais plus à contenir mon rire sifflant. Il s’échappait de moi malgré mon désir d’y mettre fin. Mohan se laissa tomber sur l’asphalte, victime lui aussi du même syndrome désopilant.
Nos rires convulsifs résonnaient dans la cage d’escalier, similaires au bêlement d’un banc d’otaries. Je m’agrippais à la rampe, afin de trainer mes guiboles défaillantes jusqu’à l’étage de la vieille dame. Appuyé contre le mur, paralysé par son propre fou rire, Mohan grimpait les marches avec autant d’agilité qu’un paresseux. Angus le suivait, accroché à son pull, et Taz rampait presque à quatre pattes.
Devant la porte de l’appartement de Dory, je posai mon index sur la sonnette, et le maintenais sur le bouton. Le carillon stridulant me faisait grincer des dents. Pourtant, je ne relâchais pas la pression exercée sur le poussoir.
La mère de Lenny ouvrit la porte d’un geste brusque, ce qui provoqua un appel d’air furtif mais suffisamment intense pour agiter la tignasse des plus chevelus d’entre nous.
— Qu’est-ce que… Mais tu vas lâcher ça ?!
Sa main frappa la mienne dans un claquement très sonore. J’en ouvris la bouche, sous le choc, et relâchai sonnette.
— Merde, Dory ! Pourquoi tant de violence ?!
— C’est quoi ce bordel, bon sang ?! Et toi là, t’as fait un atelier pâtisserie ?! s’adressa-t-elle à moi, troublée.
— Hein ? Quoi ?
— T’as de la farine partout sur toi.
Ben oui ! La farine ! Il manquait que ça pour faire un bon punch de fin ! Mdr
Bonne idée d’avoir mis un paragraphe sur l’enfance partagée des protagonistes. Ils s’humanisent un peu plus à chaque chapitre !
La partie sur leur réaction à la cocaine est vraisemblable (reaction physiologique) et tordante.
Merci Ajax ! 😉