1.5. Le Royaume du Sud
« Conter le passé ne le ramènera guère ;brave le jour présent et satisfais toi d’un lendemain éventuel »
I
Kornlir… la sombre, calcinée et enveloppée d’une atmosphère étrange. Et une respiration, ahanante et résonnante, à l’écho d’une sonorité quasi métallique, insolite, se répercuta étonnamment d’entre les bois d’écorces. Mais ceux-ci s’en trouvèrent bien rougeâtre sur les grands Chênes-Noirs. Car la peau rugueuse et sombre des géants de Kornlir se consuma aux rythmes de flammes incandescentes. Et cela se fit avec atermoiement… Une odeur malsaine s’en dégagea, proche de celle d’une chair calcinée et putride. Et de même, leurs immenses ramures si verdoyantes à l’accoutumée s’affublèrent, en l’instant, de teintes orangé profond. Et au moment où elles parurent encore flexibles comme le blé au vent, elles en devinrent aussi sèches qu’un fer mouillé que l’on trempe dans les neiges éternelles du froid d’hiver. Ainsi, les voici qui tombèrent çà et là… Telle une chute de pierre à l’impact fort au sol, et en lourdeur, tandis qu’ils se parsemèrent brutalement. Là, sur le sentier qui se révéla subitement au sortir d’une terre abimée et flétrie. Et son teint mua vers une intonation au grenat plus profond qu’un vin de sang. Sol et feuillages calcinés, craquelés et résonnants sous les enjambées promptes d’une silhouette naissante.
Surgit Siv, en ces lieux, d’un pas rapide et le sourire qui lui embellit le visage, tandis qu’elle tend une main attractive à celui qui suivit, avec douceur. Car sa joie en parut extrême lorsque les doigts robustes de Rofrid entrèrent en contact avec les siens. Et leur traversée énigmatique, effrénée par le temps, sembla illuminer toute l’opacité environnante…
Et la voix appela : « Siv… » s’entendit d’un son caverneux. Les voici tous deux, vêtus dans un blanc immaculé… L’allégresse leur insufflait une satisfaction sans nom. Et pourtant, cette poigne ferme que lui concéda Rofrid se mua tout à coup. Car son sourire demeura, quand il cessa sa course. Et il se figea, immobile et enjoué. Mais son visage se contorsionna et convulsa subitement. Et en peu de temps, il gémit d’un cri au son guttural et bref… dès l’instant où sa chair se balafra sous le tourment d’une métamorphose… Une mutation de l’homme vers la bête, un loup couvert d’une généreuse toison blafarde, tandis que l’évolution animale s’accomplit en un instant chez Rofrid. Et Siv s’immobilisa à son tour, compréhensive et consciente, dans sa visualisation… Elle ne s’étonna guère de la scène, souriant étrangement à ce « déjà vu »… Ainsi, elle identifia cet apparat, celui de la bête au pelage aussi pâle qu’un blanc des neiges. Elle complait au Loup, admirative, de son regard disparate… Attirée par ces yeux, vairons clairs… Silencieuse, pensive, elle observa les alentours, d’un vertige enivrant et apaisant. Puis, en quelques pas, elle virevolta, comme on l’effectuerait lors d’une danse… Et elle tournoya, tournoya… encore et davantage… Et la grande forêt, sombre et calcinée, se contempla, tel un rêve qui n’en demeurait plus un… Et elle tournoya, tournoya d’une respiration vaporeuse qui s’accompagna d’une brume à l’expiration. La voici envahie par le froid glacial… Une froideur qui la submergea, durement, jusqu’à lui parcourir tout son être. Et elle ne s’en défendit point… Elle se courba, endolorie par les événements, égayée dans son regard. Et elle contempla une énième fois, telle la réitération cauchemardesque d’un songe étrange, les arbres géants de Kornlir qui se défeuillaient davantage. Ainsi, ils s’ornèrent plus profondément encore d’une écorce calcinée, teintée de noirs, enduite d’un gris cendré… Aussitôt, Siv éleva le visage, fasciné vers un ciel bleui, qui à son tour, s’encombra à foison d’une nuée nocturne, brumeuse. Elle émergea à la promptitude du galop d’un cheval… Un destrier au crin pâle, aux yeux nimbés de flammes. Et lorsque la respiration de Siv s’ahana en un écho caverneux, le sentier rougit sous ses pas… Il s’empourpra d’effluves indescriptibles et inopinés. Et elle ne s’en apeura guère… Elle accueillit de ses bras ouverts un sol qui la happa avec avidité et l’enlisa d’une viscosité âpre et noirâtre. « Siv… », retentit encore la voix, stridente. Et son souffle s’amenuisa, les battements de son cœur se calmèrent, tandis que la masse sirupeuse se mua en un fluide écarlate et dense qui la submergea jusqu’aux abords du menton. Dès lors, la voici maculée d’un bourbier de sang, sans doléances ni geignement, d’une main tendue, souriant vers le loup solitaire. Et la bête lança ses hurlements aigus et trépigna étrangement… Le Loup bondit de sauts sur place ! Il chercha à marteler le sol pour combler le marais ! Car la bête tenta d’offrir une aide à celle qui restait en admiration pour ses yeux, vairons. Et ses abois en devinrent plaintifs ! Tandis que la nuée de corbeaux advint dans un croassement tapageur. Puis l’essaim, sombre et obscur, tournoya comme au premier rêve, durant un temps, par-dessus les cimes des géants calcinés. Et les oiseaux d’augures se multiplièrent ! Ils se décuplèrent comme un éclair dans le ciel rougeâtre, de leurs appels perçants !
Et arriva… le silence, inhabituel et plus suffocant que le bruit lui-même. Il parut figer le vent, les éléments, sol et cieux, jusqu’à immobiliser les moindres alentours de Siv…
— Siv ! retentit avec force et intensité.
Survinrent les croassements… Et les corbeaux plongèrent en masse ! Ténébreux ! ils effectuèrent un envol puissant… Et ils se précipitèrent sur elle ! Ils la martelèrent de leurs ailes ! Et les voici qui reprirent de l’altitude… Silencieux… avant de s’abattre à nouveau ! Ainsi, ils allèrent… encore et plus encore. Meurtriers, harceleurs ! Ils lui lacérèrent la figure de leurs serres aiguisées ! Ils lui arrachèrent la peau du visage de leurs becs crochus… Et ils se délectèrent de ses yeux clairs, jusqu’à l’orbite, sans qu’elle s’y oppose…
— « Éveille-toi ! Accueille la Louve ! », tinta la voix, avec autorité et âpreté…
II
Un sursaut ! Emporté ! Un éveil tourmenté d’où Siv émergea !
Son visage contusionné et sa chair plaintive de meurtrissures, elle geignit lors des gestes soudain qu’elle entreprit. Mais…, aussitôt, elle se figea dans son attention, surprise au vis-à-vis d’un feu de bois qui crépitait bruyamment… Là, face à elle. « Où suis-je ? », marmonna-t-elle, durement, endolorie et d’un regard boursouflé. Puis, elle constata une peau de bête… qui lui tapissait le corps, tandis qu’elle se vit alitée, dénudée et allongée sur une couche inconnue. Et elle remua tel durant un automatisme, d’un ressenti des cataplasmes qui lui couvraient le dos. Car elle vérifia au hasard, de sa main, à tâtons… Son visage grimaçant à chaque mouvement.
— Vas-tu cesser ? Arrête donc de gesticuler de la sorte !
Siv répondit d’un soubresaut ! Effarée sur l’instant. Surtout que le timbre de voix parut des plus éraillés. Son regard alla au travers des flammes, d’un œil encore apte. Et elle discerna vaguement une apparence, sombre… Là, dans la pénombre des bois. Et tandis qu’elle entrevoyait un individu mystérieux, elle se rendit compte des lieux où elle se trouvait. Elle visualisa cet endroit ténébreux… celui d’un abri rocailleux et surplombé des Chênes-Noirs de Kornlir. Car, en vérité, elle n’avait guère quitté la grande forêt. Elle se savait toujours en son sein… Mais une question la taraudait… Comment a-t-elle bien pu arriver céans ? Et qui était l’homme face à elle ? Les interrogations fusèrent rapidement dans sa tête. Toutefois, son regard sembla envouté par l’embrasement du bois. Dans la mesure où l’âtre souverain n’en demeurait que la création éphémère d’un feu de campement. Là, où une main protectrice en attisa plus fortement les flammes avec une nouvelle souche de chêne bien sec. Pour sûr, elle se ressaisit en l’instant ! Surtout lorsque la silhouette sombre se pencha, afin de remuer les quelques braises à l’aide d’une longue dague. Intriguée, elle visualisa les alentours, d’un mouvement qui la fit se redresser.
— Continue de la sorte et tes meurtrissures infecteront ta chair ! précisa l’homme avant de poser sa lame avec assurance sous la selle qui lui servait de repose-tête. Et si tu tiens à conserver la peau du dos, évites de te balloter à tout va et laisses agir les emplâtres qui lui préviendront de pourrir !
Sitôt, elle l’aperçut clairement… Un guerrier que Siv put contempler aisément sous les reflets crépusculaires des flammes dansantes et crépitantes. Néanmoins, elle ne bougea guère… Obéissante ou consciente, elle remonta en douceur la fourrure de bête qui lui servait de couverture. Toutefois, suspicieuse, réticente, d’un regard abimé, Siv déglutit et se replia sur elle-même.
— Tu ne crains rien de moi, affirma-t-il, le sourcil froncé. Mes paroles apparaissent parfois un peu trop sonnantes… Si je t’ai apeuré, je m’en excuse. Mais abstiens-toi de trop remuer, déclara-t-il avec plus de calme dans le son de sa voix. Les cataplasmes doivent rester en place jusqu’au lever du jour, précisa-t-il, tandis qu’il se positionna assis.
Et le voici bien à l’aise, légèrement adossé sur la selle et d’une main apposée sur le genou d’une de ses jambes repliées. Il arborait une barbe courte, aussi noire que la teinte de sa chevelure. Une toison mi-longue rasée sur les côtés et bien drue sur le haut du crâne. Et surtout, l’homme apparaissait de corpulence costaude, taillé dans le roc. Sans compter qu’il garda les épaules couvertes d’une tonsure animale aux tons brunâtres, causant un effet de largeur intense pour sa carrure. Botté de cuir sombre, culotté de peaux et fourrures, il se parait également de mailles légères au niveau des bras. Sans cape, avec un pendentif d’argent dissimulé par-dessous son pourpoint de cuir épais. Bref, un guerrier des plus imposant. Surtout qu’il affichait une cicatrice, pâle et de forte taille, d’un tracé sur la gorge en profondeur dans toute sa courbure…
Sitôt après ses dires, il tint silence. Et son attention demeura rivée vers les flammes dansantes, tandis qu’elles embrasèrent définitivement la souche de bois. Et durant tout l’instant, Siv ne cessa de le dévorer du regard, songeuse, fronçant les sourcils dans des questionnements qui l’envahirent de plus en plus. D’ailleurs, elle ne put s’empêcher :
— Qui es-tu ? demanda-t-elle en posant sa joue contre les feuillus qui lui servaient de couche.
Et l’homme prit le temps à la réponse, grignotant et savourant un morceau de viande séchée.
— Mardhil… Je me nomme Mardhil… Et toi tu me dois une vie, annonça-t-il d’emblée, sans daigner offrir une attention vers elle.
Elle déglutit et redressa légèrement la tête, avec fierté :
— Le fait de m’avoir préservée de ses deux brutes ne fera pas de moi ton obligée ! Sache-le ! rétorqua-t-elle avant de laisser planer un silence, tandis que Mardhil ne s’en soucia guère. Et pourquoi m’aider ?
— Et pourquoi pas ? répondit-il, la dévisageant nettement de son regard aux tons de chêne.
Et Siv s’en accommoda, tandis qu’elle reposa la tête, sans le quitter de l’œil et tâtant des doigts les branchages légers sous les feuillus qui lui servaient de couche. Car elle interpréta bien vite qu’il prendrait soin d’elle… Aussi bourru était-il. Mais, au demeurant, elle le découvrit peu loquace. Ainsi, elle tint une certaine méfiance… Pour sûr, elle s’étonnait d’un tel agissement si gratifiant envers elle… Mais après son vécu sur quelques heures… Elle ne pouvait guère accorder une confiance rapide. Et brusquement, le guerrier prit appui d’une main au sol. Il se leva, bien droit, plutôt grand, et intimidant dans son allure imposante.
Sitôt, Siv s’en appréhenda d’un léger recul des épaules, tandis que de son côté, Mardhil se dirigea vers sa monture. Un animal à la robe brunâtre… Là, juste aux côtés d’un second au crin pâle et tacheté d’un roux automnal. D’ailleurs, Siv s’en étonna. Car elle reconnut les deux chevaux… Les mêmes montures qui apparurent sur le haut talus lors de sa cache dans Kornlir.
— Ainsi donc… c’était toi ! Dans la grande forêt…, déclara-t-elle d’un air interloqué.
Et il se saisit, d’un regard par-dessus l’épaule, de la réplique. Il tint une immobilité durant un bref instant… Et il souleva le rabat de sa besace, tandis qu’il en sortit une coupelle.
— Les racines étaient une bonne cache, annonça-t-il en plongeant l’autre main plus profondément dans une seconde sacoche.
— Tu savais…
— Me prendrais-tu pour un aveugle ?
— Pourquoi n’es-tu pas intervenu à ce moment-là ?
— Tu étais faible, désorientée, apeurée… Je n’aurais causé que ta fuite, voire pire. Et puis, je voulais surtout attirer tes poursuivants, expliqua-t-il en extirpant de la viande séchée de la musette.
— Tu as fait de moi un appât…, maugréa-t-elle, la lippe crispée.
— Les choix s’en trouvaient minimes. Et puis, un guerrier surpris et plus facile à occire qu’un guerrier averti…, précisa-t-il en lâchant le rabat de la besace.
Et il y récupéra, juste avant, une gourde de cuir, alors qu’il en versa le liquide dans la coupelle. Mais durant ceci, Siv remarqua tout autant le tissu dissimulateur d’un objet conséquent, relié par des lanières de cuir le long de la selle du cheval pâle. Et elle s’en intrigua, sans réellement en approfondir quelques doutes. Car elle s’étonna surtout de l’attitude du guerrier lorsqu’il s’avança vers elle et s’agenouilla à moins d’un pas, tandis qu’il lui tendit la nourriture ainsi que la coupelle.
— Avale ceci… Du bœuf salé et séché. Cela te revigorera un tant soit peu ! Et rassasie-toi donc d’une gorgée de cette eau. Elle t’assistera au repos… immobilité dont tu as besoin ! Et puis, tu recouvreras un minimum de forces si ton corps s’apaise au moins durant deux nuits, précisa-t-il d’un regard, patient à l’acceptation de l’offrande.
Mais Siv maintint une certaine hésitation… Et durant un instant, elle grimaça de méfiance vers le présent et aux conseils du guerrier. Néanmoins, le gargouillis d’un estomac pour sa pitance s’entendit. Et cette fringale, aux senteurs de la viande séchée, la fit oublier ses moindres doutes. Ainsi, elle la saisit et l’engloutit avec précipitation… Peut-être même un peu trop vite…
— Mâche sans hâte ou tu t’en étoufferas ! précisa Mardhil lorsque tout d’un coup, Siv se prit d’une toux qui la rendit écarlate. Plus têtue qu’un mulet…, déclara-t-il d’un haussement de sourcil, tandis qu’elle s’empara immédiatement de la coupelle d’eau.
Et elle en ingurgita le liquide d’un seul trait ! Toutefois, bien que cela apaise sa toux, un ressenti étrange la parcourut soudain… Et elle se sentit lourde en l’instant, nauséeuse et vacillante, tandis que sa vision s’entremêla.
— Qu’est-ce que… Par tous les Dieux ! Qu’as-tu mis dans cette eau ? demanda-t-elle d’un air dégoûté, la gorge âpre, tandis qu’elle dut en porter la main à la bouche.
Et Mardhil, toujours accroupi face à elle, sortit un morceau de tissu de sa manchette, tandis qu’il l’avança alors d’une main directe vers les lèvres de Siv. Car le voici à tenter l’apaisement d’un écoulement liquide et baveux dont elle se trouva incommodée. Et pourtant, elle réagit bien plus différemment qu’il ne l’aurait cru. Pour sûr, elle n’accepta point son geste d’approche ! Que nenni ! Puisqu’elle y répondit d’un réflexe brutal ! Et elle repoussa le bras de Mardhil par une frappe violente de la main, suivie d’un soubresaut rapide vers l’arrière.
— Ne m’approche pas ! hurla-t-elle, son visage abimé par la colère. Touche-moi et je jure par les anciens Dieux que je t’arrache les yeux ! menaça Siv avec rage.
D’ailleurs, elle vociféra tant que sa respiration s’en accentua, de même que son regard se raffermit d’une exaltation subite. Mais Mardhil n’insista guère… Et il ramassa son étoffe avec calme, et il la déposa sereinement à côté d’elle, sur la peau de bête. Et tandis que les mots retentirent à ses oreilles, son attitude changea. Et il la dévisagea durant un court instant :
— Tu plébiscites certains Dieux…, dont seuls les anciens y ont recours, annonça-t-il, intrigué.
— Je suis la femme de l’un d’entre eux ! dévoila-t-elle avec respect, la lippe crispée. Je me nomme Siv Asgeïr, épouse de Rofrid Asgeïr, ancien Guerrier et Hulfhendnar du Grand Roi ! avisa-t-elle avec impétuosité. Crois bien que j’en parlais déjà avec dignité de son vivant… De même que mes mots l’honoreront plus encore dans ce qu’il me reste comme avenir, jusqu’au jour de ma mort ! affirma-t-elle avec fierté et hargne.
— Je sais assurément qui était ton époux… Je connaissais Rofrid Asgeïr ! répondit-il en se redressant, tandis qu’il demeura droit, la dévisageant de son regard. Tu possèdes sa rage, ainsi que sa volonté. Cependant, je m’étonne que tu te confies. Toi, qui n’es nullement guerrière ! Et à des Dieux qui leur sont réservés, dont les noms furent bannis depuis bien longtemps… Et interdits de dévotions par les rois de ces terres, déclara-t-il en retournant vers sa couche où il s’installa sans mots plus à dire.
— Tu as combattu pour le Grand Roi…, n’est-ce pas ? questionna-t-elle, sa voix adoucie et le menton bien droit.
— Bien des batailles, bon nombre de morts se voilent à mes yeux, Siv Asgeïr ! Mais conter le passé ne le ramènera guère, la satisfaction d’un lendemain éventuel me suffit. Te concernant, sois fière de ton défunt guerrier… Car sa bravoure demeure toujours dans bien des mémoires ! Et à propos de cette mixture que tu as bue… Hé bien, elle ne fera que t’apaiser et t’obliger à un sommeil serein… Alors, ferme donc les paupières et laisse-toi envahir par les limbes du royaume des rêves. Je ne suis ici que pour t’aider…, déclara Mardhil en prenant une posture allongée.
Et Siv, en douceur, sans d’autres paroles, ressaisit la viande séchée du bout des doigts… Et de sa bouche, à pleines dents, elle en arracha un large morceau qu’elle mâcha tout en reposant à nouveau sa tête sur la couche de feuillus. Silencieuse, elle évita une quelconque interrogation… Et elle tint sans cesse son bout de chair, tel un trésor sans nom, tandis qu’elle dévisageait constamment le guerrier. Son regard demeura méfiant, ses pensées figurèrent songeuses, alors qu’elles tintèrent longuement dans son esprit, les paroles du guerrier protecteur.
III
Le royaume du Grand-Sud…
Il apparaissait le plus verdoyant, avec sa vaste forêt de Kornlir qui débordait sur la cité de Thyrrim. Il était également un sol qui enveloppait les Grands Lacs, jusqu’à s’estomper, là-bas… loin à l’ouest. Puisque les terres s’étendaient vers les contrées de la ville côtière d’Athelnis et prospéraient vers le sud, aux abords de l’océan Harvald. Puis, en son nord, le chemin froid qui menait à l’immense Porte des Glaces, offrait un passage aux plus téméraires, ceux capables de braver un blizzard continuel qui contraignait tout voyageur à emprunter inévitablement les Tours-du-Nord. Car là, il demeurait l’endroit d’un chenal sûr, celui où les gardes Orugh veillaient… Les Orughs, guerriers porteurs d’armes d’hast bien spécifiques. Des piques, grandes de dix pieds, équarries dans un bois non moins rigide que la pierre et dotées d’un fer long sur huit pouces. Des fers capables de percer n’importe quelle cuirasse légère. D’ailleurs, nulle âme censée ne pouvait se permettre une telle aventure sans en compromettre sa propre vie. Dans la mesure où aucun autre chemin n’était possible à se frayer le long de la muraille du Grand-Nord… Une barrière taillée dans le granite des montagnes et qui demeurait un accès tout aussi hasardeux que la Porte des Glaces. Sinon, moins risquée au demeurant que le Passage-Nord. Un lieu qui pullulait de vagabonds et où ils établirent leur site de refuge. Car là-bas, une taxe s’exigeait, par ses joueurs de couteau habiles et vaillants, au dû d’un droit de passage pour les hères esseulés ou aux petits groupes de quelques âmes incrédules. Assurément, le royaume du Grand-Sud possédait tout autant de danger dans sa forêt de Kornlir. Là où chaque parcelle visible de terrain pouvait en cacher une deuxième imperceptible. Et cela permettait d’y accomplir quelques embuscades imparables à tout moment… Dans la mesure où les chemins verdoyants et fascinants de beauté pouvaient évoluer en un piège fatal à celui qui osait s’en distraire. Surtout si vous passiez les villes, comme Airdale, au nord, ou Azmarin au sud, des lieux d’apparences accueillants à leur approche… mais périlleux et perfides pour les inconnus. Pour sûr, les terres du Grand-Sud possédaient également des hameaux comme Hillfar, où la charité semblait encore signifier plus qu’un mot et dont l’hospitalité se pratiquait davantage dans une poignée de main. Ceci, loin du mépris de Khordull, la bourgade insipide et pourtant porteuse de bien des calamités. Et non loin de ce faubourg méphitique, se situaient les lacs d’Orlir. Trois étendues d’eau, dont celle localisée le plus au sud, fournissent la chaumière de quelques foyers bannis des capitales et des villes, ce jusqu’aux Grands-Lac. Il est l’endroit où vivotaient d’anciens Guerriers, devenus des sans-titres depuis la mort du Grand Roi. Mais, tout autant, il restait un lieu qui offrait un avenir à ces familles, d’avec sa nature abondante. Vu qu’ils demeuraient esseulés pour la plupart…, devenus indésirables dans les villages et les cités. Car leurs propres noms, qui jadis résonnèrent héroïquement dans les champs de bataille, se transformèrent en un châtiment à leur prononciation. Et pas un homme ne pouvait s’autoriser à leur venir en aide, sous peine de bannissement. Tels étaient les ordres du roi. Pourtant, ces exclus vivaient, somme toute, heureux, loin de toutes prescriptions. Sauf… celle qui les obligeait à s’acquitter d’une taxe mensuelle au seigneur. Une dîme versée au bénéfice des villes et communautés du royaume. Pour sûr, plus d’un de ces guerriers risqua d’en refuser ou en minimiser son recouvrement… Mais, le prix à payer pour cet écart s’en trouvait dispendieux à l’excès. D’ailleurs, quelques familles entières disparurent. Un exemple… enfin, surtout une manière dissuasive au cas où certains en envisageraient la récidive.
Ainsi, voici des sols où la magnificence vous enserre tout en camouflant le danger dans ses ombres… De la pointe Nord aux territoires rocailleux de l’Est… Vers les abords des plaines arides qui demeuraient l’unique accès vers les contrées des Terres-de-Sang et au passage du pont des Pics-de-Khyrghat. Là, à l’endroit même où la brume semble persister à jamais. Une route terreuse qui menait à la Tour Hackad, celle du nom de ces identiques guerriers qui empêchaient toute incursion ou tentative de passage indésiré. Des soldats d’élite qui maniaient les haches lourdes comme personne. Et ces combattants juraient fidélité à leur roi, prêts au sacrifice ultime pour le trône, et avec pérennité pour la survie d’un seul citoyen si nécessaire… Justes et loyaux envers leur peuple. Évidemment, quelquefois, l’on pouvait découvrir une bourgade lors de voyages au sein de Kornlir. Ainsi que certains « lieux-dits » tels que le Passage-Nord, Port-Sud, l’antique tunnel des Asharines, la Tour de Sang, ou encore, le chemin vers la Route du Sang… Mais, Nordir était la ville par excellence… La capitale qui trônait sur les hauts de vallons dans le domaine. Terres du roi Brand Svensson, dit le fougueux. Lui, tout autant, fut l’un des anciens chefs des armées du Grand Roi. Et dans sa monarchie, il possède la réputation de vivre entre ses désirs à la cruauté, de la chair, son plaisir à supplicier et… de temps à autre, le maniement de la hache. Bref, un être aux tendances amicales, de prime abord… Et qui, toutefois, demeurait un souverain paranoïaque et surtout, affamé de domination. Ainsi, sur les terres de Danghar, et plus particulièrement celles du Grand-Sud, Nordir restait l’une des plus intrigantes villes fortifiées… En vérité, elle s’en trouvait n’être que la seconde, après la grande cité du royaume du Grand-Nord, Malldir, dit la Citadelle Céruléenne. Pourtant, Nordir, avec ses tours taillées dans les arbres géants de Kornlir et ses murs en bloc de pierre grisâtre épais, possédait des redoutes qui atteignaient jusqu’à six pieds de large et vingt coudées de haut… Immense et déjà impressionnante. Surtout quand l’on sait que l’enceinte de la forteresse principale se ceinturait d’une douve immergée d’eau, étalée sur neuf coudées et profonde de dix pieds. La Forteresse de Chêne apparaissait quasi indestructible et se connaissait à la réputation d’être imprenable. De plus, elle se munissait d’une herse en fer imposante dès l’entrée de la ville… Une herse qui se hissait par l’énergie nécessaire de six hommes. D’ailleurs, bon nombre de forces s’y brisèrent dans leurs tentatives désespérées à conquérir la capitale lors du conflit, dit, des roitelets. Car même sous le règne du Grand Roi… Au grand jamais, la Forteresse de Chêne tomba face à une armée !
Et sinon, pour en détailler les lieux centraux de la ville… Des étendues vastes se comblaient de bâtisses accolées les unes aux autres…, petites et assombries. Des maisonnées érigées, tel un assemblage de pierres et de bois entrelacés. Car, en vérité, Nordir ne possédait d’éclat que dans sa réputation de bastion. Puisque, beaucoup la considéraient comme une cité sombre, vile et aussi despotique que son roi. Bref, un lieu où manigance, trahison, et excès en tout genre se vivaient à l’accoutumée…
Et en cette fin de journée, le crépuscule s’engouffrait rapidement dans chaque venelle étroite, tandis que leurs sols, terreux, arpentaient la ville dans un dédale quasi infini. Bien que, seule, la voie établie vers la forteresse s’en trouve pavée… Un pavement de pierre aux teints bleuté, qui reluisait chaque nuit sous l’égide d’une lune reine. Et à chaque croisement, d’un chemin ou de l’une des ruelles, apparaissait la bannière aux armoiries du roi. Elles se connaissaient de tous… Un écu de bronze garnit d’argent sur fond vert, affichant en son centre, l’Aigle argenté à l’aile déployée, et il s’auréolait d’une couronne d’or. Ainsi, elles représentaient les terres verdoyantes du Grand-Sud, avec l’animal significatif du blason des légendaires guerriers Kriggs. Les Kriggs, héritiers des plus emblématiques combattants émérites de la civilisation du norois, les Hulfhendnar. Et ceux-ci protégeaient la capitale, ses seigneurs, ainsi que les nantis… et le tout, sous l’influence de son roi.
IV
Ainsi, à l’instant d’une heure tardive, dans Nordir, l’éclairage de la ville restait disparate… Ils s’effectuaient surtout aux clairs de quelques fenêtres qui reflétaient une lumière à l’huile enflammée. Et au-dehors, les torches s’embrasèrent, peu à peu, çà et là, tandis que veillèrent les Allumeurs, dans leurs promenades. Capés de longs tissus à capuches et aux teintes des neiges, ils arpentaient les rues sombres de la cité endormie… Des hères qui cheminaient avec leur pique à flamme qu’ils trainaient avec eux… Un léger bâton de fer à l’embout incandescent. Ces individus, taciturnes et généralement d’un âge avancé, apportaient une parcelle de clarté à la vie citadine en attisant les fameux flambeaux de ville. Une sorte de luminaire qui se dressait toutes les cinquante coudées. Et à chaque combustion, leur voix portait à l’écho :
— Nordir ! Voici venir Máni et son char de Lune… Dormez serein, car ici, tout va bien ! entendait-on durant l’avant de nuit.
Cependant, un second bruit résonna… plus assourdi. Dans la mesure où survint la foulée hâtive de deux montures… Deux cavaliers qui se pressèrent vers la forteresse principale et ne semblèrent guère gênés par le peu de clarté. Et la réverbération du pas de galop tinta comme le martèlement du fer sur la pierre. Car ils ne progressèrent à nul autre endroit que celui de la Sente-Royale… La route pavée qui menait au Fortin du roi et longeait la fameuse bâtisse de la garnison Kriggs. D’ailleurs, la présence de ces derniers se vit aisément aux entrées du Fortin…
Figés, raidis telles des statues de marbre, ils se distinguaient nettement dans leurs armures de mailles lourdes, leurs espalières renforcées… Et surtout avec les peaux d’ours, dont la gueule de cette bête leur couvrait le crâne. Mais, au passage des deux cavaliers, chacun salua les deux hommes d’un poing fermé et tapageur d’un coup qu’ils effectuèrent sèchement contre leur propre poitrine.
V
Et dans la bâtisse principale de la forteresse, la noirceur régnait avec parcimonie… Car les ombres voguaient, flirtaient avec le sol sous les pas du va et vient des sentinelles lors de leur surveillance habituelle. À vrai dire, ils étaient triés sur le volet, par le roi lui-même. Et ils hantaient, littéralement, de leurs présences rassurantes, l’intérieur du Fortin. Toutefois, cette étrange quiétude, qui planait en ces lieux, s’en trouva fragilisée par un bruit… une sorte de plainte soudaine, à l’écho qui geignit… Et, aux aspects imperturbables des gardes, cela ne parut guère déranger ces guerriers aux boucliers de fer. Car pas un seul d’entre eux ne réagit. Et tous gardèrent une faction, comme il se devait, silencieuse et aussi glaciale qu’une statue de marbre. Ainsi, ils maintinrent une franche sérénité, leurs regards ternes… Chose, qui les caractérisait, tandis que les braillements entendus apparurent de nouveau…, bruissant avec intimité. Et ils émanèrent de la pièce de vie centrale. Là, juste de la chambre du roi, dans l’enceinte principale du Fortin. Et en l’intérieur, l’endroit s’imbibait d’une luminescence amoindrie. Une clarté qui se produisit lors d’un flamboiement presque vespéral… Car elle provint d’un âtre, un feu alimenté de bûches qui crépitèrent vivement sous la pantomime étrange des flammes ardentes. Elles effectuaient une danse envoutante et crépusculaire, qui offrit un théâtre d’ombres… Des pantins sombres qui se murent le long des pierres grises… Artistes d’une scène imagée près de la grande table en bastings de Chêne-Noir. Les acteurs réels de celle-ci s’y distrayaient sous l’attention silencieuse d’enchevêtrement de poutres… Des bois vieillis qui concevaient un pinacle abrité d’un toit rehaussé d’enfaîteaux en chêne épais. Et quelques dessins ombragés, d’un lit, laissèrent entrevoir le jeu qui s’y déroulait… Un plaisir d’adultes…
D’un regard clos, une jeune femme à la chevelure claire comme les blés prenait la passion d’un gémissement en une bouche qu’elle garda ébahie, à l’instant où elle parut réagir à diverses secousses… Alors qu’elle se maintenait assise, elle s’empressait de chevaucher l’homme sous elle avec élan. Et elle remua des reins, d’une série de mouvement, les activant au plus rapide, tandis que les soupirs de l’individu s’effectuèrent avec plus de prononcés à leur tour…
— Stop…, s’entendit une voix posée et féminine.
Une seconde femme, étendue de côté, réagit à la scène, tandis qu’elle gisait tranquillement auprès de l’homme. Dénudée et vêtue à la légère d’une longue pelisse qui ne couvrait qu’une partie de son corps, elle laissait apparaitre une poitrine aux seins galbés et affermis, ainsi qu’une paire de cuisses fine et élancée. Brune de chevelure, elle maintenait une certaine… sérénité, pendant qu’elle découpait une tranche de pomme à l’aide d’une dague d’argent. Et elle exécutait le tout d’une contemplation vers celle qui chevauchait l’homme à ses côtés… Surtout lorsqu’elle la vit s’activer bien plus intensément tout à coup…
— Je te conseille de cesser, prévint la femme à la dague, d’une voix calme et pondérée, son regard désinvolte, tandis qu’elle mâchouillait un morceau du fruit.
Et elle se redressa légèrement, d’une main appuyée sur la literie, les sourcils hauts vers le couple en ébat. Mais ils ne répondirent point aux injonctions de la Dame. D’ailleurs, tous deux s’activèrent avec encore plus de lascivité… Tant et si bien que leurs gémissements en devinrent énergiques. Sitôt, l’homme se crispa dans ses traits du visage. Et il fit de même en saisissant, à pleines mains, les fesses de celle qui l’enfourchait ardemment. Car, il parut amorcer un plaisir incontrôlé…
Et survint le sang ! Liquide, aqueux et chaud ! Et il se déversa en un flot soudain sur le torse de l’individu. Car la Dame à la dague vint à agir avec précision et doigté, d’un bras tendu et d’une main appliquée… Et elle trancha la femme, d’un égorgement bref et fatal ! Sa lame cisela la chair de celle qui jouissait d’un délice octroyé… Et lentement, elle saigna, d’un râle guttural, à l’instant où elle porta les mains à sa gorge, dans un flux qui ne s’estompait guère… Et la Dame à la pelisse se leva, sereine, resserrant sa tunique d’un geste assuré, terminant son fruit avec délectation, d’un œil amusé vers sa victime… Pour sûr, le remords ne se vit guère dans ses yeux, tandis que ceux de celle qui souffrait comme un goret restèrent ébahis de stupeur. Et alors que l’homme s’en trouva le bas-ventre maculé, il en vociféra son étonnement :
— Qu’as-tu fait ? hurla-t-il en repoussant vivement la jeune femme ensanglantée, tandis qu’elle se maintint toujours la gorge dans un regard désespéré à recevoir de l’aide, et d’un bras qu’elle raidit vers celui qui sembla sidéré.
Et elle tenta vainement de minimiser le flux qui giclait, râlant d’un son guttural aigu. Pour sûr, l’homme apparut réactif ! Il bondit du lit, tandis que la Dame essuya soigneusement le fer de sa dague maculée sur l’un des oreillers de laine. Et elle quitta la couche avec fière allure…, replaçant sa longue chevelure brune par-dessus ses épaules. Puis elle recouvrit, à la diable, un sein perceptible, avec le revers de sa pelisse.
— Pourquoi ? s’insurgea l’homme qui revêtit hâtivement sa culotte de cuir, son regard froncé.
— Ne t’ai-je pas sommé de cesser ? demanda-t-elle avec arrogance, les sourcils hauts lors du prononcé de ses mots.
Et elle déposa sa dague sur la grande table en chêne. Puis, elle mordit encore à pleine dent dans sa pomme, les bras croisés et d’un maintien léger.
— Il est des choses qu’on ne contrôle guère, Alexa, déclara-t-il, la lippe rieuse. Et maintenant… me voici bon à prendre un bain…, bougonna-t-il brièvement en apercevant ses mains et son torse maculés.
Et il dirigea son attention vers celle qui se vidait de son sang, sous quelques raucités spasmodiques qu’effectuait davantage la victime, les doigts crispés sur une couche rubéfiée… Toutefois, la Dame trouva à redire :
— Aide-la, demanda-t-elle, assise sur l’une des grandes chaises en bois sculpté. J’en ai plus qu’assez de l’entendre geindre comme un goret ! râla-t-elle d’un regard froncé vers la pauvre fille.
Et l’homme soupira sommairement, les mains portées à sa taille, la lippe amusée, tandis qu’il se décida à agir. Sitôt, il saisit un oreiller du bout des doigts. Et il l’appliqua calmement sur la tête de la jeune femme, sans faire pression d’un étouffement fatal et rapide… Que nenni ! Il raidit l’autre bras vers la Dame, qui se leva de son siège, d’un gémissement agacé et la lippe boudeuse. Et elle approcha et tendit sa dague. Sans attendre, l’homme empoigna l’arme et d’un coup, il enfonça le fer dans la poitrine de la pauvre fille… Ainsi les muscles de celle-ci se relâchèrent et ses mains s’écroulèrent sans bruit sur la couche. Et la voici gisante, dans son propre sang qui inonda les draps de lin…
— Le bassin est toujours chaud, annonça la Dame d’un geste de tête qui désigna un baquet fait de bois et de cuivre et trônant aux abords de l’âtre crépitant.
L’homme décrassa la lame sur la literie et tout en déposant l’objet sur la margelle du baquet, il trempa une main dans l’eau encore tiède. Et il se déculotta. Puis il s’introduisit dans le bain et s’immergea totalement avant d’en émerger avec vivacité. Tant et si bien que l’eau en déborda, mouillant avec abondance le sol pierreux. Et de ses mains, il se plaqua la chevelure vers l’arrière. Une toison courte et sombre. Et il effectua son geste d’un reniflement succinct avant d’apposer la nuque sur le rebord du baquet.
— Tu as raison… elle est encore assez chaude, déclara-t-il en déviant son attention vers la Dame.
L’homme, costaud de carrure, la musculature saillante, affichait plusieurs cicatrices sur le corps… D’ailleurs, la Dame se rapprocha, d’un toucher lascif lorsqu’elle les caressa, son regard rivé vers lui :
— Tu peux soulever bien des donzelles, mon cher époux, affirma-t-elle en s’abaissant près de lui, appuyée d’un coude sur le rebord du baquet et plaçant son menton sur son avant-bras, tandis qu’elle ne cessait guère à chérir chaque sillon tailladé sur la peau de ce dernier. Néanmoins, ton plaisir ultime ne s’accomplira qu’entre mes cuisses, précisa-t-elle en saisissant soudain la dague et glissant la lame sur la gorge de l’homme. Que tu fourres ta queue entre celles de la première venue est une chose. Que tu l’ensemences… en est une autre, déclara-t-elle en jouant délicatement et finement de la pointe de sa lame sur la carotide de son époux. Un bâtard, même royal, ne naîtra jamais en ces lieux, Brand…, affirma-t-elle avec le regard froid, tandis qu’il renifla à nouveau, gardant son attention vers elle et écartant le fer de son cou sans précipitation.
Et il la saisit vivement par la nuque. Puis ils s’embrassèrent avec fougue…, de même qu’elle en gémit avec plaisir.
— Le cas échéant, je m’empresserais de l’occire moi-même, assura Brand, la lippe amusée. Pour le moment, prévient la garde…, demanda-t-il ensuite. Avant que l’odeur n’en devienne nauséabonde, maugréa-t-il d’un œil vers le corps sans vie, tandis que la Dame se redressa, souriante, et elle se dirigea jusqu’à la porte sans brusquerie. Et vêts-toi mieux…, précisa-t-il en replongeant sa tête dans l’eau tiède. Je crois qu’un cadavre suffit pour ce soir, ironisa-t-il en émergeant encore une fois.
Et elle s’en moqua, resserrant plus correctement sa pelisse. Puis, elle ouvrit la porte, quand au même moment, un garde apparut face à elle. Imposant et taciturne dans son attitude :
— Dame Alexa.
— Bjorn, s’étonna-t-elle. Je ne m’attendais guère à te trouver derrière notre porte…
— Ils sont arrivés, annonça-t-il d’une intonation calme, et la main posée sur le pommeau de son épée.
L’homme, grand et aux larges épaules, surgit avec le regard froid comme la pierre glacée. Et il portait des vêtements de cuir rehaussés de mailles annelées sur son pourpoint noirâtre qui arborait l’Aigle du Grand-Sud. Sa joue lacérée d’une vieille entaille profonde accentuait le ton blanchâtre de son œil éborgné. Et sa chevelure lui allait jusqu’aux omoplates, d’un noir de jais, nattées et garnies de boucles d’argent ciselées aux runes sombres. Pour sûr, l’individu impressionnait ! Tant dans son regard que dans sa prestance… Et pendant que Dame Alexa ouvrait la porte plus grandement, elle l’invita, d’une main polie, à pénétrer dans la chambrée. Et l’homme s’avança, jusqu’à se présenter face à Brand…, son roi.
— Messire…
— Tiens donc… que me vaut la présence de mon champion ? Escompterait-il s’acquitter de cette besogne par lui-même ? demanda Brand, la lippe ironique, tandis que le guerrier laissa fureter un œil, bref, vers le corps ensanglanté qui gisait sur la couche.
Puis il fit un pas vers l’arrière, et il manda :
— Veilleurs ! réclama-t-il avec autorité.
Et ceux-ci arrivèrent promptement, sans mot dire, d’une courbette face au roi dans son baquet.
— … débarrassez-vous du cadavre ! ordonna le guerrier. Et emportez la literie, ajouta-t-il vers les deux hommes, qui obéirent en l’instant, sans question, sans autres regards…
— M’imaginerais-tu en campagne de bataille ? lui demanda Alexa, le sourcil haut. Crois-tu que je désire trouver le sommeil sur quelques planches de bois dur ? Sans couche ? répliqua Alexa, d’un soupir bref.
— Nullement, Dame Alexa ! Et guère moins à vous allonger dans une literie maculée et souillée, rétorqua le guerrier avec déférence. Je ferais donc mander les servantes, afin de changer vos linges. Pour une nuit des plus accueillante, ma Dame.
Et elle en rit, tandis que le roi en afficha une lippe badine.
— Tes attentions sont nobles, Bjorn, ajouta-t-elle, souriante, d’une main amicale qu’elle apposa sur le pourpoint du guerrier. Ah ! Et qu’une bourse soit offerte au palefrenier… Dix pièces d’or devraient suffire, assura-t-elle.
Toutefois, Brand ne vit guère la chose de la même manière :
— Me prendrais-tu pour une mule qui chierait de l’or, femme ? s’insurgea Brand en un sursaut soudain.
Le regard froncé, il émergea de l’eau, droit comme un pic ! Et nu comme un ver ! Les mains posées avec fermeté au niveau de la taille… Mais, Dame Alexa tint le sourire. Et elle se dirigea vers la grande table de chêne pendant que Brand se culotta. Et alors qu’elle saisit un pichet dont elle versa le vin dans une coupe d’argent, elle fit face à brand, tandis qu’elle se rassasia d’une fine gorgée du liquide aux saveurs douces-amères. Et elle s’avança vers lui, qui sembla fulminer en l’instant.
— Une pièce d’or pour les paroles de la Völva ! déclara-t-elle, la coupe tendue vers son époux. Une autre pour le paiement de ses funérailles, continua-t-elle d’une main lascive qui parcourut le torse de Brand. Et trois supplémentaires, gratifiées par les bons soins du roi ! En prévenance de leur loyauté, énonça-t-elle en s’inclinant légèrement.
Sitôt, Brand saisit le récipient… Mais, somme toute, intrigué dans son regard. Ainsi, il acquiesça d’un signe de tête vers le guerrier… Puis il se ravisa, dressant l’index d’un geste soudain :
— Attends… ! ordonna-t-il sèchement, tandis que l’homme obéit sans concessions. Si je ne m’abuse, nous voilà à cinq pièces d’or, reprit-il en sirotant une lampée de son vin. N’en as-tu point mentionné dix ? finit-il, son front plissé.
— Tu ne te trompes guère, mon cher époux…, répondit-elle en s’approchant au plus près de lui, tandis qu’elle apposa ses lèvres tout contre l’oreille du roi. Et cinq de plus, afin d’y conserver une probité supplémentaire… Celle qui s’acquiert sans autres questions, un tant soit peu gênantes, chuchota Alexa, d’un léger rictus.
Et dans son attitude constamment lascive vers Brand, elle passa une main rassurante et câline sur l’épaule humide de ce dernier. Sitôt après, elle retourna de nouveau vers la grande table en chêne, calme et amusée, son regard aussi vicieux qu’un serpent. Et bien vite, Brand autorisa la chose, d’un évident geste de la tête vers son Champion, tandis qu’il s’enthousiasma des arguments de son épouse.
— Qu’il soit accompli comme Dame Alexa vient de si obligeamment nous proposer, déclara-t-il, la lippe souriante. Que dix pièces soient concédées au palefrenier…, précisa le roi, vers le guerrier qui acquiesça d’une simple révérence. Mais, tu intervenais dans ma chambre pour une raison particulière ? demanda-t-il alors.
— En effet, Messire… Comme je l’ai mentionné à Dame Alexa à l’instant, ils sont rentrés, Messire, signala Bjorn, tandis que les deux hommes évacuaient le corps ensanglanté et inerte.
— Ah ! répondit Brand avec enthousiasme, d’une attention ravie vers son épouse. Qu’ils arrivent sans attendre ! Je reste impatient des nouvelles, annonça-t-il avant de se rétracter d’un air songeur. Bien que non ! intervint-il d’un index autoritaire. Notre invité…
— Messire…
— Je suppose qu’il doit s’en trouver tout aussi anxieux… Préviens-le de même ! Ensuite… Et seulement après, fais mander les autres, précisa-t-il en saisissant sa chemise en lin blanc qu’il revêtit. Mieux vaut avoir un entretien en aparté, continua-t-il, la mine satisfaite, ressaisissant sa coupe de vin. Et… tu resteras à mes côtés, Alexa. J’y tiens ! Ainsi que toi, déclara-t-il en désignant Bjorn de la main. Autant réserver mes forces non loin, annonça-t-il, la lippe rieuse, avant de vider son vin d’un seul trait.
— Bien Messire, répondit le Champion, d’un salut du point qui claqua sur sa poitrine, ferme, tandis qu’il se retira ainsi sans autre dire.
VI
La nuit entamée, les allées sombres du Fortin laissaient aux murs une apparence aux tons crépusculaires. Et quelques halos mêlèrent la pierre et les bois à l’ombrage de deux d’individus… Les deux cavaliers, qui marchaient au gré des torches fixées en un réceptacle ferreux. Celles-ci, étincelant de leurs flammes tournoyantes, guidaient les deux hommes jusqu’à leur arrivée en bout de couloirs.
Surgit un visage ! Il émergea brusquement, là, au détour d’un passage étroit sur la droite. Le faciès d’un personnage qui sortit des ténèbres de la nuit, tel un masque d’épouvante qui vint à surprendre les deux guerriers. Et le premier s’interloqua :
— Magnus ! Espèce de crapaud visqueux ! Toujours à te montrer là où l’on t’attend le moins…, déclara l’homme en avant d’un sursaut d’effroi.
— J’entends cela comme un compliment, seigneur Garath, répondit-il, la lippe amusée et le menton bas. Mais… dites-moi, quelques mésaventures lors de cette mission ? demanda-t-il en discernant les lacérations et le visage abimé de Garath, d’un front plissé.
À vrai dire, celui que Garath nomma Magnus, s’en trouvait grand, mince et affichait un profil légèrement émacié… Tant et si bien que le sombre en ressortit ses pommettes, d’une frugale protubérance osseuse. Surtout que ses épais sourcils et son nez bosselé creusaient également son regard vitreux, si clair qu’il aurait pu se noyer dans les eaux teintées par un ciel sans nuages en plein été. Et il portait une tunique de lin, bleutée, aux encolures jaune-or profond. Le tout, revêtu d’un long manteau noirâtre à la toison mêlée de laine et de peau de bête… Une sorte de cape large qui se reliait aux épaules par deux fibules incrustées d’or et de rubis. Bref, assez pour surprendre à l’émergence des ombres de l’un ou l’autre couloir… Toutefois, l’homme resta droit, et d’un geste de la main posée au niveau de sa poitrine, il s’inclina avec politesse devant le second guerrier.
— Ce ne sont là que les marques du revers indocile d’une furie…, justes, répondit Garath avec le sourire goguenard, tandis qu’il glissa deux doigts sur sa cloison nasale meurtrie, d’une pensée qui le réjouit vicieusement.
— Prince Doran, salua Magnus avec bien plus de déférence. Ravi de vous revoir, précisa-t-il d’une certaine bienveillance dans son attitude. Je vous annonce que le maître des lieux nous a fait mander…, mon prince.
— Le roi, en figurerait là un terme plus avisé, Magnus, déclara Garath, son regard froncé.
— À l’évidence, seigneur Garath… Tout autant qu’il n’en demeure pas moins que le vôtre, ainsi que celui de ce royaume… Point, le mien.
— Il suffit ! s’exclama Doran en posant une main ferme sur celle de Garath, déjà prête à saisir son épée.
Car Garath était homme sans retenue… Et ce dernier afficha très vite sa colère dans les traits de son visage. D’ailleurs, Doran le connaissait assez pour prévenir son geste. Et ainsi, le prince s’interposa, avec justesse, son front plissé face à Magnus.
— … et cela vaut pour tous les deux ! précisa-t-il, son regard détourné envers l’un et l’autre. Nous sommes ici pour une bonne raison, Magnus. Et en tant qu’hôtes, de surcroit ! Alors, ne voici guère l’endroit ou même le moment de vous égayer à quelques joutes verbales ! D’autant qu’elles risquent de vous coûter bien plus qu’un mot de prévenance ! Le roi…, annonça-t-il, d’une soudaine déférence, appropriée vers Garath. Le roi nous attend… tous trois, précisa-t-il d’un haussement de sourcils.
Sitôt, fier de ces mots, Garath se redressa légèrement, relaxant son bras et effectuant un signe bref de la tête. Et il prit ainsi les devants, avançant à nouveau dans le couloir sombre, tandis que Doran lança un regard ferme vers Magnus :
— Ce qui nous amène, céans, s’en trouve bien trop important ! Magnus ! Que je ne vous reprenne pas à quelconque moquerie ou ironie envers Garath ! Il reste essentiel dans nos desseins, ne négligez pas cela !
— Mais je n’omets guère la chose, Prince Doran ! Toutefois, peut-être devrions-nous rappeler au seigneur Garath, qui est l’instigateur de nos projets communs… ? Il est impétueux et incontrôlable…, à un moment ou à un autre…
— Nous y verrons cela en temps voulu, Magnus ! Et avec qui de droit ! intervint Doran, sans ne plus laisser de mot à dire à Magnus.
— Vous trainez le pas ! s’exclama Garath plus avant, l’attention dirigée vers ses suivants.
— Nous vous suivons…, répondit Doran, d’un regard ferme vers Magnus, qui lui, acquiesça vers son prince d’un geste de tête.
Et tous deux succédèrent alors à Garath, sans mot dire… Et les trois hommes déambulèrent, sous les quelques halos lumineux de torches embrasées qui éclairaient irrégulièrement les longs couloirs du Fortin.
VII
— Vos armes vous attendront ici, mes seigneurs, ordonna le Champion, avec tact, lors de l’arrivée des trois hommes devant la porte des appartements du roi.
Il patientait, là, entouré de deux guerriers Kriggs en surveillance.
— Et nous vous les confions avec bonne assurance ! Champion ! déclara Magnus, avec comme à son habitude, un faux-semblant surjoué.
Ainsi, les quatre individus concernés entrèrent dans les appartements du roi, se présentant devant lui, qui s’en trouva assis en bout de table, occupé à savourer quelques raisins bien juteux et sucrés. Quant à Dame Alexa, elle demeurait à sa gauche, jouant de ses doigts sur la coupe de vin face à elle, tandis qu’elle la saisit doucement et en sirota une gorgée, son regard vers le prince Doran, d’une attitude lascive… mais éthérée. Et elle le contempla… Car il était de bonne taille, la chevelure mi-longue, ondulée et claire. Une crinière qui lui donnait un certain charme… Un charisme qui ne déplut guère à Dame Alexa, d’ailleurs. Et elle osa même s’en mordiller les lèvres, avec désir.
— Messire Brand ! Veuillez accueillir…, entama Magnus en s’inclinant légèrement.
— Tu m’agaces avec tes paroles dithyrambiques habituelles…, Patricien ! annonça d’emblée le roi, tandis qu’il recracha sèchement quelques pépins de raisins. Si j’avalise ta présence, cela n’est qu’au fait des décisions dont nous prendrons acte, ton prince et moi-même, précisa-t-il en désignant Doran. Et aussi, à la demande de Dame Alexa, ajouta-t-il en saisissant la main de son épouse, d’un baiser offert à ses doigts avec douceur.
Et sitôt, Dame Alexa inclina la tête vers Magnus :
— Il était évident, pour moi, d’accepter pour hôte, l’instigateur de ce qui deviendra, j’en reste certaine, un changement de bon nombre de Destins…, rétorqua-t-elle avec style.
Ainsi, Magnus salua à son tour, d’un regard qui alla très vite vers le prince Doran, souriant… mais méfiant. Et le roi se leva, une coupe à la main, qu’il remplit de vin. Puis, il la tendit vers Doran, amical et respectueux, avant de déposer sèchement le pichet sur la grande table de chêne, face à Magnus qui prenait place.
— Tu ne verras aucun inconvénient à te servir toi-même, Patricien, finit-il par dire.
Et tous s’en posèrent la question, leurs attentions dirigées systématiquement vers l’homme concerné.
— Vous aurais-je blessé de quelques façons, Roi Brand ? demanda Magnus, le regard fuyant, tandis que Doran en demeura silencieux, mais pas moins curieux.
— Si peu ! répliqua Brand, la lippe crispée. Prince Doran…, s’enquerra-t-il d’un front plissé.
— Messire Brand…
— Puis-je vous soumettre une situation des plus particulière ? Et entendre vos réactions à l’égard des événements relatés ? demanda Brand, tandis qu’il reprit une assise sur son siège, d’un hochement de tête vers le prince.
— À l’évidence, vous n’en attendez pas moins de ma part…, donc, oui ! répondit-il avec malice, tandis que Brand s’en amusa légèrement.
— Hé bien si… non ! Évitons les suppositions et partons du fait que les circonstances s’en trouvent réelles… avec amertume, mais bien concrets, précisa Brand, son regard vers Magnus, tandis qu’il se leva et déambula autour de la grande table. Ainsi donc, l’un de mes conseillers, ou mieux encore, mon Champion, ici présent, déclara-t-il en posant les deux mains sur les épaules de l’homme concerné. Sans autorisation… Fier, sûr de lui ! Soyons enclins à de bonnes descriptions ! argua-t-il d’un visage enjoué. Dès lors, mon Champion s’en verrait muter vers le serpent ! Vile, curieux, indigne de confiance… J’aime l’expression de ces mots ! précisa-t-il, la lippe crispée. Mais ne nous éloignons pas trop du chemin prévu, bien que certaines vérités se comprennent dans mes propos ! Alors, celui-ci viendrait à gambader çà et là, tranquille, sur vos terres du Grand-Nord… Et, une idée lui passe par la tête, saugrenue, ma foi, mais il ne s’en rebute guère ! Donc, le voici enclin à commander et dépêcher quelques mercenaires de la Guilde… de telle sorte qu’ils agissent au sein de votre royaume… Sans vous en parler ou en quémander, la moindre autorisation s’entend là ! Et il gambade, il folâtre… Un coq, un paon, pour qui tout semble permis ! s’exclama-t-il, ses traits tirés. Un homme sans gêne qui mandate quelques tristes sires sur vos terres afin de satisfaire une besogne personnelle ! Ainsi donc, continua-t-il en se calmant dans ses dires, la lippe souriante. Je me demande, quelle en serait votre réaction ? Mieux encore… Comment agirait votre père après pareils événements ?
Doran, d’un regard soucieux vers Magnus, sollicita immédiatement quelques réponses :
— Je ne suis guère mon père… Alors, à la suite de cette… escapade étrange, formula-t-il avec malaise. Pour ma part, je l’inviterais à vous fournir de plus amples explications, roi Brand. Et je m’en remettrais à votre jugement… que je sais réfléchi, malgré certaines situations déplaisantes, précisa-t-il, l’œil sombre vers Magnus.
— Votre lucidité n’est plus à redire, prince Doran, répondit Brand, tandis qu’il reprit une assise sur son siège, avec un faux-semblant de sourire. Inutile d’en expliciter là, que mes palabres visent votre conseiller ! Car, voyez-vous… l’homme s’est senti poussé des ailes. Jusqu’aux terres du Sud ! Commander des coupe-jarrets pour une chasse dans mon royaume ! annonça Brand sur un ton résonnant, son visage tiraillé par la colère. Et il l’ordonne soit dit en passant, en mon propre nom qui plus est !
Sitôt, Doran observa Magnus, tandis qu’il en déglutit, amèrement. Car voici une récrimination qu’il aurait aimé ne guère entendre… Nommément par un seigneur qui ne demeure point le sien. Mais… il se soumit avec bon sens, et sollicita plus d’explications :
— Magnus… Vos argumentations se doivent cohérentes, me semble-t-il…, affirma le prince d’un regard vers le Patricien, la lippe tremblante de rancœur.
Et tandis que Brand se servit une nouvelle coupelle de vin, la respiration plus vive qu’à l’habitude, Magnus s’adossa au fond de son siège, guère perturbé par les propos d’un roi.
— En vérité, nous discourons là d’une guerrière…, justifia Magnus vers Doran, la tête légèrement inclinée, tandis que Doran en soupira, d’une soudaine compréhension à la chose.
— De quelle guerrière parlez-vous ? intervint Garath, étonné et demeuré à l’écart, quasi dans la pénombre.
— La guerrière de l’ombre, répliqua Dame Alexa, qui s’en récréa d’un sourire ironique et d’un air hautain, amusée de la situation. Mais pourquoi restes-tu là, mon fils ? La noirceur te siérait-elle bien plus que la présence de ton père ainsi que la mienne à tes côtés ?
— Non… bien évidemment, mère, répondit-il en s’avançant d’un pas vers la clarté, affublé de tous les regards sur lui.
— Par tous les Dieux ! Ton visage ! s’enquerra Dame Alexa, son attention froncée vers Garath.
— Sacré nom ! intervint le roi, la lippe contractée. T’aurait-on poussé au mitan d’une chatterie ? ironisa-t-il soudain, tandis qu’il se leva et tendit sa coupelle de vin vers son fils, somme toute, avec une certaine moquerie dans les yeux.
— Quelques mailles à partir avec une seule d’elles…, rétorqua Garath, serein, alors qu’il empoigna la coupe offerte, buvant une lampée d’emblée.
— Un onguent te ferait du bien ! conseilla Dame Alexa, qui se leva à son tour, et tenta une approche de la main.
Et Garath la lui saisit, vivement, d’un regard à la lippe crispée vers elle.
— Ne vous préoccupez pas de mon visage, mère, précisa-t-il, ses doigts serrés sur le poignet de Dame Alexa, avant de le relâcher sèchement. Je ne suis plus enfant ! L’auriez-vous déjà omis ? demanda-t-il, contrarié de l’attitude de sa mère en public. Et n’ayez crainte… père, clarifia-t-il vers le roi. Cela ne nuira aucunement à la suite des événements, affirma-t-il en prenant place aux côtés du Champion.
Mais Brand ne quitta guère Dame Alexa du regard, d’un soupir éthéré, avant de se rassoir tout autant. Et il se tritura la lippe de ses doigts. Pensif, l’œil accablant, il ne dit mot. Et Dame Alexa déglutit amèrement, le menton relevé, son index qui manie une grappe de raisin…, avec hésitation. Et Doran intervint savamment :
— Ainsi donc… une guerrière, lança-t-il vers le roi.
— … c’est exact ! Et me voici avec les jérémiades du seigneur d’Airdale qui doit justifier la perte de deux hommes de la Guilde. La garnison d’Azmarin en déplore également un cadavre, et pour finir, mes espions me parlent de la décapitation de l’un d’entre eux en plein Khordull… Alors, je me demande, combien de morts va-t-elle encore nous offrir avec tes manigances personnelles, Patricien ? Là où elle marche, le sang coule un peu trop à mon gout ! grogna Brand en s’accoudant durement sur la grande table. Si quelques accords nous tiennent solidaires d’une entente cordiale pour le moment, elles n’en sont que le droit héritier aux rapports avec ton roi ! Par conséquent, n’en abuse pas d’excès, vieil homme ! protesta Brand avec courroux. Et joins-y un remerciement tout particulier à Dame Alexa ! ajouta-t-il d’une attention vers elle. Son analyse de la situation… et sa riposte se sont révélées bien utiles. Car, agir en idiot peut s’avérer nécessaire en certains cas, Patricien… Toutefois, le paraitre devant son peuple en tant que roi… n’est guère ce à quoi j’aspire !
— Je comprends, Messire… Et je vous présente toutes mes excuses sur le sujet. Je n’y visualisais guère en cela le tourment possible d’un roi…, déclara Magnus avec déférence dans son attitude. Et cela devrait s’en trouver résolu sous peu, annonça-t-il. Sa tête ornera bientôt les murs de la Citadelle ! affirma-t-il avec confiance vers Dame Alexa, tandis que Brand en lâcha un rire bref et tintant.
— Ah, Magnus ! Je crois surtout que vous la mésestimez…, annonça-t-il, calme, d’une main qui saisit une grappe de raisin.
Et tandis qu’il en croqua l’un des fruits, le Champion se sentit dans l’obligation d’intervenir :
— Ne la voyez guère qu’en une guerrière de l’Ombre, Patricien…, répondit Bjorn, son regard froncé.
— Mes seigneurs, s’immisça alors Dame Alexa, qui quitta son siège, et déambula, à loisir, vers Doran, tandis qu’elle lui apposa une main sur le plastron de celui-ci, l’allure lascive. Le Prince s’en trouve présentement pour toute autre affaire…, bien plus importante que le Destin d’une femme dont nous n’entendrons plus parler d’ici peu. Car, comme mon époux vous la fait remarquer, je me devais d’agir rapidement. Ainsi, j’ai donc dépêché sept guerriers Kriggs. Et ils la recherchent à l’instant même où nous conversons, assura-t-elle, la lippe ravie. Alors, peut-être nous devrions entamer cette séance comme il se doit… Conséquemment, je propose que notre fils établisse oralement le rapport sur les résultats de… sa mission, annonça Dame Alexa, d’un toucher du bout des doigts sur la joue de Doran, tandis que le roi… s’en amusa, d’une lippe rieuse.
— Les événements se déroulent selon nos espérances, déclara dès lors Doran, la parole facile. Mais comme Dame Alexa nous le suggère, dit-il d’un regard espiègle vers elle. Je cèderais la narration de quelques intrigues au seigneur Garath, ce, concernant les détails, termina-t-il, affable, le menton bas vers celui-ci.
Et le roi fit de même, appréciant l’attitude de Doran :
— Très bien… Alors, mon fils. Concernant les hommes du Dragon-Noir ? de-manda-t-il, son front plissé et l’oreille à l’écoute.
— Nous devrions en avoir quelques échos d’ici peu, garantit Garath, tout sourire. Bon nombre d’anciens ne laisseront guère la chose impunie.
— Et pour les victimes…, interrogea Magnus. Du moins, les plus importantes. Des survivants ? questionna-t-il en joignant ses doigts, le menton relevé dans l’attente d’une réponse espérée.
— Pas un…, réagit Doran, amusé et vidant sa coupe de vin d’un trait, avant d’orienter son regard vers Dame Alexa, avec une quasi-indécence.
D’ailleurs, le roi remarqua la chose… Et il s’en divertit d’un rire éthéré. Et Dame Alexa s’en réjouit, ses doigts jouant d’avec un raisin. Puis elle le mit en bouche et le dégusta avec un certain érotisme, entre ses dents, baladant son bout de langue sur le fruit humide… Sans quitter Doran des yeux.
— Des pertes ? intervint Bjorn, soucieux. Je n’ai guère aperçu que vos deux montures aux écuries…
— Quatre…, répondit Garath, ennuyé, sans oser une attention vers son père.
— Quatre ! répéta Brand, étonné, et interrogatif vers son fils.
— Asgeïr…, avoua-t-il, d’une amertume dans les traits de son visage. Asgeïr et les siens nous ont procuré quelques désagréments. Mais… tout est rentré dans l’ordre, annonça Garath d’un léger lever du regard vers le roi.
— En es-tu certain ? demanda Dame Alexa, tandis qu’elle croqua le raisin et un autre. Car seuls, les deux réussiraient à contrecarrer nos espoirs de succès, ne l’oublie pas.
— Tout sera réglé, Dame Alexa, défendit Doran.
— Sera ? interrogea Magnus, d’un haussement de sourcil. La possibilité qu’il vive toujours en apparaitrait-elle comme une option, Prince Doran ?
— En aucun cas ! L’homme a bel et bien rejoint ses ancêtres ! Et l’autre concerné s’en trouvait déjà occis lorsque nous nous rendîmes chez Asgeïr. Non… Les anciens agiront comme voulu. Là ne s’en comprenait guère le problème.
— Le problème ? interrogea Brand, son regard froncé. Donc, vous faites état de quelques aléas ?
— Nullement, père, réagit sitôt Garath. Trois guerriers sont demeurés sur place afin d’assurer… les détails, intervint-il avec médisance. Pour Asgeïr, même les prochaines années ne laisseront guère la possibilité d’une vengeance… Sans héritier, le nom d’Asgeïr ne risque point de tinter à nos oreilles, père.
— Très bien ! se réjouit Brand en s’adossant aisément au fond de son siège. Mais, alors, de qui parlons-nous ? demanda-t-il, son front plissé, curieux soudain.
— Siv…
— Siv… Qui est-ce ? demanda Magnus, intrigué.
— L’épouse du guerrier, déclara Doran.
— Oh ! Je vois…, rétorqua Brand, la lippe moqueuse.
— Et sommes-nous sûrs qu’elle a rejoint son époux dans le vaste monde ? voulut savoir Dame Alexa, soucieuse.
— C’est une femme, insista Garath avec mépris.
Mais le Patricien ne défit pas son regard, et le roi de même d’ailleurs, qui chercha à s’assurer :
— Donne une arme à ta mère et elle tranchera la gorge de n’importe quel guerrier dans son sommeil ! déclara-t-il, la lippe ironique.
— Elle flambait déjà entre les murs de sa ferme lorsque nous l’avons laissée, expliqua Doran, d’un air persuadé.
— Oui…, bien ! Et cette oreille ? Sans omettre le reste de ton visage, quelques déconvenues supplémentaires avec cette simple femme ? demanda Brand, le regard froid comme la pierre. Où devons-nous nous inquiéter de la besogne avec celle qui est présumée finir en un tas de cendre ?
— Ton fils doit-il se justifier plus encore ? Ou ses mots te suffiront-ils enfin ? s’imposa Dame Alexa, le visage fermé vers son époux, tandis que le roi, hésitant de prime abord, acquiesça en définitive, d’un geste de la tête.
— Très bien… Maintenant que les choses sont limpides, reprit Dame Alexa, la lippe souriante. Si nous parlions des exigences de chacun, annonça-t-elle vers Doran.
Et tandis qu’elle sembla enjouée et confiante…, Brand demeura songeur, Magnus et le Champion, tout autant d’ailleurs.