Par-delà la neige écarlate.

5 mins

Depuis combien de temps marchait-elle dans la neige ?

Elle ne savait pas. Elle ne savait plus grand-chose depuis quelques heures. Était-ce seulement des heures ou des jours ?

Elle marchait. Vers où ? Aucune idée. D’où venait-elle ? Aucune idée. Mais, puisqu’elle ne pouvait plus courir, elle devait marcher. Car elle savait pourquoi elle le faisait.

Pour fuir.

Fuir ses derniers souvenirs. Pour fuir ce poids sur elle. Oublier cette odeur mêlant tabac et sueur. Cette voix rauque s’injuriant elle-même sur son impuissance. Ce bruit sourd quand sa main avait trouvé un objet lourd. Ce cri.

Oublier les trophées de chasse ornant les murs de bois à moitié peints. Oublier la chaleur malsaine de l’âtre dégageant l’odeur de gibier crépitant. Oublier cette cabane perdue au milieu des bois.

Oublier le vent glacial lui ayant fouetté le visage quand elle avait ouvert la porte.

Elle avait d’abord couru à en perdre haleine, sinuant entre les arbres blanchis par une neige redoublant d’intensité. Elle devait fuir, fuir. Plus loin, plus vite.

Mais la neige tombait, ses pas s’enfonçaient, l’épuisant toujours plus. Les absences se multipliaient, elle ne courait plus mais elle marchait toujours. Derrière elle, ses pas n’existaient plus. Elle évoluait dans un décor monochrome glacial où seule sa silhouette se détachait parmi les troncs aux feuillages alourdis.

Elle ne pourrait bientôt plus avancer. L’air glaçait dans ses poumons. Le moindre bruit, si rare, la faisait sursauter, lui donnant la force de faire quelques pas de plus.

Autour d’elle, le vent faisait danser les flocons, leur donnant l’aspect de spectres se mouvant, guettant son dernier souffle pour l’amener avec eux.

Parmi eux, un mouvement se détacha. Celui-ci n’était pas un mirage. Ni un spectre.

Un loup blanc était assis, la fixant, sa truffe noire se couvrant lentement de flocons. Ses oreilles s’agitaient, agacées de leur contact.

Il la fixait. Elle tomba, ses mains s’enfoncèrent dans la neige, mais il y a longtemps que le froid les avait insensibilisées. Elle abdiqua. Elle avait assez lutté.

L’animal n’approcha pas. Il continuait à la fixer de son regard profond. Puis, il se déplaça, s’éloignant d’elle de quelques enjambées, et disparut derrière le rideau blanc.

Il revint, entrant de nouveau dans son champ de vision, et s’assit de nouveau. La fixant. Il répéta plusieurs fois l’opération, et elle finit par se mettre de nouveau en mouvement. Elle s’imagina qu’il voulait qu’elle le suive, à moins qu’il ne veuille la conduire à sa meute pour partager ce festin offert.

Peu importe. Elle ne voulait pas perdre de vue ce seul signe de vie.

Elle se releva tant bien que mal, trébucha de nombreuses fois, marcha parfois à quatre pattes dans la neige, puis de plus en plus souvent, quand ses jambes ne suffisaient plus à la porter. Devant elle, le loup répétait toujours le même manège, disparaissant un temps de sa vue, pour réapparaître aussitôt, un peu plus à droite, ou à gauche.

Elle marcha longtemps selon elle, mais peut-être n’avait-elle fait que quelques mètres. Elle entendit un bruit constant, léger : celui d’un cours d’eau. Une pellicule de givre se battait contre le courant pour son contrôle.

Mais elle ne remarqua ni ça, ni les reflets scintillant à sa surface. Elle s’écroula, et pleura. De l’autre côté, il n’y avait plus de neige. Une vaste étendue herbeuse et ensoleillée s’étendait à perte de vue.

Alors elle sut.

Elle n’avait jamais quitté la cabane. Pas physiquement en tout cas.

Le souvenir de tous ses proches lui revint subitement en mémoire, ses joies, ses peines. Ces moments qu’elle ne partagerait plus. Elle avait traversé les limbes glacials jusqu’ici, guidée par un loup.

Ce dernier avait regagné une meute allongée près de l’eau. Tous la fixaient. Au loin, elle pouvait discerner des silhouettes nimbées de lumière. Mais elle se dirigea vers la meute.

Elle était devenue une louve au pelage aussi blanc que son guide.

Son destin était désormais de guider les futures âmes perdues jusqu’ici. Les prochaines victimes de son bourreau peut-être.

Les prochaines…

Allait-il continuer ? Elle l’avait frappé, fort, elle en était désormais certaine. Pas assez fort visiblement. Mais l’avait-il tuée dans un dernier élan, ou se portait-il bien, prêt à recommencer ?

Elle ne pouvait accepter cette ignorance. Elle ne pouvait accepter cet état de fait. Si elle devait cesser d’exister, qu’au moins sa mort soit la dernière.

Mais que pouvait-elle faire ?

Un long hurlement retentit et, remontant le son, elle découvrit un majestueux loup au pelage noir, allongé seul à l’ombre d’un arbre. Il la fixait de son regard doré, et se leva. Il passa près d’elle, franchit le cours d’eau d’un bond, et s’assit face à elle. La neige avait beau tomber sur son pelage, il gardait sa noirceur. Les autres loups se mirent à japper.

Elle ressentit un avertissement, un point de non-retour. Mais elle passa outre.

Elle franchit à son tour l’eau, et atterrit dans la neige. Le froid ne lui mordait plus les pattes, et elle avait retrouvé toute sa vigueur. Le loup ténébreux se mit à courir, elle le suivit, son pelage s’obscurcissant à chaque enjambée. 

Les deux taches d’encre glissèrent dans les limbes immaculés, jusqu’au furoncle de bois construit à la va-vite.

Là, son bourreau s’essuyait le front, pestant de douleur alors qu’il tâtait un bandage rougi sur le côté. Il mit un coup de pied à une butte de neige et cracha dessus en lançant une injure dont elle se sentit salie.

Elle était là-dessous.

Le loup d’ombre poussa un nouveau hurlement et l’homme sembla percevoir quelque chose. Il regarda dans leur direction, et une peur absolue le défigura. Il rentra en trombe dans sa cabane, et ressortit avec un fusil en main, regardant tout autour de lui, comme cherchant quelque chose à travers la neige.

Le loup poussa un nouveau hurlement, et l’homme se retourna vivement sur un côté, puis un autre, comme s’il était cerné. Il hurlait, mais elle ne comprenait rien à ses propos. Elle ressentait juste sa peur croissante.

Le loup obscur se tourna vers elle, et la fixa, l’invitant à l’imiter. Elle poussa alors un hurlement dont elle ne se savait même pas capable et l’homme se tourna vers elle, livide. Il hurla des mots d’incompréhension, puis tira à deux reprises. Les plombs la traversèrent avant de faire éclater l’écorce d’un arbre derrière elle.

Elle n’eut rien. La peur atteint son paroxysme chez l’homme qui tenta vainement de tirer de nouveau, puis lâcha son fusil vide pour se réfugier dans sa cabane. 

Mais il s’arrêta net devant la porte. Elle, voyait le loup obscur assis devant, mais à la façon dont l’homme regardait le montant de bois, lui devait voir tout autre chose.

Quelque chose de bien plus terrifiant.

Il poussa un nouveau hurlement, l’homme tomba à terre, reculant dans la neige en pleurant.

Tout autour, des ombres bestiales se détachèrent dans la neige, l’homme se releva, et se mit à fuir, pourchassé par la meute spectrale.

Le loup obscur revint vers elle, la dépassa, et s’arrêta, la fixant, pour l’inviter à participer à la traque.

Ils s’élancèrent. Très vite, elle entendit des hurlements bestiaux mêlés à des cris de douleur. Au sol, la neige se teintait de plus en plus. Plus loin elle serait écarlate.

Le prédateur était devenu la proie. Elle savait qu’en participant à cette chasse, elle finirait dans la meute spectrale, qu’elle s’était interdite tout droit à fouler de nouveau la plaine verdoyante.

Mais qu’importe.

Elle traquerait son bourreau pour l’éternité, même si au-delà de ces neiges sanglantes, l’enfer les attendait.

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2 Commentaires
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Smits Annick
2 années il y a

Ooooooh <3 c’est trop beau ! J’adore <3

d'Hystrial Haldur
2 années il y a

Très bon texte, toujours servi par une plume de maître.

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