Il était une fois un curieux grumeau. Il était né dans une jatte en inox du dernier cri et de la dernière luisance. Il ne pouvait comprendre, le pauvre écervelé, que le récipient était posé sur l’îlot central d’une cuisine contemporaine. C’était un tout petit grumeau, qui ne méritait pas la longueur d’une phrase qui dépassât trop la ligne. Il s’était assez moqué du fouet qui l’avait cent fois battu, sans jamais réussir à l’atteindre. Le nom de « grumeau » qui lui est ici attribué est déjà beaucoup, car, plus petit, il eût disparu dans la pâte à gâteau, dans laquelle il aurait été comme mort-né. Il faut dire aussi qu’il était seul de son état, une incongruité pâtissière en somme de pas grand-chose. Aucun frère, aucune sœur, aucun congénère donc, d’aucune sorte, vers qui tendre son drôle d’être.
Le narrateur doit ici insister. Bien que tout petit, le grumeau était déjà cabossé par la vie. On dira bien sûr qu’on ne pouvait voir son infirmité, que ce n’était pas un vilain petit canard, qu’il n’avait point d’ailes rabougries, dont on eût douter qu’elles puissent croître et qu’elles volent un jour. Mais si on l’avait mis sous un microscope, on aurait cru distinguer ou un virus, ou une bactérie, ou un bacille peut-être, un de ces microbes, monstrueux malgré leur taille infime, qui infectent les belles chairs sans toutefois les corrompre tout à fait.
Le narrateur, encore moi, après avoir consulté l’ignorance de l’auteur, un autre moi, ne sait pas si ces bestiole-là ont un sexe, mais il affirme, il jure sur tout ouvrage religieux ou pas, il proclame devant toute assemblée, unisexe, mixte, ou transgenre, choisissez votre mot, que le grumeau à sa naissance était garçon. Plus précisément, il se ressentait ainsi, car il n’avait aucune sorte d’appendice, ce qui eût pu rappeler une quelconque masculinité. Il n’avait d’ailleurs aucun membre non plus. Mais cela on l’avait sans doute compris. Il était moins qu’un escargot ou qu’un mollusque. Avait-il seulement un ventre ? Pouvait-il s’étirer dans une direction et par là, par oscillation légère, dans l’amorce de la reptation, un tant soit peu se déplacer ? Et… démarrer un rêve ?
Il faut croire néanmoins que l’immobilité en ce bas monde n’existe pas, puisque rien ne reste bien longtemps à la même place. Le narrateur a conscience que la phrase précédente est un peu idiote. Mais si tel est le cas alors elle est un peu intelligente. On suppose que le grumeau ne pensait guère plus qu’un animalcule, ce qui ne l’empêcha pas d’éprouver l’émotion de la surprise lorsque deux mains se mirent à pétrir la pâte. Il se trouva aussitôt joyeusement ballotté dans la boule. Il était tantôt flottant, tantôt délicieusement pressé. Et quel bonheur que la claque ! Quelle expérience que l’aplatissement ! Tout dans la joie de sa naïveté, il ne s’étonna pas que les mains s’outillassent d’un rouleau à pâtisserie, sous l’effet duquel il était maintenant presque en deux dimensions. Comme il n’était plus entravé par la masse de la boule, son être, ou quelque chose qui ressemblât à une intention en lui, entreprit de pérégriner un peu. Il ne savait pas que les voyages forment la jeunesse, mais il en avait une espèce d’intuition, telles les planètes commencèrent leurs révolutions, dans un autre ordre de grandeur, il va sans dire. Il n’avançait guère cependant dans l’extrême de sa lenteur, il était donc nécessaire qu’il n’échappât à un emporte pièce en forme de bonhomme de pain d’épice. Il se retrouva exactement dans ce qui aurait pu être un nombril, pour une autre naissance peut-être. Vint la cuisson.
L’obscurité du four ne l’impressionna pas puisqu’il était aveugle. La chaleur douce d’abord devint vite suffocante. Mais il n’en souffrit pas plus que cela. La figurine de Noël bronzait, et lui avec. Bientôt la porte s’ouvrit. La coloration caramélisée était une jouissance en soi, et une incitation à la dégustation. Aussi on ne s’étonnera pas si sans attendre trop longtemps le refroidissement une bouche croqua la tête, puis dans la foulée, le corps du pain d’épice. Le narrateur ne sait comment le grumeau en réchappa. Il ne croit pas aux élucubrations de l’auteur qui lui a parlé du hasard de la miette. Toujours est-il qu’il tomba au sol, dans l’angle d’un mur. Et il y serait resté aussi longtemps que l’imagination parfois se repose, si une fourmis, qui était bien renseignée, n’était passée par là.
C’est alors que le vrai voyage commença sur le dos de l’insecte, ou plutôt au bout des mandibules. Cela aurait pu le chatouiller, le dégoûter, ou l’impressionner, mais il n’avait pas de système nerveux, ne connaissait pas les appréhensions de la bave, avait déjà expérimenté les affres d’une bouche humaine. Il se laissa donc porter jusqu’à la fourmilière. La cuisine où il était né lui paraissait maintenant un piètre territoire tant elle était vite traversée. On passa par une trouée minuscule entre le cadre de la porte-fenêtre et la maçonnerie, et on se retrouva à l’extérieur. On ne ressentait pas tant que cela le grand air, car on était au ras du sol. On gagna rapidement un parterre de gazon fraîchement tondu. Dans un angle, encore un, se tenait, discret le petit tumulus, doublement ouvert vers le ciel et peut-être vers le centre de la terre.
Le grumeau ne descendit pas si loin. Il fut entreposé dans une cavité, qui servait de réserve à cette ethnie de fourmis noires. Or, il s’en suivit, par le plus grand des hasards des jardins, comme l’atteste l’absence de mention chez les historiens Grecs, une guerre avec des fourmis rouges, particulièrement féroces. Les sanguines sanguinaires vainquirent, cela n’était pas écrit en pattes de mouches dans le carnet préparatoire de l’auteur. Formidables formicavores, elles dédaignèrent tout autre butin que la chair sèche des vaincus. Une saison ou deux s’écoula dans un silence feutré de terre végétalisée. Le grumeau avait eu le temps de se nouer d’amitié avec une graine. Ils ne conversaient pas mais se rapprochaient indubitablement, au point qu’il finit par la pénétrer. Non qu’il eût un membre viril. L’auteur demande instamment au narrateur de préciser aux lecteurs, surtout aux libidineux, que l’œuvre qu’ils découvrent n’est pas érotique. Quant aux éditeurs, qu’on n’ait pas la commerciale idée de la classer x. Qu’en était-il alors des relations du grumeau et de la graine ?
Il est permis de dire qu’elles étaient amoureuses néanmoins. En effet, dans le même temps, relativement long, que l’un se désagrégeait, occupant moins d’espace dans ce bas-monde, l’autre poussait des radicelles qui absorbaient la substance libre du premier. C’est ainsi qu’ils fusionnaient dans l’éternité de cette cavité oubliée des fourmis.
Le grumeau était maintenant entièrement dans la graine. Il n’avait pas totalement disparu, car l’enveloppe dans laquelle il avait migré se sentait à son tour garçon, sans pour autant renoncer à toute féminité. C’est à ce moment que l’auteur place un orage terrible, que les eaux montent, que les terrains glissent, que l’Arche se ressouvient aux hommes. La graine, gonflée de la petite arrogance du grumeau, flotte joliment sur le sommet d’une vague fabuleuse, qui la transporte sur le mont Ararat. Ni Noé ni ses fils n’y sont plus depuis des lustres, mais demeure l’esprit des lieux. Il y règne un sentiment d’extrême liberté, et le jour y est entièrement neuf.
La graine-garçon s’y installe et elle pousse un bras, le premier membre, qui devient mat, qui devient fut, qui devient tour. Et elle pointe furieusement le firmament comme le canon de la guerre des hommes contre Dieu. Mais elle n’éclate jamais. Le seul fait notoire est la tombée d’un fruit, une pomme, une fois tous les mille ans, sur la tête d’un homme, un peu savant, qui a l’idée grumeleuse d’un gâteau et de systèmes stellaires. Il sourit alors comme une fille. Le Néant de la bêtise, qui surveille tout, se fend ce qui n’est pas une pipe de rire. C’est-à-dire qu’il se disloque. En plus petits morceaux que quoi que ce soit. Et le grumeau-garçon, devenu graine-garçon manqué, devenue arbre-garçon glorieux, devenu pomme-garce, devenue idée-garçon, devenu sourire-fille, ensemence une parcelle d’Éternité.