Le Conte de la Sorcière des Bois 30. L'écho d'un écho – WikiPen

Le Conte de la Sorcière des Bois 30. L’écho d’un écho

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Elle tombe. Malgré l’absence de point de repère, elle ressent néanmoins son corps en chute libre. Un plongeon sans fin, interminable au point de lui donner l’impression de léviter, d’être une plume oscillant avec lenteur, tourbillonnant dans le précipice avec une légèreté telle que, dans la nuit qui l’enveloppe, rien ne semble bouger. Et pourtant, elle tombe bel et bien. Tout autour d’elle n’est que pures ténèbres empruntées à la nuit des origines ; un puits qu’on aurait creusé sans l’intention de le remplir ; une terreur privée de limite ; elle lui abandonne juste assez de conscience pour en souffrir. Qui est-elle sinon cette ombre brisée ? Un flocon de brume dans le brouillard ? C’est mieux ainsi. Le monde n’a aucun besoin d’elle. Son souvenir se résume à un poids mort. Inutile pour les vivants de le porter. L’oubli est le destin de ceux qui s’obstinent. L’éternité. La solitude. Non. Je ne suis pas seule. Sa raison survivante lui dicte une présence à proximité, un regard qui l’enveloppe d’un froid mortel. Un désir incomparable. La chose désire son cœur. Sa faim la consume. Une voix dans la nuit. « Au moins nous sommes ensemble. Non. Je suis là. Non, tu n’es pas là. Viens. Oublie-moi. Viens…

Amareyna. »

La folie emporte jusqu’aux plus braves d’entre tous. Esprits dévots, dévoués, admirables, cœurs passionnés, enflammés, sacrifiés, aucun ne réchappe aux noires ailes.

Amareyna en fut témoin. Le destin l’avait choisi pour brandir le couteau plutôt que la plume. Depuis toujours, dès l’instant du berceau, dès le premier battement, à sa toute première rencontre avec le sourire lumineux du jour, elle portait, entre ses deux petits cœurs palpitant de la promesse d’une vie nouvelle, le poids d’un sinistre destin. Au début, il s’agissait d’une ombre vague, à peine perceptible, aisément ignorée par l’enfant occupé à jouer. Mais l’enfant grandit bien vite, et l’ombre avec elle. Plus elle gagnait en force, ardeur et volonté, plus la présence nichée dans le creux de sa poitrine gagnait en pesanteur, jusqu’au jour où elle n’eut plus le loisir de la dédaigner.

Sa mère était une reine d’antan et s’appelait Rujadis. Rujadis était la grandeur incarnée, une déesse parmi les immortels. Tous l’admiraient comme les badauds admirent le soleil qui les aveugle. Il était de coutume à Rujadi d’affirmer : « Nos ancêtres ont copulé avec les dieux. Notre sang descend en droite lignée des seigneurs et dames d’en-haut ; nous occupons les trônes des rois et des reines d’autrefois ; le nectar coule abondamment dans nos veines et notre peau hume l’ambroisie. » Elle fut la plus glorieuse souveraine que le peuple du bois n’ait jamais connue, à l’époque où le bois s’appelait encore le bois-monde.

La guerre faisait alors rage entre les immortels du bois et les humains mortels. La jalousie de part et d’autre engendra un carnage sans nom. Les humains appelaient les peuples du bois sans distinction « farfadets ». La haine nourrissait la haine, et à mesure que le bois-monde s’embrasait, se changea en ire destructrice. L’humain allait avec ses torches et ses haches et transformait les bosquets en plaines. Les champs de blé poussaient là où autrefois prospérait les chênes, enfants et petits-enfants du Premier-Né. Les dieux nichés dans les cieux s’étaient depuis longtemps désintéressés des affaires terrestres. Entravées par la pluie et le vent, leurs oreilles étaient aussi sourdes que si elles avaient été plongées au fin fond de l’océan. L’abîme couvait sous les champs calcinés et les forêts en flammes. Pas une racine ne poussait sans buter sur quelque cadavre d’homme ou de farfadet. Au feu, on répondait par le feu. Rujadis menait ses armées d’elfes sauvages contre les cités fortifiées des humains. Les cendres des maisons recouvraient les cendres des arbres. Il ne s’écoulait pas un jour sans que le monde ne gronde sous le vacarme des hurlements de rage et de douleur. Les fumées remplaçaient les nuages, les cendres les pluies, les vents transportaient des tourbillons embrasés. La terre tout entière était enfouie dans la nuit, et les feux du soleil, voilés, émanaient dorénavant des incendies. Il n’y avait plus de jour, plus de nuit. Le temps lui-même s’était consumé. La folie régnait sans partage. La raison était en exil. Un âge sombre et néanmoins brillant. Les passions se déchaînaient dans la tourmente. Le supplice se nommait quotidien. Le monde était alors ainsi.

C’est en son sein qu’Amareyna grandit. Déjà, quand elle gambadait dans les bosquets d’érables, qu’elle dansait sur les tapis rouges et dorés de feuillages, qu’elle chantait en chœur avec les oiseaux-vent, la cendre collait à ses pieds nus, tandis que les danses et les chants se résumaient à des danses et des chants de guerre.

La lune était écarlate, comme du temps du Grand Dévoreur, les uns et les autres se traitaient de serpents. Les corps se couvraient d’écailles miroitantes, les bras fanatisés brandissaient des crocs tranchants, rutilant à la lueur des flammes. La croisade se confrontait à la croisade. Le monde était un champ de bataille. Plus de bois, plus de raison. Chaque matin, au lever de la Damoiselle, les morts se relevaient pour mourir de nouveau. La vie se résumait à un spectre. Le chaos était roi, la folie était reine, et les princes et princesses s’écharpaient en vue de leur complaire.

Amareyna était comme tous les autres sujets de sa mère : une enfant du sang versé, une vie sacrifiée au nom d’une génération qui ne verrait jamais le jour. Car la guerre était d’ores et déjà perdue. Aucun des camps ne devait l’emporter, à moins de périr tous deux. L’ancien monde et le nouveau n’en formait désormais qu’un. La sagesse d’antan était aussi atteinte de cécité que les jeunes caprices.

La princesse avait déjà tué avant sa puberté. Elle avait versé le sang des autres avant même d’avoir versé le sien. Son âme avait été taillé pour être celle d’une guerrière. La guerre l’avait vu naître, l’avait bercée, l’avait éduquée. La guerre devait la faire femme, puis la sacrer reine. Et c’est dans les bras de la guerre qu’Amareyna était censée mourir. Du moins, c’est le tableau que sa mère dépeignait et qu’elle-même dessinait, car Amareyna jetait son regard sur l’univers par les yeux de Rujadis. La fille n’était que l’ombre que sa mère projetait sur l’avenir. Et au regard de Rujadis, le futur se résumait à deux destins : la victoire ou la mort ; inconsciente qu’elle était que l’une signifiait forcément l’autre.

Les amants d’Amareyna étaient tous tombés sur le champ de bataille, que Rujadis baptisait avec ferveur « autel du sacrifice ». Leurs spectres hantaient les plaines de cendres mais pas sa mémoire. Déjà, à l’époque, Amareyna avait appris à oublier. Ses nuits se résumaient ainsi aux ténèbres du néant. Et dans ces ténèbres, un battement désaccordé, celui de ses deux cœurs qui n’avaient jamais appris à battre en rythme.

Son destin attendait patiemment son heure telle une bête tapie dans les fourrés de l’âme. Et le jour où il frappa, ce fut par le biais du bras d’Amareyna.

De tout ce qu’on peut lui reprocher, Rujadis n’a jamais été une dirigeante malhonnête. Dans ses discours, elle promettait à ses sujets souffrance et ravages, et forcé de constater qu’elle tenait ses promesses sur le bout des griffes. L’antique et puissant royaume de Jasmin, en l’espace de cent lunes, perdit la moitié de sa population pour un gain d’innombrables acres de terre noircie. L’ardeur, la ruse et la brutalité de Rujadis avait conduit ses légions d’elfes à tant de victoires que l’auguste reine en perdit le compte de ses conquêtes comme de ses pertes. À ses détracteurs qui arguaient que sa principauté devenue empire n’était qu’un cœur de vie perdu au milieu d’un désert de mort, la doyenne enchanteresse rétorquait ceci : « Là où vous voyez la mort, je perçois la vie. Les cendres et le sang fertilisent mieux que n’importe quel terreau. Tôt ou tard, le bois-monde renaîtra, plus beau et plus grand qu’il ne le fut jamais. Tel est le prix du sacrifice de nos braves et vénérables amis. »

Amareyna, au milieu de la foule, entendait comme tous les autres sans plus écouter depuis des lustres les mots à la vanité creuse de sa mère qui, après reine et généralissime, s’autoproclamait à présent prophétesse. Dans ces paroles résonnaient les vers de la folie. L’incendie qui embrasait la terre se réverbérait dans ses prunelles, sèches de la moindre larme.

Rujadis était une puissante mage. Reine et chamane, elle parlait aux esprits comme aux vivants, convoquait à elle leur énergie. Ses paroles envoûtantes ensorcelaient les pensées et faisaient vibrer les cœurs. À l’aube de son règne, ses dons n’étaient qu’étincelle, et puis, les lunes s’écoulant sur les courants des siècles, l’étincelle devint braise, la braise brasier, et le pouvoir de Rujadis grandit sur le fil de sa grandeur. Rujadis possédait tant de talents, dans maints domaines. C’était une souveraine-née, une maîtresse des arts variés. Elle conquerrait les cœurs et les esprits, et en échange, confiait une partie d’elle à ses sujets. Les elfes du royaume de Jasmin se glorifiaient de détenir un morceau de l’âme de leur reine en leur foyer. La fierté, ombre de l’ego, soumet ses victimes à la passion déraisonnée, à l’orgueil qui enfante l’idiotie. En somme, la déliquescence de l’esprit qui se répercute sur le corps.

Tandis que le pouvoir enchanteur de Rujadis gagnait en puissance, que son empire broyait les frontières, que son emprise sur son peuple dépassait l’entendement, une tumeur grandissait dans le sein de ses sujets, une tumeur maligne, longtemps indétectable, un vampire de chair nécrosée qui se nourrissait de la vitalité de ses proies. Rujadis la Magnifique, Rujadis l’Implacable, dans son désir d’offrir aux elfes un nouveau souffle d’immortalité, elle les condamnait à terme au même sort que les ennemis qu’ils combattaient avec tant de rage. Le fléau de la mortalité guettait les habitants du monde ancien. L’effroi que les légions elfiques avaient apporté sur l’humanité vaincue se répercutait dorénavant sur ces elfes, triomphateurs et misérables. Sous leurs armures reluisantes du sang de leurs ennemis châtiés pulsait un sang gâté par les miasmes, résidus de la corruption engendrée par la reine enchanteresse.

Le jour où Amareyna prit conscience du phénomène, puis de sa cause, que le fléau ne se résumait pas seulement à une folie collective mais impliquait aussi une dégénérescence physique, et que le mal en expansion les condamnaient tous, elle et les siens, à perdre le don d’éternité que les dieux leur avaient confié, alors elle courut jusque chez sa mère et s’agenouilla au pied de son trône de racines. Rujadis exigeait de tous ses sujets qu’ils se prosternent en sa présence, à l’exception de sa fille. Quand la princesse lui tenait tête, la reine se contentait de sourire tout en faisant mine de l’écouter, fière de son caractère, méprisant en revanche ses paroles, purs enfantillages à ses oreilles de vénérée ancienne, sage d’entre les sages. Ainsi, quand sa fille lui parla longuement de sa révélation, lui conta avec effroi ses conclusions, Rujadis se borna à lui sourire avec la coutumière fierté narquoise qu’elle lui réservait. Puis, devant l’insistance de la princesse, la fierté prit des airs d’agacement, agacement qui se mua rapidement en tendresse. « Douce enfant, pauvre enfant, tu t’abandonnes trop à tes cauchemars. Tu n’es pas oracle. Tu ignores tout de l’interprétation des rêves.

Mais, Mère, ce n’est pas un rêve que je te conte, c’est le fruit d’une longue méditation. »

Et la reine-mère de porter un doigt aux lèvres de la princesse-fille. « Chut, mon enfant, tu ne dois pas effrayer nos sujets. L’instant est aux périls. Les humains sont en déroute mais leur nombre constitue toujours une menace. Tôt ou tard, ils reviendront. Nous devons agir avant qu’ils ne reconstituent leur puissance. Frappons-les au cœur et anéantissons cette ignoble race une bonne fois pour toute. » Elle ne s’adressait alors plus à sa fille, qu’elle ignorait, mais à sa cour. « Ainsi, quand le dernier sang versé aura été bu par notre terre nourricière, notre monde fleurira de nouveau, plus lumineux et verdoyant qu’à ses débuts. Allons, amis et braves, debout. La lune brille du reflet de l’acier. Le moment n’est pas encore venu de déposer la lance et de coucher dans les clairières à l’ombre des arbres en fleur. »

Et pendant que Rujadis, drapée dans sa toge non plus vert-bois mais pourpre, brandissant son sceptre d’oracle, donnait à admirer à tous le tableau d’une idylle, les yeux d’Amareyna baignaient dans les larmes, et ses larmes réfléchissaient des ruisseaux de sang, creusant des sillons entre les monceaux de dépouilles, des berges jonchées de squelettes sous une pluie ininterrompue de cendres crachées par un ciel virevoltant de démence sous son manteau rouge et violet. Cent mille soupirs exhalés en un instant. Deux cent mille cœurs qui interrompent ensemble leur battement. Et le silence qui s’abat sur un monde nu, ravagé, simplement mort.

L’instant suivant, un battement de cils, l’éveil après un rêve, soupçon d’éphémère dans l’infini de la dérive, Amareyna serrait ses doigts autour de la gorge de sa mère, cou si menu comparé à la figure grandiose qui la surmontait. Même le voile du sommeil ne parvenait à ternir cette splendeur qui avait inspiré la passion fanatique chez tout un peuple. La mort souriait à Amareyna. L’orgueil brillait dans le regard à la lueur agonisante. Aucune larme ne recouvrait la volonté inébranlable aspergée par ces prunelles de froid ébène. Pourtant, l’eau ruisselait sur les joues à la pâleur conquérante. Elle émanait simplement d’autres yeux.

Amareyna désirait expirer sa rage si longtemps contenue, mais, au lieu de râles flamboyants, sa gorge asséchée vomissait des sanglots. Le pitoyable chevauchait à califourchon l’illustre. La reine était étendue sur un lit de feuilles fanées, immobile telle une statue malgré le manche du poignard poussant à la surface de son sternum.

« Regarde-moi ! Regarde-moi ! Regarde-moi ! vociférait Amareyna.

Je te vois. Tu es si belle… quand tu es en colère, soupira Rujadis. »

Je ne voulais pas être en colère. Ce que je voulais, c’était une mère.

L’ombre embrasse toujours un visage aimable.

Ce jour-là, Amareyna devint Reyn. Pour commémorer son nouveau statut, on la condamna à l’exil. Le jugement fut prononcé, mais la condamnée s’était déjà envolée. Reyn n’avait pas attendu. Tout ce qu’elle voulait, c’était quitter au plus vite ce berceau maudit qui l’avait vu naître.

De Rujadis, d’Amareyna la Régicide, de l’Empire de Jasmin, même la mémoire elfique en a oublié les noms. Des splendeurs d’antan, emportées par les horreurs de jadis, ne restent que des bribes d’ossements au sein d’une mémoire noyée d’oubli.

Les elfes conservèrent leur immortalité et se terrèrent dans les bosquets rescapés du bois tandis que les humains s’emparaient du monde.

Le fantôme de Rujadis suivit le fantôme d’Amareyna dans son exil. Exil qui se changea en errance, et dont le brouillard ne tarda pas à recouvrir leurs deux spectres. Néanmoins, depuis ce jour fatidique, le souvenir muselé n’avait jamais cessé d’accompagner Reyn dans toutes ses pérégrinations. Son ombre la couvait quand l’errante fonda le clan des Rats Chevelus. Dans le silence de la nuit, cette ombre essayait de lui chuchoter des paroles qu’elle n’entendait pas. La glorieuse Rujadis, qui par ses discours embrasait les foules, s’était mue en spectre muet. Des milliers de sujets en liesse avaient bu ses paroles, et la seule personne demeurée sourde à ses enchantements était sa propre fille, son unique enfant, l’aînée de la lignée qu’elle n’avait jamais eu le temps de perpétuer, trop préoccupée qu’elle était par ses guerres, les complots à sa cour et ses rêves d’éternelle grandeur.

Amareyna poussa son dernier soupir en même temps que Rujadis poussa le sien. Non pas un soupir mais un râle, l’écho d’un ultime rugissement à l’intention de l’univers injuste.

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