Chapitre 31 – Le Soleil d’hiver
Décembre 1951
Petit quai de la Sargasse
636 mots
L’architecture intérieure du hangar était remarquable. Une mezzanine appuyée sur un ensemble de poutrelles et de colonnes en acier aux rivets surdimensionnés dominait l’entrepôt. La matière végétale, empilée partout, feutrait les sons et embaumait l’air. L’endroit respirait la paix et la bonté, mais surtout, il était étrangement confortable, voire accueillant.
Ülf donna quelques instructions et relança le ballet des employés. Fait singulier, il eut la politesse de précéder Gerflynt dans la montée d’une structure de métal tordue qui se révéla être un escalier en colimaçon irrégulier. Avec ses marches en zinc à formes géométriques et sa rambarde en fausses lianes à feuillage de cuivre, cette œuvre d’art enjôlait l’esprit. « Une création Eleanor Sorensen, » dit-il.
— B’soin d’un cuistot M’sieur Sorensen ? demanda Quickegg en contrebas.
Gerflynt se retourna, courroucée.
— Que fais-tu ici ? Je t’ai interdit de me suivre ! fit-elle.
Sorensen donna ses instructions au boxeur.
— Je l’engage de temps à autre pour travailler à la cuisine.
— Et pour vider les ordures, » ajouta le voyou qui esquissa un sourire bref, écrasé par un tic facial.
Sorensen laissa entrer Gerflynt dans ce qui se révéla être ses quartiers. L’endroit offrait un salon décoré aux motifs d’Arabie. Des coussins aux couleurs riches avec d’outrageuses coutures en fils d’or se trouvaient jetés sur un canapé circulaire. Au centre, un narguilé trônait seul avec ses énormes bulbes en verre turquoise d’où sortaient des tuyaux aux embouts dorés. L’objet avait l’air d’un pantin araignée prêt à se lancer dans une danse des mille et une nuits. Mais le plus impressionnant était sans doute ces tentures de velours bleu suspendues au plafond. Leur déploiement en cône donnait l’impression d’être sous la tente. « Des importations d’Afrique. J’y ai quelques amis, des berbères. »
À la cuisine, Sorensen se rendit au frigo pour en tirer une bouteille de Champagne. Deux flûtes de cristal, un Mimosa aussitôt tendu. « Pourquoi êtes-vous ici mademoiselle Glåss ?
— J’ai du mal à trouver mon… le… le hangar, pour les meubles à exporter. Euh ! J’ai ceci. »
Gerflynt tira de son corsage une lettre de créance pliée en quatre. L’homme le déplia mais n’en fit pas de cas. « Vous êtes le portrait de ma sœur Eleanor, en vingt ans de moins. Si vous l’avez rencontrée, elle a dû vous massacrer.
— Pas directement.
— Non, bien entendu. Mademoiselle Sorensen travaille au scalpel. Une phrase ici, une excision là. Et puis, vous débarquez comme une mendiante en quête de l’approbation d’une demi-sœur qu’hier encore vous ne connaissiez pas. » Ülf éclusa son verre et se servit à nouveau. « Venez ! »
Le balcon donnait sur un ancrage privé. Différentes embarcations étaient amarrées au petit quai de la Sargasse. Mais la plus spectaculaire était un hydravion massif, un Martin 730 Flying Boat plastronné à la cocarde de la famille Sorensen. « Vous pilotez ? » demanda la môme. Sorensen acquiesça et se laissa choir sur une chaise. « Je traverse les chargements vers Cuba. » L’homme semblait abattu. L’œil glauque, il enfilait les verres en louchant du côté de la môme, l’air découragé. Gerflynt profita du moment. La tête renversée, elle offrit son visage au ciel. Ce soleil d’hiver était livide, plombé comme son lendemain de veille. Il faisait bon décompresser. Ülf ne lui apparaissait pas antipathique. Il n’y avait dans ce regard, qu’un désir puéril d’être heureux, évidemment déçu. L’écorché finit tout de même par se l’ouvrir. « Vous n’êtes pas la seule “demi” à se pointer ici. Avec vos tronches à la Thorn Sorensen… Vous venez à nous, jeunes, le cœur plein d’espoir… Foutu défilé macabre.
— Comment cela ? Combien avant moi ?
— Quatre. Après le dernier, le clan pensait avoir tout nettoyé. Vous êtes la surprise. »