Chapitre 32 – Cette menace qui approche
Décembre 1951
Petit quai de la Sargasse
629 mots
Ülf s’offrit une nouvelle rasade. La mousse gicla hors du magnum par vagues successives. « La jouissance ! » dit-il en orientant le jet par dessus la rampe. Le liquide se fondit à la mer brune qui stagnait dans cet endroit à l’abri des vagues. Il se débarrassa de la bouteille et hurla : « Quickegg ! Ramène du Champagne ! Allez ! Magne-toi ! »
Sorensen était au bord de l’ivresse. Il se retourna pour offrir un regard effaré. « Même quand je traverse l’océan, j’évite de faire le mile supplémentaire jusqu’à Manhattan. J’ai toujours détesté cette famille. Mon frère Loïc en particulier. Il est le grand druide incontesté de toutes les crapules de ce monde, il réinvente le genre à sa manière. Sa visite est prévue pour la semaine prochaine. Il ne voyage jamais sans son garde du corps, un type redoutable. Vous êtes de New York, vous connaissez sans doute Jessy Stewart ? »
Gerflynt déglutit. « Et ces autres demi… que leur est-il arrivé ? demanda-t-elle.
— Je n’ai aucun intérêt pour les perversions de mon frère, » soupira Ülf.
L’air perdu dans ses pensées, Sorensen se décida à poursuivre. « Écoutez ! Votre cas est différent. Loïc prétend que l’affaire est énorme. Quant à Eleanor, on ne sait jamais ce qu’elle pense. » Il renifla et se passa la manche sur la bouche. « Votre existence a été découverte accidentellement quand le New York Times vous a publiée. Des vers magnifiques. La cadence, la couleur, la tristesse, le sexe aussi… Z’êtes une sacrée garce… quand on vous lit attentivement, y’a une orgie au deuxième grenier de votre petite tête de nonne. »
Gerflynt se rappela le Concours américain de poésie. Furieuse de ne pas avoir été mise dans le coup, sa Révérende Mère n’autorisa aucun contact avec la presse et menaça même de poursuivre le Collège de Wellington. Mais l’incendie se propagea à la communauté. Un groupe de sœurs jugea la symbolique du poème trop proche de l’Ancien Testament. Il n’y en avait apparemment que pour Yahweh et rien pour Notre Sauveur. L’œuvre était trop judaïque, pas assez catholique. L’ingrate surdouée fut même signalée au Vatican où l’affaire avait finit par s’éteindre. « Juste mon tas de merde habituel. J’aurais dû écrire sur les chauves-souris cavernicoles du Laos, répondit la jeune femme.
— Mais il a fallu qu’ils affichent votre putain de photo de collégienne. Alors les chiens se sont rameutés. Et vous voilà échouée ici, comme un voyageur à bout de force, rampant au pied de l’arbre du Ténéré, avide de s’abreuver à ce qui lui ressemble, à ce qui réagit comme lui, à ce qui parle comme lui, qui pense de la même manière… »
Encore cette foutu lèvre inférieure en fugue. Gerflynt balaya sa joue avec sa paume. L’arrivée des œufs et d’une pile de crêpes sauva la mise. « T’es cuisinier Quickegg ? » demanda-t-elle en se mouchant. Les deux hommes s’esclaffèrent. « Mam’zelle Flynt, j’ai appris à faire des œufs en suivant l’armée américaine. On me payait surtout pour échanger les boîtes de corned beef contre les spécialités locales. À Oradour, ça a été facile parce que…
— Shut the fuck up ! hurla-t-elle en anglais de rue.
Les joues inondées de sang, elle finit par lâcher la pression accumulée depuis son réveil. « T’es qu’un crétin, un loner, un triple idiot prêt à offrir son cul au plus offrant.
— Jack of all trades comme disent les Américains », enchaîna-t-il rayonnant.
Gerflynt se retourna vers Ülf. L’homme semblait accroché à quelque chose. Lorsqu’il revint à la réalité, c’est sa propre mort qu’elle vit dans les yeux de ce demi-frère. Il lui leva son verre. « Mangeons, dit-il. Je vous conduirai ensuite à votre hangar mademoiselle Glåss. Le musée de votre défunt père vous y attend. Je vous accorde une heure. Je répondrai à toutes vos questions. Ensuite vous pourrez entreprendre la mission qu’Eleanor vous a confiée… et faire comme les autres, disparaître à jamais.