Il était tard.
Le commissariat venait de fermer ses portes, seule la veilleuse de l’entrée en
éclairait la façade.
À l’intérieur, le personnel était parti depuis un bon moment.
Seul le commissaire, Frank Delos, terminait sa mise à jour. Il s’assura que sa
ligne était branchée au cas où des appels, des fax ou des mails seraient enregistrés
pendant la nuit. Il éteignit la lampe et s’aperçut qu’un rayon de lumière filtrait
sous la porte de la salle des archives.
— Encore au boulot ! s’exclama Frank en poussant la porte. Den ! Den ! Den !
Tu abuses de ta santé à rester à travailler si tard. Ce ne sont que de vieilles affaires
classées et non résolues. Les bandits doivent être déjà bien loin d’ici !
— En travaillant par recoupement, on arrive à certains résultats, dit Den. La
preuve, nous avons pu à ce jour démêler quatre affaires.
— Je sais que tu es un très bon limier et qu’aucun ne peut t’égaler, il
n’empêche que tu joues avec ta santé et ta vie. Tu verrais ta tête, tu me fais peur,
arrête ! Et rentre chez toi.
— Je préfère rester travailler plutôt que de revivre les cauchemars qui chaque
nuit viennent m’assaillir, soupira Dennis.
Désolé de ne pouvoir le convaincre et à bout d’arguments, Frank le quitta en
lui faisant une petite pichenette dans le dos qui fit faire un bond à Dennis.
Frank ressentit un coup au cœur, comprenant qu’il avait par ce geste innocent
réveillé chez Dennis des souvenirs certainement douloureux.
La porte refermée, Dennis ferma le dossier sur lequel il travaillait, le poussa et
déposa sur le bureau un paquet contenant un petit casse-croûte avec une bouteille
de Coca. Comme à chaque fois que son esprit n’était pas occupé à résoudre un
problème, tout le ramenait à son passé récent. Son histoire ne pouvait laisser
indifférents ceux qui le côtoyaient.
Dennis Fouquet avait été un bel homme grand, svelte, un visage aux traits
réguliers, avec des yeux vifs de couleur gris-bleu, pétillants d’une intelligence
intense. Des cheveux châtain clair, légèrement bouclés, donnaient à sa tête un air
altier, racé.
Cette description, c’était autrefois, par contre, à ce jour, il était devenu
l’antithèse de ce portrait, tout en lui représentait une immense tristesse. Son
corps, amaigri à l’excès, n’avait plus que la peau sur les os et son visage était
émacié et sans expression. Lorsque son regard venait croiser le vôtre, il était
impossible d’y résister tant il y avait de désespérance dans ses yeux, qui vous
atteignait en plein cœur. Il n’était plus qu’une épave avançant en automate sur le
chemin de la vie.
Mais que s’était-il passé dans la vie de cet homme pour qu’il se trouve ainsi
diminué physiquement et moralement ?
C’est en se levant de son siège péniblement que l’on comprenait, en voyant ce
corps meurtri par des atrocités et amputé d’une jambe. Ces bourreaux l’avaient
torturé jusqu’à l’extrême limite, n’abandonnant que lorsqu’ils l’avaient jugé aux
portes de la mort.
Il portait sur ses vêtements l’insigne de grand blessé de la guerre qui lui
facilitait certains passe-droits, comme pouvoir se garer en lui permettant de
manœuvrer son fauteuil roulant.
Ce soir, après le départ de Frank, Dennis s’était pressé de prendre sa collation,
pour pouvoir retourner à ses recherches, qui avançaient à grands pas vers la
découverte de cet ancien dossier. Plongé à fond dans l’histoire, il entendit le
téléphone résonner dans le bureau de Frank, il pensa que c’était une erreur
d’appel. Il ne remarqua pas le bruit de l’enclenchement des enregistreurs.
L’alarme cessa et Dennis se remit à son travail.
Trois minutes venaient de s’écouler, quand le tintement sonna à nouveau.
— Sûr qu’il doit s’agir d’un branleur voulant faire l’intéressant ! pensa Dennis.
Je vais prendre la conversation et il va m’entendre…
Au moment d’exécuter la manœuvre, la sonnerie s’arrêta. Il reprit son ouvrage
là où il l’avait abandonné. Quand il entendit encore une fois le signal sonore
retentir, cette fois il fit un transfert d’appel pour récupérer la communication. En
entendant un enfant pleurer avec une voix si effrayée, il sentit ses poils se
hérisser.
— Police !… Viens, viens… vite… m’aider… aïe !… Aïe !
— Oui, nous allons t’aider, dis-moi qui tu es. Comment tu t’appelles… ?
— Mon nom est Louli ( Lolita ), dépêche-toi !… Je vais mourir !… Criait
l’enfant d’une voix entrecoupée de larmes.
— Calme-toi ! Louli…, nous allons nous occuper de toi. Mais il faut que tu me
dises ce qui se passe ?
— Tout à l’heure, maman s’est battue avec papa. Elle a tué papa et Malino, mon
chien, à coup de couteau. Avant papa avait téléphoné… au docteur… et une voiture
avec deux hommes tout en blanc a pris maman pour la soigner. Avant de partir, elle
m’a traînée ici… a fermé la porte à clé et m’a dit… « crève ! toi aussi ! » Je suis
enfermée dans la salle de bain, il y a un truc qui souffle… Ça pue ! je vais vomir !
J’ai la tête qui tourne ! Je veux sortir ! j’ai peur… Peur… Aide-moi… Vite !…
Vite !
— Reste calme ! Donne-moi ton adresse.
— C’est 52, rue des mimosas, la première du lotissement.
— Les pompiers vont venir, je les ai appelés, en attendant, regarde si tu peux
ouvrir la fenêtre.
Louli répondit d’une voix étouffée par des sanglots déchirants.
— Y à pas de fe…. Un grand silence, puis des bribes de mots : nê… tre…
Adieu…
— Lou, écoute ma voix, dit Dennis, les pompiers vont arriver. Il ne faut pas
que tu dormes. Tu as quel âge ? Je suis sûr que tu es très jolie.
L’enfant lui rétorqua, les mots entrecoupés par la suffocation :
— Je ne… t’aime plus… C’est pas… la peine de…. te di… re… que j’ai… sept
ans parce que tu… veux… pas me sau…
Elle ne put terminer sa phrase, prise dans une léthargie, une torpeur qui l’avait
terrassée.
La sirène des pompiers se fit entendre.
Feux de détresse allumés, ils vinrent se ranger devant la maison, précédés par
Dennis, qui les attendait face à la porte.
— C’est moi qui vous ai appelés. Il faut agir rapidement, une enfant est en
train de mourir à l’intérieur. Avant d’entrer, prenez des précautions, il s’agit
d’une fuite de gaz. Cette maison est une bombe, au moindre geste inapproprié,
tout va sauter.
— Que tout le monde recule ! cria le commandant, je vais tenter d’ouvrir la
porte d’entrée ! Attention à un appel d’air qui ferait tout sauter ! En entrant,
défense de toucher les prises électriques qui pourraient faire des étincelles et faire
tout exploser.
— Message bien reçu ! Chef ! répondirent les trois soldats du feu.
Ils se précipitèrent à l’intérieur avec leur lampe torche allumée. L’un d’eux
glissa sur une flaque, braquant sa lumière, il vit que c’était du sang. À côté gisait
le corps d’un homme égorgé et un peu plus loin celui d’un chien.
À l’extérieur, le commandant avait beaucoup de mal à contenir Dennis, qui
vociférait :
— Que faites-vous ?… C’est l’enfant qu’il faut sauver ! Dans la salle de bain !
— Ça y est ! hurla l’un des hommes. J’y suis, j’arrête le gaz et je ramène
l’enfant qui ne réagit pas. Je crois qu’elle respire encore.
Agrippé à son fauteuil, Dennis pleurait avec des sanglots qu’il étouffait dans
son foulard. La tension des moments passés avait été si forte, le ramenant à vivre
ces temps anciens où la vie se disputait avec la mort.
La porte s’ouvrit sur l’homme portant dans ses bras l’enfant inanimée.
Après l’avoir déposée à l’arrière de l’ambulance, un des pompiers affectés aux
soins d’urgence lui fit respirer de l’oxygène tout en pratiquant un massage. Le
résultat fut rapide, Louli rejeta des salives et toussa à plusieurs reprises. Sa
respiration redevenue normale, elle essaya de se lever en répétant :
— Je veux le monsieur qui m’a sauvée !
— Le voici ! dit une voix que Dennis reconnut en voyant Frank qui lui déposa
la fillette miraculée sur ses genoux.
— Alors, ça va, mon petit Loup ? N’aie plus peur, mon petit Lou… dit Dennis
en lui murmurant la chanson de Pierre Perret.
— Avec toi, je n’aurais plus jamais peur. Je veux rester avec toi.
Dennis, au comble d’une émotion intense, ressentait un sentiment d’affection
pour cette enfant qu’il tenait sur ses genoux, il sentait son petit cœur battre à
l’unisson du sien. Dans son cœur et son esprit, une résolution s’était glissée, dont
il ne s’écarterait pas, quoiqu’il arrive. Cette gamine n’avait plus de famille, le
père était mort, la mère devenue folle, irrécupérable serait enfermée à vie. Après
l’avoir sauvée, il souhaitait la garder avec lui.
Louli lui demanda :
— Comment tu t’appelles ? Je connais pas ton nom ? …
— Mon nom, c’est Dennis Fouquet. Mais pour mes amis je suis « Den ».
— Pour moi tu seras « Nedi », et, moi, je serais ton « Petit Loup », dit-elle en
passant son bras autour de son cou, et elle l’embrassa plusieurs fois.
Ces élans de tendresse, auxquels il n’était plus habitué, faisaient vibrer chez
Den des sentiments oubliés depuis fort longtemps.
— Tu m’amènes à ta maison Nedi ? Je voudrais dormir, dormir…
— Nous allons partir, sois patiente.
Il attendait que le camion dégage le chemin pour passer. C’est à ce moment-là
qu’il vit que le commandant des pompiers parlait avec Frank apparemment de
choses importantes.
Une voiture de l’aide à l’enfance vint se garer à proximité. Frank s’approcha
de Dennis et lui confia :
— Le commandant avait appelé l’aide sociale pour venir prendre l’enfant. Je
n’ai rien pu faire pour les arrêter. À vous voir si unis, toi et la petite, je suppose
que tes intentions sont de la garder. Écoute bien ce que je vais te dire, il va falloir
jouer serré. Tu me laisses parler à ta…
Il ne put en dire davantage, les deux préposés arrivaient. La femme tenait un
carnet à la main sur lequel elle avait pris des notes, et l’homme qui poussait un
siège avec des sangles, d’où, une fois assis, l’on ne pouvait se dégager.
— Ah ! s’exclama la femme, voici l’enfant que nous sommes venus récupérer,
dit-elle en s’effaçant pour laisser la place à son adjoint qui s’apprêtait à prendre
la fillette.
— STOP ! s’écria Frank, je suis le commissaire de police, montrez-moi votre
permis de prise en charge signé par le procureur.
— Nous avons été appelés en urgence pour récupérer cet enfant qui se trouve
en grand danger.
— En danger de quoi ? De qui ? De celui qui l’a sauvée ? Cet homme mérite
les plus grands remerciements ! Pour tranquilliser votre esprit, je m’engage à
prendre l’enfant chez moi, ma femme va s’en occuper. Je vous donne rendez-
vous demain à dix heures pour remplir les papiers pour une demande d’adoption
que ce monsieur, son sauveur, va formuler. Ensuite cette demande enregistrée,
vous pourrez, avec le permis de prise en charge, récupérer l’enfant. Maintenant,
rentrez chez vous et à demain.
Le passage dégagé, Frank aida Dennis à monter sur son véhicule avec la petite
toujours endormie dans ses bras, ce qui lui rendait la conduite impossible.
— Pousse ton derrière pour que je prenne le volant ! Je t’amène chez moi pour
pouvoir te restaurer. Ma femme s’occupera de la petite, elle lui fera prendre un
bain, elle pue le gaz ! et ses habits sont tachés de sang, puis il faut la faire manger.
Ensuite, je vous ramènerais à ton domicile. Demain, je serais là pour t’assister
dans ta demande d’adoption. Cependant, il faut bien que tu te doutes qu’on ne va
pas te laisser la petite, elle sera placée dans un foyer jusqu’à que ta demande soit
acceptée. Tu sais Den, je n’ai aucune intention de casser ton enthousiasme, je te
mets simplement en garde de ne pas les contrer. Ils sont forts, si tu les braques,
tu les dresseras contre toi. Il faut agir par la ruse, essaye de trouver un plan. Avec
ma femme nous serons prêts à t’aider.
— Avant toute chose, déclara Den très ému, je dois te remercier, mon très cher
ami, sans ton aide, je n’aurais pu m’en sortir. Ça aurait pu mal se passer, j’ai un
mal fou à supporter ces bureaucrates qui n’ont rien vécu et qui osent nous donner
des leçons ! Merci encore, du fond du cœur. Je vais passer la nuit à chercher une
solution.
Rentré chez lui, il déposa « petit loup » dans le lit. La recouvrit en lui remontant
une couverture en mohair jusqu’aux épaules et lui dit en l’embrassant :
— Dors, ma poupée.
Mais la fillette s’accrochait à son bras lui demandant d’une petite voix câline :
— Chante pour moi la chanson « Mon petit Loup »
— Je vais te la mettre sur la tablette, écoute-la pendant que je passe un
message urgent à un ami.
Den prit son smartphone et tapa ce simple mot « VIENS », il attendit à peine
une minute et la réponse fut là : « J’ARRIVE ».
La chanson s’achevait, la petite s’était endormie, son visage reflétait une paix
intérieure tout en suçant son pouce, le soupçon d’un léger sourire d’ange.
Dennis regardait ce tableau pris d’un doute, Kevin, son ami, qu’il venait
d’appeler, arriverait-il à temps pour le sortir de ce mauvais pas ?
Il repensait à ces moments horribles où ses bourreaux, le croyant mort sous la
torture, l’avaient jeté dans une benne à ordure. Il avait été sauvé par Kevin, ce
reporter-photographe qui, de retour d’un conflit qu’il venait de filmer était passé
devant ce corps abandonné aux détritus.
Pris de pitié, il s’était arrêté pour donner à ce cadavre une tenue plus correcte
et le déposer dans un massif de fleurs afin qu’il ne soit pas broyé avec les déchets.
Dans le mouvement qu’il fit pour le charger sur son dos, il crut halluciner en
voyant que ce corps présentait un reste de vie. Il lui était impossible de laisser
mourir ce vaillant soldat que ces bourreaux avaient torturé à mort sans avoir tout
essayé pour le sauver.
Ce fut un combat de tous les instants pour lui redonner la vie et le ramener en
France.
Les liens qui s’étaient établis entre eux étaient ceux d’une amitié indéfectible.
Mis à l’abri, son avenir confié à un ami qui exerçait la fonction de commissaire
de police, Kevin était retourné à ses occupations en lui faisant la promesse de ne
jamais l’abandonner.
— Au moindre ennui que tu aies, n’hésite pas à m’envoyer un SMS, un seul
mot « VIENS » et je serais là présent dans les heures qui suivront.
Cette nuit, le temps s’étirait en longueur sur les aiguilles de la montre, créant
chez Dennis un stress difficile à maîtriser. La question était : viendra-t-il assez tôt
pour avoir le temps de composer un plan sans faille ? Plus les heures défilaient,
plus l’espoir s’amenuisait. Les yeux fixés allaient de la montre à la porte. Fatigué
à l’excès par tous ces événements qui s’étaient enchaînés de façon dramatique, il
n’était plus qu’un… sa réflexion n’alla pas plus loin, un léger grattement à la
porte suivi du miaulement étouffé d’un chat se fit entendre. Den avait compris le
mot de passe de Kevin, il bondit et lui ouvrit en grand. Les retrouvailles de ces
deux êtres ne possèdent pas assez de force dans les mots pour être relatées ici.
— Mon cher Den ! Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Tu as l’air d’un zombie…
— Regarde, Kevin, dit Den, en l’entraînant près du lit où dormait Lolita, la
petite rescapée d’une mort certaine.
— Je vois que tu as viré de bord, dit Kevin en riant, il te les faut au berceau !
Et c’est pour admirer tes talents de tombeur de nana que tu m’appelles en
catastrophe ?
— Ne te moque pas, le problème est grave, il n’y a que toi qui puisses nous
sauver.
— N’exagère pas, raconte ce qui t’arrive, ensuite on verra comment agir.
L’histoire, très courte, lui fut contée en peu de mots. Le chef des pompiers,
croyant bien faire, avait signalé à l’ASE ( Aide Sociale pour l’Enfance )
l’absence des parents. Ceux-ci étaient arrivés rapidement pour prendre la petite.
Il avait fallu toute la ruse du commissaire pour repousser la remise de l’enfant
jusqu’au lendemain.
— Dans quelques heures, ils vont venir me la prendre ! Sans tenir compte du
fait que c’est moi qui l’ai sauvée !
— Je pense avoir compris, ton but serait de pouvoir garder la petite en la
soustrayant à la voracité de cet organisme. J’ai bien peur que tu ne te heurtes à
un mur infranchissable. Ne pense pas qu’ils cèdent au sentiment, ils en sont
dépourvus. En réfléchissant, je pencherai pour la ruse. Pour réussir ce tour de
force, il serait bon que la petite puisse coopérer, et avoir deux personnes d’une
fiabilité absolue.
— Je pense, dit Den, pouvoir répondre de leur honnêteté et de leur fidélité à
ce que nous aurons conçu. Ils doivent venir tout à l’heure. Le mieux, c’est de les
appeler en leur annonçant que nous aurons besoin de leur aide dans l’urgence
pour un plan que nous allons mettre au point.
— Parle-moi de tes amis, demanda Kevin. Tu sais, nous risquons gros en nous
attaquant à cette institution.
— Tu les connais. C’est à eux que tu m’as confié quand tu m’as ramené du
Mali.
— Ah !… C’est de Frank et de son épouse que tu parles, en effet, s’ils
acceptent, pas de souci. Il faut tenir compte du fait que ça ne va pas être facile
pour Frank, partagé entre l’amitié et la loi, un choix difficile à assumer.
Comme à chaque fois, Kevin avait bien perçu l’hésitation de Frank qui, de par
sa profession, représentait la loi. S’il était pris à l’enfreindre, il serait destitué de
son grade, déshonoré et poursuivi. Tout prit en compte, son amitié pour Dennis,
qu’il admirait pour son courage et son honnêteté, eut raison de son indécision. Il
tendit une main à Kevin, l’autre à Dennis, et dit ces simples mots « Allons-y ! »
En peu de mots, Kevin exposa son plan d’une grande sobriété, mais qui
exigeait d’être suivi sans le plus petit écart. Tout allait résider dans l’attitude de
l’enfant.
Pour s’en assurer, Kevin proposa de la lever et de lui expliquer calmement le
rôle qu’il lui faudrait jouer.
Dennis s’approcha du lit et tira les rideaux. Ils furent tous surpris en voyant la
petite assise sur le bord du lit qui devait les écouter depuis un bon moment.
— Bonjour ! dit Den en l’embrassant, tu vas déjeuner, ensuite il va falloir que
tu écoutes bien attentivement ce que t’expliquera ce monsieur qui est très gentil.
Il est venu pour te sauver.
— Je sais, j’ai tout entendu. Il s’appelle Kevin, il va m’aider à me cacher pour
qu’on me trouve pas.
— Salut ma belle ! dit Kevin, comment tu t’appelles ? Ton vrai nom ?
— Je suis « Petit Loup » mon nom c’est Lolita ou Louli, comme tu veux.
— Pour moi, tu seras Lou. Écoute bien ce que je vais te dire.
Et Kevin lui expliqua longuement le rôle qu’elle devrait jouer pour échapper
aux méchants qui allaient venir la chercher pour l’enfermer pendant de très
longues années avec d’autres enfants malheureux.
— J’ai compris, dit-elle en reposant son bol de chocolat.
À ce moment-là, l’horloge sonna neuf heures, il ne restait qu’une petite heure
avant l’arrivée des agents de l’ASE qui, eux, ne seraient pas en retard. Afin de se
détendre, Dennis servit un café à chacun.
Quelques minutes plus tard, Maryse, la femme de Frank, arriva les bras
chargés d’habits pour vêtir Louli. Les guenilles qu’elle portait avaient été jetées
à la poubelle. Lavée, peignée, vêtue d’une robe rose à petites fleurs, elle avait été
chaussée de ballerines pour pouvoir courir si besoin. L’ensemble donnait l’image
d’une enfant bien traitée.
Maryse avait acheté, sous les ordres de Kevin, un chien pour réaliser la suite
du plan. Au cas où les employés de l’ASE auraient de l’avance, Kevin sortit,
évitant de se montrer, il leur recommanda de ne pas s’écarter du schéma préparé.
Un coup de sonnette annonça l’arrivée des deux agents.
Dennis ouvrit et les invita à entrer, après les salutations d’usages entre ces
deux individus qui se présentèrent sous des numéros, l’homme : L-315 et la
femme : N-246. Ils se trouvèrent face à Dennis Fouquet, Frank Delos,
commissaire de police, Maryse, présentée comme une aide ménagère, et Lolita,
qu’ils étaient désignés pour la ramener au centre.
Invités à s’asseoir, les deux chargés de la demande d’adoption sortirent un
questionnaire d’identité et des renseignements concernant son CV. Ils allaient
refermer le dossier quand Frank s’interposa et leur dit d’un ton sec.
— C’est ça que vous appelez une demande d’adoption ?
— Ne vous leurrez pas, dit l’inspectrice, étant établi que ce monsieur vit seul,
sans être marié, il n’obtiendra jamais l’autorisation d’avoir une fillette avec lui.
Frank, dans un état d’ébullition, était prêt à leur sauter à la gorge.
Dennis fit signe à Frank de se calmer. Prenant la parole, il s’adressa à
l’inspectrice :
— De quel droit pourrait-on m’interdire de devenir le père de cet enfant ?
— Je pensais que vous auriez compris qu’il s’agissait du plan sexuel ! Vous ne
voulez pas que je vous fasse un croquis ? dit-elle, très énervée.
— Pourquoi pas ? dit Dennis.
Il baissa son pantalon, souleva sa jambe amputée, montrant son entrejambe
découvrant qu’il était privé de ses organes de reproduction.
— Mon Dieu ! s’écria la femme épouvantée par cette vision. Comment est-ce
possible de nos jours ?
— N’oubliez pas, Madame, que je suis un grand blessé de la guerre du Mali,
leur bonheur était de nous torturer jusqu’à la mort. Si vous pouvez imaginer…
— Pardonnez mon manque de connaissance en la matière… Si vous permettez,
je vais vous quitter en emmenant votre protégée.
— Je suis prête ! dit Louli.
Elle s’avança vers elle, la main tendue.
— Attends ! dit l’inspectrice, en ramassant les papiers sur la table.
Par un geste malencontreux de Maryse, ceux-ci tombèrent à terre, l’inspectrice
et son adjoint se baissèrent pour les récupérer. La voix de Frank leur fit lever la
tête, il vociférait après le chien qui s’était échappé, entraînant la petite Lolita à sa
suite. L’inspectrice se leva afin de rattraper l’enfant qu’elle voyait courir après la
bête à une soixantaine de mètres devant elle. Soudain, la fillette s’engagea sur la
route, une voiture s’arrêta, la prit en charge et démarra en trombe en faisant
crisser les pneus. La dernière vision que la femme eut de cet enlèvement fut le
visage en pleurs de Lolita qui criait : « Aidez-moi ! »
Le réflexe de l’inspectrice fut de relever le numéro de la voiture et le
signalement du conducteur : Un homme âgé de 70 à 80 ans, cheveux blancs, tee-
shirt noir, lunettes noires.
— Tu peux bien courir ! Espèce de kidnappeur ! tu n’iras pas loin, le péage est
tout près !
Elle rentra et trouva Dennis effondré sur une chaise qui pleurait. Maryse avait
quitté son tablier et annonçait qu’elle ne voulait plus travailler chez des fous. Il
restait Frank, qui fut sollicité, étant le commissaire, pour appeler ses inspecteurs
à faire des contrôles sur la route.
— Ça ne devrait pas traîner ! dit Frank avec les indices que nous avons grâce
à vos bons réflexes, il n’ira pas loin.
Ils eurent beau attendre, rien de concret ne se manifesta, Kevin était bien trop
malin pour se laisser prendre à une histoire de péage.
Heureux de voir que son plan d’enlèvement avait bien fonctionné, dès que
Lolita eut grimpé sur l’auto, il continua sa route sur un kilomètre environ. Il
mordit sur le bas côté, et fit demi-tour pour retourner en ville. Il repassa devant
la maison et vit que tout était calme. L’automobile des agents était encore là, celle
de Frank aussi, par contre, des voitures de police lancées comme des bolides
roulaient, sirène hurlante et gyrophare allumé, vers le péage.
— Courez, courez, plus vite si vous le pouvez, chantait Kevin, jamais, jamais
vous ne nous rattraperez.
Les policiers croisèrent sans un regard la voiture qu’ils recherchaient. De plus,
le chauffeur ne correspondait pas au signalement donné, celui-ci était jeune, des
cheveux très bruns, ne portait pas de lunettes et était vêtu de façon teenager, rien
à voir avec le kidnappeur dont ils avaient le portrait.
Arrivé aux abords de la ville, Kevin arrêta sa voiture devant un parc
automobile, la rangea dans une allée éloignée de l’entrée et fit un signe amical au
gardien, qui lui amena sa moto. Il installa confortablement Louli sur le siège
arrière, enfourcha sa Harley-Davidson et démarra au quart de tour.
Il était urgent de mettre Lolita, ce « petit loup », en sécurité et d’égarer les
policiers dans leurs recherches. Pour la police, le problème était résolu, ils ne
pourraient jamais les débusquer là où il irait la cacher.
La question que Kevin se posait, avec un soupçon d’angoisse, était de savoir
comment son grand ami Dennis allait pouvoir se débrouiller face à des agents
aussi obtus, bornés dans leur démarche et ne cédant en rien en suivant la loi.
Insensibles à la douleur des autres, rien ne les touchait.
Le plan conçu par Kevin, qui leur avait soustrait l’intéressée dont ils avaient
la charge de la conduire à l’orphelinat, les plaçait dans une mauvaise situation.
Ils risquaient un blâme, et peut-être un renvoi avec des amendes importantes pour
n’avoir pas su être à la hauteur du drame qui s’était déroulé sous leurs yeux.
Une heure s’était écoulée, n’amenant aucun résultat, nulle trace de cette
voiture ni du kidnappeur ni de l’enfant, dont la présence n’évoquait plus qu’un
fantôme.
Découragés, et se jugeant fautifs, ils rentrèrent au centre.
Reçus par la direction, ils avouèrent cette tragédie à laquelle ils n’avaient pu
faire face, pris par la rapidité de l’action. Comme ils l’avaient prévu, ils perdirent
leurs places et furent recalés à un poste de basses besognes.
Pour le directeur, il devait, sans doute, s’agir d’un enlèvement bien conçu,
nulle chance de retrouver l’enfant. Le dossier ne comprenait aucun élément
pouvant aider des recherches approfondies. Il fut décidé que si, dans huit jours,
aucun indice ne pouvait justifier une enquête, le dossier serait mis aux archives
comme affaire non élucidée.
Il n’y eut aucun recours contre Dennis, qu’on jugea étranger à cette affaire,
plutôt victime dans ce cas-là.
En ce moment, le gros du problème résidait dans le placement de Lolita.
Kevin résolut d’appeler Frank, qui devait être rentré, pour avoir des nouvelles.
La réponse ne se fit pas attendre :
— Tranquillise-toi, tout va bien, la direction de l’ASE m’a appelé pour avoir
des renseignements sur la poursuite des policiers, nous avons longuement parlé,
il s’avère qu’ils vont abandonner toute recherche, le dossier étant vide. Avec ma
femme, nous allons prendre soin de Den. Pour le contacter, tu l’appelles le soir
tard, vers 22 heures au commissariat, service des archives. Je préfère le savoir là
qu’à broyer du noir avec ses fantômes. Dis-moi comment tu vas, et, la petite, elle
est sage ?
— Nous allons bien tous les deux, dans quelques heures, si tout va bien, nous
serons en sécurité. Cet enfant est un bijou, elle est endurante, gentille,
intelligente, mais la souffrance transparaît dans tous ses actes et ses paroles.
Merci pour toute votre aide à toi et Maryse. Je te dis à bientôt, mon ami.
Kevin retourna vers Lolita, qui devait l’attendre impatiemment. Afin de ne pas
être inquiet, il l’avait déposée à l’église Saint-Roch, qui se trouvait sur sa route.
Arrivé devant, il donna un coup de Klaxon, il n’eut pas à patienter longtemps,
la porte s’ouvrit sur Louli, qui dévala les marches et grimpa sur le siège.
— Ça va ma grande ? demanda Kevin, personne ne t’a ennuyée ?
— Oui, un monsieur qui se promène entre les bancs. Il est venu me demander
de le suivre pour me confesser. Je lui ai répondu, c’est pour faire quoi ? Si vous
insistez, mon papa, il va vous faire voir comment, lui, il confesse.
Kevin ne put s’empêcher de rire. Décidément, cette enfant était surprenante de
franchise, ce qui l’amusait et le ravissait en même temps.
— Où allons-nous ? demanda Louli, d’un ton pressé.
— Écoute attentivement ce que je vais te dire, là où je vais t’amener, c’est un
endroit désert rempli d’animaux de toute sorte qui ne te feront aucun mal au
contraire. L’ennui, c’est que tu seras seule en attendant que Dennis, ton futur
papa, vienne te rejoindre, ce qui ne saurait tarder. Mais je sais que tu es
courageuse.
— Non ! Non ! Non !… Je ne veux pas, j’ai trop peur, il faut que tu restes avec
moi !
— C’est promis, je resterais tout le temps que tu auras peur. Il faut que tu
saches que jamais je ne t’abandonnerais, maintenant il va falloir y aller,
accroche-toi et on part.
— S’il te plaît, attends, tu dois savoir que pour éloigner la peur, mon papa, il
disait qu’il fallait chanter… Lui, il mettait une chanson qui disait qu’il fallait
prendre la main pour aller au paradis, c’était une dame qui s’appelait Gloirio, je
crois :
— Oui, je sais de qui tu veux parler, dit Kevin, il brancha son iPod et la belle
voix de Gloria Lasso se fit entendre sur l’étrangère au Paradis.
Pendant que la chanson se déroulait, ils avaient parcouru la distance qui les
séparait de ce havre de paix où un grand panneau désignait ce lieu de paradis :
« No man’s land ».
La boucle était bouclée. Par delà tous les ennuis et vicissitudes, l’enfant serait
en sécurité, et demeurerait introuvable.
J’ai posé mes doigts sur la tablette pour écrire le mot :
Fin
À chacun de mes lecteurs de donner une suite à ce roman dont la fin ouverte
pourra s’exprimer suivant son inspiration.
Épilogue
Dix années étaient passées.
Assise sur un banc à l’ombre des arbres du square Voltaire, j’essayais de me
détendre en réfléchissant sur le thème d’un prochain roman.
Les yeux mi-clos, je savourais ces instants de solitude où je savais m’isoler au
milieu d’un monde trépidant tout autour.
Soudain, je vis un couple s’avancer dans ma direction. Le monsieur, bel
homme, une quarantaine d’années, un bras passé autour des épaules d’une toute
jeune fille, lui murmurait une chanson semblant vouloir la rassurer. Ces paroles
provoquèrent un déclic qui me donna des frissons, comme si le destin souhaitait
me mettre face à des souvenirs anciens.
Ils vinrent s’asseoir sur le même banc, la voix du monsieur continuait à chanter :
« T’en fais pas mon petit Loup
C’est la vie ne pleure pas
T’oublieras mon petit Loup
Ne pleure pas…»
Sidérée, n’osant y croire, j’essayais de remonter le temps dans ma mémoire
quand l’homme bougea une jambe, laissant voir une prothèse. Cette fois, le doute
n’était plus permis, mes héros des temps passés avaient resurgi. Je me posais
l’unique question : « Pourquoi ? »
La réponse venait-elle de mon esprit fatigué, vivaient-ils dans notre monde
réel ou était-ce moi qui avais franchi la porte de l’au-delà…
Je pris mon sac et je rentrais chez moi. Il était temps d’oublier… tout en rêvant
à de nouvelles aventures.