C’est une vaste pièce au plafond à la française. Fauteuils et meubles d’époque, guéridons, secrétaires marquetés, coffres en cuir cloutés. Un épais tapis d’orient recouvre le parquet en bois sombre. Une table en acajou entourée de chaises trônent en son centre. Dans l’air flotte un délicat parfum de cire. Au fond, une cheminée en pierre. Un blason y est gravé, un lion barré de 3 roses. Un grand feu de bûches crépite, projetant des ombres mouvantes sur les vieux murs. Des tableaux, portraits d’ancêtres et gravures y sont suspendus. Plusieurs trophées de chasse semblent observer la scène. L’atmosphère respire l’opulence, la tradition, l’héritage d’une longue lignée. Deux portes en chêne, sous des voûtes en plein cintre, font face à deux fenêtres à petits carreaux entourées de lourds rideaux cramoisis. A l’extérieur, sur une pelouse verdoyante bien tondue, des massifs de fleurs. En arrière plan et à quelques distance, une ligne d’arbres au feuillage d’un vert foncé arrête le regard. La forêt est toute proche. De l’argenterie et des verres en cristal scintillent dans les derniers rayons de soleil. C’est bientôt la fin du jour.
L’aïeul est debout, tournant le dos à la haute cheminée. Il porte avec élégance un blazer bleu nuit sur un pantalon de flanelle gris anthracite, une chemise de couleur crème, un nœud papillon. Dans un angle, une tenture d’un pourpre un peu fané représente une étrange gemme entourée d’un halo, surmontée d’un mystérieux symbole cabalistique. Je suis intrigué. Mes yeux sont attirés, difficile de m’en détacher. La tapisserie, signe d’un lointain passé, exerce une forte attraction. J’interroge mon aïeul. Je lui demande de parler, de raconter l’histoire qui s’y rattache, son origine. L’homme a sorti d’un tiroir un petit coffret en bois précieux. Il en extrait avec beaucoup de soin une bague. Dans son regard, je remarque un bref éclair de tendresse. C’est une entaille d’un vert splendide sur une monture d’argent. Il me la tend. Le bijou paraît très ancien. Je suis captivé. Un étrange sentiment de déjà vu me traverse, quelques lambeaux d’un passé résonne. L’antique tenture et la bague paraissent reliées. Une voix intérieure me murmure une mélodie d’un autre âge, quelques notes formant un accord. Sous le chaton de la bague, je distingue à peine visible le même symbole cabalistique déjà observé. Dans le creux de la main, je perçois un imperceptible battement, une douce chaleur amicale, bienveillante. J’en éprouve une joie diffuse, paisible. Mon aïeul me tend l’étui en bois et se met à parler.
– Désormais, cette bague t’appartient, elle t’attendait.
J’ai du mal à réaliser. Mon grand-père vient de me transmettre une bague très ancienne. Ce bijou aurait traversé le temps. J’aimerais savoir, comprendre, en apprendre davantage. Pourquoi maintenant, pourquoi moi ? Quelle est l’histoire, la mémoire qui s’y rattache ? Quel est le lien entre la bague et cette tenture énigmatique, mystérieuse qui m’attire, me fait tant d’effet? Quel est mon rôle ? Au creux de la main, la pierre verte semble reprendre vie, s’animer. Elle semble retrouver un éclat, palpiter. C’est un battement imperceptible. Spontanément, je glisse la bague à l’annulaire gauche. Des images me parviennent et puis des sons, des sonorités. Je ferme les yeux un instant. C’est un bord de mer. Un homme joue d’un instrument à cordes. C’est du oud, le luth oriental. Il chante s’accompagnant de l’instrument. Une grande douceur s’en dégage. J’entends le ressac. Le rivage est proche. Dans l’air flotte une haleine iodée. En arrière plan, je devine la signature olfactive d’épices. C’est peut-être une échoppe, un commerce. Puis soudain, une jeune femme apparaît, s’approche. Elle est brune aux yeux clairs et a le teint mat. Sa démarche est souple, fluide. Elle est vêtue d’une tunique pourpre. J’entrevois une superbe pierre verte à même sa peau. Elle joue du violon. Les 2 musiciens jouent à présent en duo. La musique se développe, s’enroule, se déroule. Je suis touché, remué. Une émotion puissante m’étreint, me submerge. J’ai le sentiment troublant de revivre une scène déjà vécue, enfouie au fond de ma mémoire. C’est un vertige, un appel. Je suis sous le choc. Que se passe-t-il ? Mon aïeul est témoin de mon trouble, de mes réactions. Il soulève le voile, révélant des éléments de l’histoire familiale. Je suis interloqué, je suis sans voix.
Gilles de La Buharaye