L’Autoroute du Diable, XVI

6 mins

***

Je mets de l’eau dans mon vin, comme on dit. Je nettoie le sang qui macule le sol à l’aide d’une raclette. Avant, j’ai passé la remorque médicale au jet à haute pression. Avec la raclette, je repousse eau, sang et saletés organiques, à travers le léger dénivelé qui mène aux grilles d’évacuation situées à l’entrée de l’atelier. Des grilles, qui furent à l’origine posées dans le but d’évacuer des résidus d’huile et d’essence. Jaron a parlé à Père, il lui a mis “un coup de pression”, selon son expression. Résultat, je suis de nouveau affilié au chevet de la Céleste. Un cyber-mécanicien rien que pour cette voiture, oui, elle mérite toutes mes attentions. Elle mériterait une armée de types dans mon genre. Je ne dois plus oublier mon lapin mémoriel, Jaron. Je stoppe le mouvement de la raclette le temps de marquer au fer rouge son prénom et son visage dans mon esprit. Jaron ne doit plus quitter mes pensées, pas une seule seconde. Parce qu’il est pour moi, en tant que possesseur de la Céleste, l’humain le plus important de ce Monde. Mais je dus installer le détecteur promis à Père, ma dernière concession. Alors, je montre aux jumeaux son fonctionnement. Il suffit de pousser un bouton. Bud résume, “si ça détecte une IEM, ça gueule”.  Un fonctionnement en effet très simple, même pour Bud. Mais Mila à genoux sur la banquette pique une crise, sans que j’en comprenne la raison. Elle actionne l’interrupteur trop vite, à répétition. Elle crie à Père resté debout en bas du camion que puisque l’alarme ne se déclenche pas, c’est donc que le système ne fonctionne pas. Je lui spécifie : ne détecte que les grandes sources d’énergie, capables d’alimenter une mine IEM, et elle surenchérit. Elle accuse Père et Bud de se voiler la face. Sa bouche se tord sous l’effet de la colère. Même ainsi, je la trouve belle. Ce matin, elle a placé un anneau, un ornement percé dans sa narine droite, à la mode des implants cosmétiques stupide, mais … Le contraste entre l’argent brillant du bijou, et le noir foncé de sa peau, est magnifique. Mila saute de la cabine. Avant de disparaître, elle les accuse d’avoir tous choisi de devenir fous.

Depuis que je ne participe plus aux interventions, je sens mon absence avoir un effet bénéfique sur l’équipe. Ce constat m’attristerait, si la Céleste ne m’attendait pas dans notre atelier. Concernant Mila, sa négativité à mon encontre a sûrement pour cause la toxicomanie grandissante de son amant, notre nouveau Doc. Pour Mila, je ne suis pas celui qui l’aime de tout son cœur. Je ne suis pas digne de son amour, je ne suis qu’un C9H6O4, Un vulgaire révélateur. Afin de rester dans cette situation, et pour éviter que Père ait comme projet de me réaffecter aux interventions, j’essaie de trouver du temps pour les aider. En m’occupant des opérations les plus ingrates sans qu’ils ne m’en fassent la demande. Les tâches qu’ils détestent le plus, comme ranger ou réapprovisionner, ou inventorier, ou nettoyer le sang à la raclette, et trouver ainsi une sorte d’équilibre qui les inciterait à tous me foutre la paix. C’est ainsi, en poussant l’eau savonneuse mélangée au sang, que je mets de l’eau dans mon vin. Après tout, malgré mon absence, l’équipage s’en sort et facture des interventions. Du moins, si j’en juge d’après tout ce sang. Tout ce sang, même sur le flanc du camion ? Soudain, je me souviens. Je laisse tomber la raclette et me lance à la recherche de Bud. Je trouve les jumeaux entre deux caravanes de dépôt, Mila filme la scène au centre de laquelle, Bud frappe violemment une forme recroquevillée au sol. Un genou sur son flanc, son poing monte et descend … Contrairement à Bud, Mila ne semble prendre aucun plaisir à la scène, elle filme simplement. Avec la même physionomie appliquée, cette concentration calme et sérieuse qu’elle affiche sur les accidents … Afin de les séparer, je m’interpose, je me jette sur la forme au sol.

– Arrête ! Tu vas le tuer !
– “Le” tuer ? Comment tu sais qu’il s’agit d’un mec, tu peux les différencier ?
– Il y a mieux à faire, je pourrais …

Allongé sur sa victime, bras écartés tel un arbitre de sport de combat …
– Il ne faut pas le tuer, on pourrait en tirer… Des informations.

En réponse à l’anéantissement de la cellule des autoroutiers de Grand Forks, Père m’a obligé à concevoir un détecteur IEM. La riposte de Bud contre les scavengers est plus brutale. Dans des circonstances indéterminées, l’équipe en a croisé un petit groupe, plus tôt, qui traînait sur le bas-côté de la Dame, occupé à désosser une épave. Bud les avait percutés avec notre camion. Puis il avait mis pied à terre, en avait attrapé un, l’avait chargé dans la remorque médicale, et l’avait ramené ici.
Bud me repousse, se jette à genoux sur le scavenger.
Bud s’affaire maintenant sur son pantalon.

– Et c’est exactement ce que je compte faire mon pote, chercher des informations. La première, je veux savoir si cette ordure est un mec ou une nana. Je crois qu’on a tous envie de le savoir, ici.

Mila filme et mâche un chewing-gum, imperturbable. Bud s’acharne contre les haillons du scavenger. Bud sort un cutter, pour gagner du temps. Le même cutter que l’on utilise pour déshabiller nos patients afin d’accéder à leurs blessures au plus vite.

– Bud, ses implants, il faut que je les étudie, parce que …

Bud est rouge, il transpire. Sa raie des fesses est apparente.
– Ce scavenger possède une neurale, Bud ! Ou ça y ressemble ! Nous pourrions … Je pourrais l’étudier, d’accord ? Essayer de comprendre comment ils peuvent bricoler à ce niveau de technologie ?

Mais Bud a son air de butor, il ne veut rien comprendre. Il se relève violemment et me jette les vêtements arrachés au visage, il explose …
– C’est une fille ! Tu vois mon pote ?! Tu parlais de lui comme un mec ! Mais toi non, plus t’arrive pas à les différencier !

Bud et son air de butor. Il a saisi la scavenger par les cheveux, elle a repris un peu conscience elle gémit, il la tire plus loin, plus profondément, derrière les caravanes.
– Bud s’il te plaît, écoute … Père ne serait pas d’accord qu’un homicide se produise ici, et même s’il s’agit d’un… D’une scavenger … Bud ! Laisse-moi l’étudier, une heure seulement, ensuite tu pourras …

Mais Bud et son air de butor, et sa victime, disparaissent dans les ténèbres qui habitent l’angle de la caravane de dépôt. Il disparaît, bien que je puisse encore l’entendre une dernière fois, quand il lui affirme, ” t’es pas mon genre, ma belle, mais je connais une barre à mine qui rêve d’une relation intime avec toi “.

Clip fait le bruit de son syscom quand Mila ferme la transmission. Je la regarde, dépité.  Elle me lance alors ces paroles étranges, que je ne comprends pas …
– Toi, t’avais capté que c’était une nana, je le parierais. C’est pour ça que tu la voulais ? Alors je crois qu’au final, elle souffrira moins avec lui qu’avec toi. Pas vrai, docteur Mengele ?

Elle tourne le dos et disparaît, vers la lumière au centre de la casse. Elle me laisse là. Je m’interroge sur le sens de ses mots. Et je me demande surtout, comment Mila pourrait posséder des références historiques remontant aussi loin ?

Ce mâtin-là de l’atelier où je travaillais, j’ai entendu la scavenger hurler. Elle hurla un certain temps. Peu importe que Bud se soit isolé pour la torturer, il m’apparaît peu probable que Père, ou le Doc, ne l’aient pas entendu autant que moi, pourtant … Aucun d’entre eux n’intervint pour stopper ça. Sur le coup des seize heures, Bud l’avait pendu haut et nue à un panneau de signalisation, sur la portion d’autoroute perpendiculaire à notre casse. A l’aide d’un drone bricolé, j’allais voir son crâne de plus près. La scavenger était équipée d’implants neuraux, comme je le soupçonnais. Des implants bricolés, dont une partie traversait l’os pariétal  – et ce n’était pas dû aux traitements des poings de Bud, non. Un technochirurgien aussi cinglé qui brillant avait travaillé sur cette femme comme il l’aurait fait sur du bétail, mais … Qui pouvait être capable d’une telle prouesse technologique, avec si peu de moyens ? Les implants neuraux restaient un défi risqué. Même dans un laboratoire high tech de Carthage valant plusieurs milliards de dollars.

 Dans la soirée, Bud prétendit que cela ferait réfléchir les autres, à nous attaquer une seconde fois. Sa réflexion me rappela une ancienne coutume de cet état, il y a un siècle et demi de ça. Un jour par an, les hommes s’armaient, prenaient leurs véhicules, et partaient tuer des coyotes. Autant qu’ils le pouvaient. Le soir venu, les picks up revenaient leurs haillons chargés de ces animaux morts. Ensuite, les fermiers attachaient les charognes à leurs barbelés. Comme Bud, ces Hommes des temps anciens pensaient dissuader les coyotes de venir se promener sur leurs propriétés.
Je ne leur parle pas de cette croyance. De toute façon, cela ne les intéresserait pas. Et surtout, sans en comprendre la raison, le traitement du scavenger ou des coyotes me répugne. Et m’isole des autres, encore, un peu plus.

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1 Commentaire
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Nolwen Noelle
2 années il y a

Triller futuriste j’aime bien!

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