Le couvre-feu

10 mins

Je courais dans la nuit, la terreur m’avait transformé en bête. Un cœur gros qui battait, une bouche grosse cherchant désespérément à avaler l’oxygène, de gros poumons, de gros yeux écarquillés sur une grosse tête qui tournait sur son axe et épiait les ténèbres, Seigneur ! Le souffle coupé, mon corps exigeait un arrêt.

J’avais laissé les hurlements derrière.
J’ai sauté par-dessus une palissade, la maison semblait abandonnée, aucune lumière, la porte se trouvait même condamnée par des planches clouées en travers. J’aperçus une cabane de jardin, je me cachai derrière, entre la cabane et la palissade. Je ne pensai pas cela possible mais je m’endormis. Ce sont les aboiements d’un chien qui me réveillèrent tôt, le lendemain matin.
Elle apparut derrière un petit chien, elle me dit que le soleil était levé, que je n’avais rien à faire ici, elle menaça d’appeler son ami, qu’il me casserait la gueule.
Elle cria : Paul ! Pauuul !
J’essayai de lui expliquer mais ma voix n’était que croassements, je lui dis : « ils ont massacré des gens au village, même des femmes et des enfants. »
Elle me demanda si je n’étais pas d’ici ?
« J’avais pris une chambre dans ce petit hôtel, sur la place du village. Sur la place, oui … Ils ont massacré un tas de gens sur cette place… Mais que se passait-il ici ? »
Je me mis à pleurer bruyamment, à genoux dans son jardin, elle me proposa un café, elle me fit entrer chez elle. Les yeux dans le vague, je flottais. Le sifflement de la bouilloire, la lumière crue du matin, les petits carreaux du carrelage de la cuisine, il y faisait humide, glacial.
Je ne réussis pas à lui raconter, de toute façon, elle n’avait pas envie de savoir. Elle me dit qu’elle les avait entendus sur la route plus bas, il y a deux nuits de ça. C’était la raison pour laquelle une armoire gisait explosée dans le salon. Ses planches avaient été utilisées pour clouer la porte principale. Elle avait aussi déplacé une lourde commode afin de barricader la petite porte à l’arrière.
Depuis, à chaque fois qu’elle voulait sortir avec son chien, elle devait pousser le meuble, et se faufiler derrière. Ce n’était pas pratique, mais elle dormait mieux depuis. Le chien était un Jack Russel, il s’appelait « Jack ». Elle s’appelait Sophie. Et elle n’avait aucun ami, aucun « Paul » ne vivait ici.
J’ai allumé la vieille télé du salon sans lui demander son autorisation.
Une émission du matin, comment conserver ses confitures, une vieille série policière allemande, un reportage sur l’urbanisme, un télé-achat sur une autre chaîne, une nouvelle technologie de casseroles, je lui ai affirmé : « ils vont en parler. »
Elle secoua la tête à la négative, je lui affirmai :
« Ils doivent déjà avoir l’information, mais ils ne savent pas comment la traiter. Ils vont en parler, c’est obligé. »
Elle secoua encore la tête et me répondit simplement :
« C’est le couvre-feu »
Je lui ai demandé si je pouvais attendre chez elle les informations régionales de midi. Je l’ai regardé droit dans les yeux, je lui ai affirmé que je n’étais pas dangereux, et que je devais savoir. Elle accepta, mais je me suis endormi sur le canapé pour me réveiller à quinze heures. Elle me proposa de passer la nuit chez elle. La gare se trouvait à quarante kilomètres, elle pouvait m’y emmener en voiture, et rentrer bien avant la tombée de la nuit, mais elle préférait m’y emmener tôt, le lendemain matin. Depuis qu’elle les avait entendus sur la route, elle avait peur de se retrouver coincée dehors au coucher du soleil.
Il parait que la proximité avec la mort fait naître des besoins incongrus dans ce genre de situation, nous avons fait l’amour. L’idée m’avait bien traversé l’esprit, mais je ne pensais pas que nous le ferions si tôt, dès dix-huit heures. Sa peur transformée en phobie, elle ne voulait faire aucun bruit après vingt heures. Ce fut tiède, et bref. Elle refusa que je redescende dans le salon, je dus lui promettre de couper le son et de laisser les lumières éteintes, mais cela ne servit à rien. Ils ne parlaient toujours pas du massacre aux informations de vingt heures.
Je suis remonté dans sa chambre à vingt heure trente, nous sommes restés allongés sur le lit immobiles, à attendre en regardant le plafond. Dormir nous semblait impossible. Je finis par m’assoupir, mais elle me secoua avant que j’entende les cris. Le petit réveil digital indiquait quatre heure du matin.
Ils tapèrent à coups de pieds contre la porte, ils jetèrent des pierres aux fenêtres, je discernai deux voix d’hommes, le premier criait, le second tentait de le raisonner. Jack se mit à gronder découvrant ses babines, montrant ses crocs minuscules, je lui chuchotai, je le caressai pour de le calmer, mais rien n’y faisait, et l’homme en bas hurlait « on sait que tu es là, sale pute ! » Sophie tremblante enferma le museau de son chien dans sa main, ce qui finit de l’énerver.  Nous le redoutions, nous le sentions tous deux arriver, si j’avais été seul j’aurais tordu le cou de ce maudit animal, mais … Jack finit par se dégager vigoureusement, et aboyer. De toutes ses forces.
Un silence qui dura deux secondes, l’homme hurla vers l’étage « je sais que tu es là sale putain, j’entends ton chien ! On va monter, on va venir te chercher immonde petite salope bouffeuse de bites ! » D’une voix tremblante je leur ai crié de foutre le camp, qu’ils se trouvaient sur une propriété privée. Nouveau silence. J’entendis le deuxième homme argumenter dans mon sens, répétant à l’autre que nous étions « à l’intérieur », qu’ils n’avaient pas le droit. Sophie, elle pleurait.
Alors j’ai allumé les lumières de la chambre, j’ai dévalé les escaliers, pris un couteau dans la cuisine, et je suis allé vers la porte barricadée en hurlant. Avant de partir, l’un des hommes promit qu’il reviendrait le lendemain.
Elle n’arrêtait plus de pleurer, je lui ai demandé si elle avait reconnu ces voix, elle prétendit que non, alors je lui ai demandé ce que c’était, ” toute cette histoire “, mais terrorisée, incapable de répondre, elle ne faisait que pleurer.
– Arrête, essaye de te calmer …
– Noooon ! Nooooon !
– Pourquoi ils sont venus, hein ?
– Je sais paaaas …. C’est le couvre-feu …
– Ils n’ont pas le droit d’entrer chez les gens.
– J’allais de temps en temps au village, c’est tout, je connais personne là-bas, à part des commerçants. J’allais boire un verre en terrasse au bistrot, quand il faisait beau … Je suis arrivée il y a six mois.

***
Elle me dit,
« Je sais que ce n’est pas très bon, remarque, ce n’est pas mauvais non plus, les conserves. »
Nous n’avions pas dormi de la nuit, tôt le lendemain matin, j’observais l’alignement de boites dans le placard qu’elle ouvrit pour prendre le sucre.
« J’ai des haricots verts, des petits pois, plus des… euh… des fayots. J’ai plein de paquets de pâtes aussi, tu vois, et des surgelés, dans le congélateur de la cave. »
Je refusai d’un geste de la main le sucre qu’elle me tendait pour mon café.
Je l’ai aidé à pousser la commode qui bloquait la petite porte de derrière, je suis sorti avec elle dans le jardin, pour les besoins du chien. Dehors, je remis sur ses pieds la table de plastique et les chaises que les hommes avaient renversés. Nous n’en avons plus parlé.
Plus tard dans la maison, je passai en revue les photos de familles encadrées sur les meubles et accrochées aux murs.
« Quand mon père est mort, j’ai récupéré la maison, plus Jack. »
Je pointai du doigt une fillette sur une photo,
– C’est toi, ça ?
– Bien sûr !
– C’est fou comme tu te ressemblais déjà…
Elle rit, j’ajoutai :
– Pars avec moi ?
– Quoi ?
– Pars avec moi, à Paris. Je ne te propose pas qu’on soit ensemble ni rien, on ne serait même pas obligés de… Je dis juste… Pars avec moi, le temps que les choses se calment ici.
– Non, j’ai nul part où aller, je ne partirai pas.
– Ils vont revenir. Tu ne vas pas rester seule dans cette maison ?
– Ils ne peuvent pas entrer, ils n’ont…
– Ils vont revenir !
– Non, ils n’ont pas le droit !
Comme j’insistai, elle ouvrit une boite sur un meuble, prit une clé qu’elle me jeta.
– Pars toi si tu veux, laisses la voiture à la gare, j’irais la chercher plus tard. Ça ne me dérange pas.
Je reposai la clé dans la boite.
Vers seize heures, elle ferma les volets et éteignit toutes les lumières.
« Qu’est-ce que tu fais comme ça ? »
Assis sur une chaise, plié en deux, ma bouche dans ma main, mon menton si bas qu’il touchait presque mon genou, « Je sais pas, je réfléchis. »
A vingt-deux heures je pris un couteau de cuisine, le couvre-feu ne débuterait que dans quatre heures, mais on ne savait pas. Je lui demandai de pousser la commode derrière moi.
Elle refusa, commença à pleurer, trépigner, je finis par lui dire que je faisais ce que je voulais, que je passais la nuit où je le voulais. J’ai retrouvé ma place dans les ténèbres, caché avec le couteau, entre le cabanon et la palissade.
Ils sont venus vers minuit, le bruit de leurs voitures me fit immédiatement oublier le froid. Mais ils n’étaient plus deux à entrer dans le jardin, ils étaient trois. Plus encore trois, et encore deux. Les huit hommes portaient les cagoules réglementaires des veilleurs de nuit.
La lâcheté. Je ne suis pas sorti avec mon couteau, je suis resté caché. Mes yeux dépassant à peine de l’angle du cabanon, je les voyais s’acharner sur la porte, j’entendais Jack aboyer, ils avaient des pieds de biche, l’un d’eux tenait un fusil de chasse, dont la crosse avait été sciée.
Ils criaient « on va venir sale petite putain ! »
Et encore « on va venir te chercher sale pédé, toi et ta putain ! »
Elle leur cria qu’elle avait appelé la police, ça les fit rire. Elle leur cria qu’ils n’avaient pas le droit d’être ici, et un instant plus tard, ils entrèrent dans la maison en hurlant.
Je serrais le couteau de toutes mes forces, ils n’avaient pas allumé les lumières dans la maison, je pouvais peut-être entrer à leur suite, me cacher dans la maison, profiter de l’obscurité pour les tuer un à un, comme dans les films ?
La lâcheté. Je l’entendis hurler tandis qu’ils la violaient, au bout d’une heure, la fenêtre en haut de la maison s’ouvrit si fort que ses vitres explosèrent, ils la balancèrent nue dans le vide, en riant, je la vis s’écraser au sol. J’ai pensé la soulever puis l’emmener nous cacher derrière les arbres, de l’autre côté de la route, durant sa chute elle avait tendu ses avant-bras en avant, j’étais sûr qu’ils étaient cassés. J’avais vu son visage frapper violemment le sol, elle devait avoir un traumatisme facial. Si ses jambes ou son bassin étaient brisés … Je me suis dit qu’elle ne pourrait pas courir, alors … Je n’ai pas bougé.

Étendue elle gémissait, un homme gros sortit de la maison, il était nu, sauf cette cagoule noire, coupée au niveau de la bouche. Il la saisit par les chevilles et la traîna à l’intérieur de la maison comme l’on tire une brouette derrière soi. Je l’entendis hurler toute la nuit, elle m’appela même au secours, criant mon prénom. Un moment ses hurlements gagnèrent en intensité, puis le silence se fit, d’un coup.
Aux premières lueurs, les huit sortirent de la maison, débraillés pour la plupart, certains fumaient des cigarettes, d’autres tenaient une bouteille d’alcool, un autre un mug de café… Je reconnus le mug que j’avais utilisé le matin précédent. Certains ne disaient rien, les yeux au sol, d’autres avaient une physionomie nonchalante. L’un d’eux, qui avait gardé sa cagoule, se fit rappeler à l’ordre.
« Après cinq heures, t’as plus le droit de la porter. »
Tous étaient blancs, tous avaient entre quarante et soixante ans. Un homme jeta le chiffon avec lequel il essuyait son avant-bras ensanglanté. Le dos contre le cabanon, le manche du couteau serré dans ma main, je ne ressentais rien. J’entendis les voitures démarrer, après un temps je sortis de ma cachette. Je suis passé à côté du chiffon au sol, un chiffon recouvert de sang marron, puis je suis entré dans la maison.
Ils avaient mangé et bu, sa nourriture en boite était éparpillée sur le sol et les meubles. Il y avait une trace de chaussure sur le canapé en tissu blanc. Tout était calme, silencieux.
J’ai posé ma main sur la rambarde de l’escalier, n’osant monter. Je n’ai même pas osé l’appeler, comme par peur de la déranger. Et si elle dormait ?
Je pris les clés de sa veille voiture, dans la boite sur le meuble du salon, je suis ressorti de la maison, et j’ai roulé jusqu’à la gare.

***
– Tu devais rentrer mardi ? Tu ne m’as donné aucune nouvelle, j’étais inquiète.
– J’ai perdu mon téléphone, pour ce qu’il m’a servi. Et toutes mes affaires. Il s’est passé quelque chose d’horrible là-bas,… Les gens, ils sont tous devenus fous.
– La voiture n’était pas en bon état ? Et c’est quoi cette poubelle ?
– Une voiture que j’ai pris là-bas pour rentrer, écoute … Quelque chose d’horrible est arrivé, le premier soir du couvre-feu.
– Ah oui ? Tu es resté dehors ?
– Non, je suis rentré sagement à l’hôtel, mais durant la nuit …
– Je pensais … je pensais partir en ballade avec toi dans un coupé Mustang de …
– Soixante-sept, la question n’est pas là. Il y a eu des massacres, j’ai eu peur et je me suis enfui, à pied. J’ai trouvé refuge chez une femme, mais ils l’ont tué.
– Une femme ? Tu… Tu as rencontré quelqu’un, c’est ce que tu essaies de me dire ?
– Ils sont entrés chez elle et l’ont massacré, et personne depuis …
– Attend, je voudrais te dire quelque chose…
– A la télé à la radio dans les journaux … Personne n’en a parlé, PERSONNE !
– JE VOUDRAIS TE PARLER !
– Okay. Je t’écoute.
– J’aimerais pouvoir en placer une de temps en temps, j’ai quelque chose de difficile à dire et je…
– Je suis là, ça va, je t’entends.
– Nous deux … Ça fait longtemps qu’on essaie. Mais à chaque fois qu’on se remet ensemble …
– Je croyais que nous n’étions pas ensemble, qu’il s’agissait seulement de passer des moments ?
– Je crois qu’il faut que nous prenions de la distance. Pour de bon.
– Je suis en train de te dire que j’ai assisté à des choses …
– T’as rien à faire de ce que je peux te dire, comme d’habitude.
– MAIS POURQUOI PLEURES-TU ?! Ce n’est pas toi qu’ils ont défenestré !
– PAUVRE CON ! Je voulais que nous restions amis !
J’ai refusé la laisser s’en tirer à si bon compte, je l’ai poursuivi dans l’escalier, puis dans la cour de l’immeuble, où je l’ai retenu par l’avant-bras, mais elle se dégagea énergiquement.
Je lui criais « tu es comme les autres, tu fais semblant, tout le monde est fou et tu t’en fous ! »
Elle pleurait, un couple de voisins arrivait, je relâchais mon emprise et elle fuit.
La voisine était une blonde qui ne me saluait jamais lorsque son mari se tenait à proximité. Lui portait toujours des polos, et un couffin ce jour-là, avec dedans, un nourrisson. Je ne savais pas qu’elle avait accouché. Lorsqu’ils arrivèrent à ma hauteur, je les félicitais. Ils me répondirent par un imperceptible signe de tête. L’homme qui travaillait dans le magasin de bricolage donnant sur la rue fumait dans la cour assis contre un muret, je ne l’avais pas remarqué. Il fumait une cigarette en me dévisageant. Iil avait assisté à toute la scène. Je me demandais s’il possédait chez lui une cagoule. Je remontai précipitamment chez moi.
Cette nuit-là, la troisième depuis l’application du couvre-feu, je compris pourquoi personne ne voulait parler de ça. Je compris lorsque les hurlements me réveillèrent à deux heures du matin, je compris aux bruits des coups, contre les murs, et les cavalcades dans les couloirs de l’immeuble.
Je mis de la musique, montai le volume à fond, je pris un couteau de cuisine. Je m’installai dans le salon, face à la porte d’entrée de l’appartement. Je devrais me procurer une meilleure arme. C’était urgent.

No account yet? Register

0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Lire

Plonge dans un océan de mots, explore des mondes imaginaires et découvre des histoires captivantes qui éveilleront ton esprit. Laisse la magie des pages t’emporter vers des horizons infinis de connaissances et d’émotions.

Écrire

Libère ta créativité, exprime tes pensées les plus profondes et donne vie à tes idées. Avec WikiPen, ta plume devient une baguette magique, te permettant de créer des univers uniques et de partager ta voix avec le monde.

Intéragir

Connecte-toi avec une communauté de passionnés, échange des idées, reçois des commentaires constructifs et partage tes impressions.

0
Exprimez-vous dans les commentairesx