Je ne peux m’empêcher de le croire, là où nous en sommes tous arrivés, ces nuits de cauchemars, les cris et les corps dans l’ambulance, tout ce sang, tout est de ma faute, ma faute rien qu’à moi. Parce qu’un jour de colère j’ai sincèrement pensé, et de toute mon âme : je préférerais le Monde des Dieux à celui des psychiatres. Les psy, c’était pour l’exemple. J’aurais pu dire pareil le Monde des psychologues, celui des religieux et des hommes politiques, des philosophes télévisuels, des chefs d’entreprises et des cadres dynamiques, le Monde des Hommes qui en savent plus que moi, en somme, et qui me jugent sans arrêt – doux jésus mais qu’est-ce que j’ai fait. Ce jour-là, sur le coup de la colère, j’avais pensé que je préférais ce Monde Ancien où les nombreux Dieux nous côtoyaient. Jouir dans une déesse, plutôt que dans une femme vulgaire – après les larmoiements elle m’avait envoyé ce message qui disait que je n’étais rien, moins que rien, et que les gens comme moi feraient mieux de crever pour le bien de la société, et … J’étais sûr que sa haine ne me toucherait pas, puisque je l’avais anticipé – il était si simple d’anticiper une fille comme elle – malheureusement … Existait aussi cette autre voix en moi, celle qui me susurrait qu’elle n’avait pas tort, au fond. Que je n’étais rien, pas même capable d’offrir quoi que ce soit à une fille aussi vulgaire qu’elle (une fille vraiment vulgaire, dans tous les sens du terme), alors … J’avais fui dans une retraite forcée d’un mois à … Las Vegas – c’est ainsi qu’Emmanuel nommait l’hôpital psychiatrique – Lorsque ses médicaments faisaient moins d’effet, il me parlait souvent, là-bas.
” Quand quelqu’un me demande où je suis passé, tu sais ce que je dis ? Je lui réponds que j’étais à Las Vegas, tu sais pourquoi ? Parce que les gens qui me posent la question ne veulent surtout pas entendre que je moisissais en hôpital psychiatrique, au milieu des cinglés et des légumes humains – sauf ton respect. Ca les mets mal à l’aise, tu comprends… Et le bien-être est la monnaie la plus recherchée juste après l’Euro : faut être sympa avec celles et ceux qui font semblant de s’intéresser à toi, et sympa ne signifie pas les spolier de leur putain de bien être en les mettant mal à l’aise, alors … Je leur réponds Las Vegas. Même ceux qui n’y ont jamais foutu les pieds ont une idée très précise de ce qu’est Las Vegas, tout comme ils ont une idée très précise de ce qu’est l’hôpital psychiatrique – ils l’ont vu dans des séries, sur leur Netflix. C’est ce que j’appellerais : le pouvoir de l’inconscient collectif allié à celui de la télé. A celles et ceux qui te posent la question, il te suffit de leur parler des néons, des casinos, des fontaines gigantesques, du tintamarre des machines à sous, des buffets à volonté et des soirées en boite de nuit carrément folles, Ah Ah, et c’est okay ! Tu verras, ils afficheront un grand sourire, puis ils te ficheront la paix. Faut pas, faut jamais leur dire d’où tu viens réellement, t’entends ? Pour leurrer le Monde, ressemble à une fleur magnifique, mais sois le serpent caché dessous.”
Mais nous n’étions pas ça, des serpents, nous étions devenus des loups. Et des chouettes. Plus un tas d’autres animaux pas sympas du tout. C’est Emmanuel rencontré à Vegas qui m’avait emmené ici, au sein de la nuit remplie de cris, où j’avais rencontré Bastet, qui remonte maintenant son jean alors que moi, hébété par l’orgasme plus par cette idée percutante comme quoi toutes ces choses atroces arrivent par ma faute … La déesse tourne lentement sa tête de chat, me regarde, et tandis que je force un sourire crispé, seule cette idée hurle en boucle dans ma tête, comme un cheval devenu fou parce qu’un homme méchant lui aurait foutu le feu après l’avoir arrosé de kérosène – bon dieu, mais qu’est-ce que j’ai fait ?!
***
Précédemment …
Vous savez quelle est la question numéro 1 des passionnés de Vegas ? Il s’agit de celle-ci : quelle personne j’aurais pu être, si je n’avais pas été un touriste dépendant au pays des machines à sous ? Qu’aurais-je pu accomplir ? De grandes choses, assurément. Et si je n’avais rencontré gloire ou fortune alors … J’aurais eu plein d’autres trucs, des trucs qu’ont les gens normaux, s’entend, celles et ceux qui n’iront jamais se perdre au milieu du désert du Nevada.
” Qu’est-ce que j’aurais pu être ? “est la question qui me tourmentait sans cesse devant le miroir minuscule de la salle de bain – celui-là enchâssé dans un tout petit meuble de contreplaqué que j’imaginais autrefois blanc et désormais jauni car installé là à une date bien antérieure à celle de ma naissance – je scrute intensément mon reflet, à la recherche des traits de celui que j’aurais pu être. Tout se résumait à la question du Bon Docteur à la bague en tête de taureau, qu’avait-il dit ? ” Vivre pleinement, comme n’importe quel jeune-homme de ton âge “, il s’agissait de ses mots, et oui il s’agissait de la seule chose que je n’avais jamais désiré.
Le Bon Docteur je n’en revenais pas, moi qui croyais depuis si longtemps que ce médecin était particulier – comme un ange de bonté descendu carrément du ciel, entièrement fabriqué par une empathie pragmatique – comment ce vieil enfant de salaud avait-il pu vouloir m’envoyer en réhab ?
Et voici qu’aujourd’hui, après des années d’errement sur le Strip, j’avais enfin ma réponse tandis que j’examinais mon reflet dans le miroir = pour la première fois de mon existence, je savais exactement qui j’étais.
Les pilules bleues et blanches offerte par Alexandra avaient débarrassé mon âme de tous ses bruits parasites, lavée, carrément refaite dans les grandes largeurs – et ce prodige sans aucun des effets agréables ou désagréables qu’infligeaient les drogues illégales ou psychiatriques !
Je me contemplais libéré de mes chaînes psychiques, libre non-pas de devenir qui j’étais, mais mieux : devenir celui que je voudrais. Et ce n’était pas seulement une sensation, non … Les couleurs m’apparaissaient plus “fortes”, la lumière plus intense, l’air, s’il n’avait pris une odeur délicieuse, gonflait mes poumons avec joie et tout mon être vibrait – je me sentais … Incarné oui, vibrant, calme, et si fort.
Dans le reflet du minuscule miroir de la salle de bains j’apparus en sportif en polo au crocodile, un bandeau autour du front pour capturer la sueur, cadre dynamique vêtu d’un costume à la coupe seyante et à la mode, j’apparus toujours en costard avec un peu plus de bide et un peu moins de cheveux, j’étais homme d’affaires ! Une perche à selfie un teint parfaitement halé et quelques abdominaux plus tard, je m’incarnais influenceur ! Dans le miroir quand le triste décor de la salle de bains disparu à ma vue, une femme se tenait à mes côtés, et je le savais, il s’agissait de la mienne – une femme à la physionomie agréable, qui ne ressemblait en rien à mon ex, et encore moins à Alexandra ! Plus un enfant devant nous deux, portrait miniature de madame – nous nous trouvions aux Buttes Chaumont et mon fils tenait dans son poing un fil relié à un ballon jaune quand derrière mon épaule apparaissait sur ce cliché vivant la gueule d’un golden retriever couleur feu, sa grosse langue sortie, son œil droit clignait de façon très sympathique – j’aimais tellement cette image de moi bon dieu ! Fini les trips à Végas, à notre voyage de noce, nous étions partis au Cambodge.
Je possédais désormais ma prophétie auto-réalisatrice, il me fallait trouver cette femme à la physionomie agréable et à la dentition parfaite, baiser avec elle, lui faire un enfant, la marier l’emmener en voyage au Cambodge prendre un chien à la gueule sympathique, et peu importe dans quel ordre je ferai ces choses – et attendre surtout, que le gosse soit en âge pour lui payer un ballon jaune aux Buttes Chaumont – lorsque cette prophétie s’accomplirait tout le reste, toute cette merde de Vegas m’apparaîtrait comme un cauchemar fané sur le point d’être oublié – elle était là ma destinée, la plus glorieuse d’entre toutes ! Seul problème notable, pour accomplir ces choses, Alexandra ne m’avait laissé que cinq pilules, et la chimie obéissait avec zèle aux lois de l’entropie qui veut qu’un liquide refroidisse inévitablement sans intervention mécanique, tout comme un cinglé pathétique redevient un cinglé pathétique, dès l’instant où son traitement ne fait plus effet.
Alors deux jours plus tard, j’errais de nouveau dans son quartier, j’y tournais une petite heure, mais pas d’Alexandra, que dalle. Je me rendais chez elle aux pieds du vieil immeuble qu’elle habitait. Le désespoir anticipé me fit sonner à son interphone, aucune lumière filtrait à la fenêtre du troisième. Elle m’avait un jour assuré ” les suicidaires un peu plus évolués que les animaux n’habitent jamais au-delà du quatrième”, c’était la raison pour laquelle je me souvenais de son étage – tout comme je pouvais localiser la porte de son appartement dans le couloir : un soir de fête, sans arrière-pensée, j’avais gravé un minuscule crucifix sur sa porte d’entrée à l’aide d’une pourriture de couteau à viande trouvé à côté d’une assiette en carton remplie de chips cassées en minuscules morceaux, ” pour te protéger des mauvais esprits “, lui avais-je expliqué. Je profitais qu’un boomer rentre dans son immeuble pour m’infiltrer à sa suite – comme tous ceux de sa déplorable race, le type m’envoya un regard rempli de crainte & d’agressivité – je retrouvais le minuscule crucifix gravé, je sonnais, puis frappais … Mais rien, aucune Alexandra (la pute).
Une addiction par anticipation du manque, je ressentais cette horreur pour la première fois, sensation hautement désagréable. Je retrouvai la rue. Pour éviter la panique, je fis le point sur la somme des personnes que je connaissais, et qui pourraient m’aider dans cette situation ; et soudain je le réalisai, l’ensemble des individus que je fréquentais se divisait en deux catégories : des cinglés plus ou moins junkies, et des psychiatres, ce qui en disait long à propos de mon mode de vie. Métro, portes pneumatiques en rythmes, suites de néons et de couloirs carrelés en blanc, changement d’odeurs, changement d’arrondissement, ma force mentale déclinait sous l’effet du compte à rebours cosmique. Il me restait une seule pilule, soit 24h de parfaite clarté pour ce que je devais accomplir, à savoir ma vie. Ensuite ? Les ténèbres reviendraient m’avaler.
Mon cœur se serra à la vue de son échoppe – située aux portes de Paris, une petite devanture en alu dégueulasse et une simple plaque de laiton convenaient parfaitement à cette psychiatre méga-conventionnée – méga-conventionné, un terme de mon invention pour désigner ces rares médecins qui faisaient de leur métier une profession de foi où ils se consacraient exclusivement à soigner les gens dans le besoin, plutôt que de faire de l’argent . Je l’avais aimé cette psy, oh oui, autant que je l’avais haï ensuite. Et tout ça bien sûr, l’amour la haine, pour de mauvaises raisons – mais la mauvaise raison n’est-elle pas l’unique parent de ces deux sentiments ?
J’étais tombé en amour pour elle à une époque où elle officiait en tant qu’interne à Saint Jacques – interne & interné, deux mots à la racine si proche que j’avais pensé qu’on aurait peut-être pu se “rapprocher”. Malheureusement à l’époque, si j’avais de l’ambition, je ne possédais aucun moyen. Elle m’avait expliqué le phénomène de “transfert”, comme si j’étais un vulgaire touriste médical, raison pour laquelle je l’avais détesté après l’avoir autant aimé – hé bien quoi, elle était jeune, belle et séduisante, et empathique, et elle avait appris un tas de trucs compliqués qu’elle savait garder captifs dans son esprit si intelligent, si brillant que je pouvais voir ses neurones exploser en magnifiques feux d’artifices ! Cerise sur le gâteau, elle s’intéressait sincèrement à moi : il m’arrivait même de la faire rire, entre deux consultations, alors … Par quel anti-miracle aurais-je pu ne pas tomber éperdument amoureux de cette femme-là ? J’avais détesté son air gêné, son regard micro-fuyant, comme ses explications à propos du phénomène de transfert que ressent immanquablement un patient envers son soignant, doux jésus … Elle insultait mon expérience psychiatrique en plus de mon intelligence. Mais je le savais, même à l’époque, ce n’était pas elle que je détestais en réalité, c’était moi. De m’être montré aussi balourd quand le jour de ma libération, chargé à bloc de tout ce que l’industrie pharmaceutique et occidentale comptait de molécules assassines, je lui avais suggéré de considérer une réalité possible où nous irions boire un verre, elle et moi – un soft pour moi, évidemment ! Non, ce n’était même pas à cause de cette maladresse que je me détestais autant, après-tout, les hommes sont toujours un peu balourds lorsqu’il s’agit d’aborder une femme … Non, ce que j’avais haï était ma réaction, quand elle m’apprit dans une inutile justification qu’elle avait un fiancé (bien sûr, comment aurait-il pu en être autrement ?). Je lui avais alors répondu acide sans réfléchir, et malgré moi, ” je parierai que c’est un médecin ” ! Bon sang. Quel connard. Nous nous étions revus ensuite, dans des rencontres strictement “professionnelles & thérapeutiques”, mais j’avais cassé notre relation, notre connivence. Par ma faute, tout était devenu … “Autrement”.
Alors que je m’apprêtais à passer le pas de sa porte, elle sortit toute habillée trench coat et sac à main sur l’épaule, un trousseau rempli de clés. Je l’aidais à baisser le rideau métallique.
– Anthony ! Vous … Vous n’aviez pas rendez-vous ?
– Non, non je passais simplement comme ça …
– D’accord. Et … Ca va ?
– Oui ! Oui, très bien.
– Je dois partir je suis en retard. Vous pourriez m’aider à baisser le rideau ? Je ne sais pas pourquoi ils l’ont placé si haut …
– Une urgence ?
Le docteur se tourna pour me dévisager, surprise. Elle fit un petit geste de la tête, comme si je venais de lui sortir un parfait délire doublé d’une énormité,
– Une urgence ? Non. C’est le couvre-feu Anthony. Le soleil se couche à 18h31 aujourd’hui. Vous êtes au courant ?
– Ah ça ! Le couvre-feu ! Oui, bien sûr… Mais il me reste deux heures. En métro, ce sera fastoche.
– Hé bien, vous avez de la chance. J’habite la banlieue, et le RER ne fonctionne pas ce soir. J’ai une voiture, mais … Les embouteillages …
Je proposai de la raccompagner à son véhicule, elle accepta.
– C’est devenu très compliqué de travailler avec le couvre-feu. Je pourrais déménager, ouvrir mon cabinet plus proche de chez moi, mais … Mes patients sont ici.
Comme tout médecin méga-conventionné, des cernes gris s’affichaient sous ses petits yeux fatigués. Ses iris toujours en mouvement, à droite et gauche, trahissaient le fait qu’elle réfléchissait à trois ou quatre dossiers en même temps. Tout en échangeant ces banalités, elle devait se remémorer mon historique médical. De mon côté, j’étais infoutu de retrouver une simple basket chez moi. Je pouvais chercher la converse manquante une demi-heure durant, tournant et tournant sans cesse dans toutes les pièces à faire voler le bordel, avant de chercher une autre demi-heure quel objet j’étais en train de chercher parce que je l’avais carrément oublié. Et puis me rendre compte qu’absorbé par ces tâches je n’avais pas perdu deux demi-heures en réalité, mais un couple d’heures, voire l’après-midi entier. Alors … Est-ce que Freud ou Lacan auraient pu m’expliquer par quel anti-miracle je n’aurais pu me sentir si violemment attiré par une femme telle que celle-là ? Elle semblait exténuée, mais son cerveau magnifique continuait à tirer des feux d’artifices par salves : elle trouvait des réponses à des questions que je ne lui avais pas encore posés … Des réponses à des problèmes que je ne me posais jamais.
– Anthony, par rapport à vos petits soucis de perception du temps, j’aimerais VRAIMENT que vous fassiez TRÈS attention aux horaires du couvre-feu. Vous avez un portable ? Il existe une application qui donne les heures de coucher du soleil, avec alarme intégrée… C’est gratuit. Je pourrais vous l’installer tout de suite, sur votre téléphone ? Allez, pour me faire plaisir, vous en dites quoi ?
Elle avait posé son sac à main sur le capot d’une vieille voiture rouge et tendu sa petite main autoritaire vers moi, ce que j’en disais ? C’est qu’elle se montrait un peu dégueulasse d’utiliser l’argument ” pour me faire plaisir” sachant ce que je ressentais pour elle. Il s’agissait d’une vulgaire tentative de manipulation, indigne d’un thérapeute – mais je ne lui en voulais pas. Elle était crevée, semblait stressée au plus haut point, elle avait été au plus court et au plus efficace afin de me mettre à l’abri de la nuit qui arrivait … C’était la seule chose qui importait, l’objectif visé, plutôt que le moyen employé.
– Ça va docteur, je gère le couve-feu. Ne vous en faites pas. Et… Ça va passer, vous le savez ?
– Quoi ?
– Le couvre-feu. Il s’arrêtera un jour. Tout simplement parce que cela ne peut continuer. Vous le savez. Allez ! Hein ? Tout redeviendra exactement comme avant. Il s’agit d’une question de temps. Alors faut … Respirer, un peu. Et prendre le mal du Monde en patience.
Le docteur s’appuya contre le capot de sa vieille voiture, opina, passa son index sous son œil droit afin d’en essuyer l’humidité naissante …
– Tout reviendra comme avant, vous verrez ! Le soleil se remettra à briller et les fous à tomber. Et peut-être que je viendrai vous proposer de boire un verre, de la façon pathétique que l’on connaît, vous et moi.
Elle inclina son visage vers le ciel gris, un rire cristallin jaillit de ses lèvres. Je préférais la voir ainsi. Elle m’assura, “non, pas si pathétique que ça”, et ainsi j’en eus la preuve, si j’en avais encore besoin, du miracle médicamenteux qui s’était opéré en moi. J’avais soulagé le docteur d’un peu de sa détresse, je l’avais aidé oui, et elle m’avait tutoyé en retour, elle avait induit l’idée que ma tentative de séduction, à l’époque, ne lui parut pas si pitoyable que ça – non, précision : elle avait induit qu’aujourd’hui au vu de notre interaction, ma tentative de l’époque ne lui paraissait PLUS aussi pathétique que cela … Et ça, grâce aux médocs mystérieux que m’avait filé Alexandra. La gélule bleue et blanche possédait bien la capacité de révéler l’être que j’aurais pu être, sans la maladie. Et cet être intéressait désormais le docteur, un peu gênée par cette nouvelle version de moi. Pourtant je n’osais aller jusqu’au tutoiement.
– En fait Docteur, j’étais venu vous voir pour un problème, ou plutôt … Une question.
Je lui présentai ma paume dans laquelle elle découvrit la dernière gélule bleue et blanche. Elle me proposa, ” okay, viens t’asseoir dans la voiture. Mais on commence à rouler, où je ne sortirais jamais vivante de cette ville avant la nuit. “
Dans sa vieille voiture rouge, je passais aux aveux, je lui racontai l’histoire.
Le docteur me prévint, ses réponses risquaient de me contrarier. Elle était une femme intelligente, alors … Elle avait raison, bien sûr. Ses réponses me contrarièrent dès qu’elle commença. Quelques minutes de discours pour m’embarquer sur le terrain de l’effet placebo – d’après l’ensemble des études réalisées à ce sujet et selon ses mots, il était “fou” de réaliser l’influence effective du cerveau humain dans le cadre d’une guérison. Elle continua son prêche un moment. Trente pour cent de guérison, et cela montait plus haut dans le cas d’un protocole basé sur un placebo impur, elle essaya de m’en convaincre. Ou elle essaya de s’en convaincre, puisque ayant mon dossier en mémoire, elle savait qu’aucun effet placebo ne pouvait m’aider au stade où je me trouvais. Puis elle répéta mes mots, afin de cerner le possible du concept : ” un anti-psychotique, doublé d’un anti-dépresseur, sans aucun effet secondaire et … Une gélule bleue et blanche se comportant non-pas comme un traitement de substitution, mais capable de régler instantanément tous les problèmes d’addiction ? ” Cela ne pouvait exister. Bien sûr, dit comme ça sur le ton critique d’une personne de science qui n’a jamais eu à subir mon genre de problèmes, la crédibilité du médicament fondait comme neige au soleil – mais il existait aussi ce contre-argument, qui s’étalait souriant, tranquillement assis sur le siège passager de sa voiture : j’étais différent. Si je parlais vite, je ne montrais aucun signe d’anxiété, pas même dans mon langage corporel. Mes paroles ne pouvaient être considérées délirantes puisque factuellement je ne l’étais pas, délirant. Dans la partie d’échec que nous jouions dans cette voiture elle et moi – les blancs non-croyants contre les noirs ayant la foi (une foi non-religieuse, plutôt mystique, c’est à dire éprouvée par la rencontre entre mon organisme et cette mystérieuse molécule), d’un commun accord nous nous dirigeâmes vers un pat. Elle dut sentir ma déception, car alors que main posée sur la poignée de la porte je m’apprêtais à quitter son véhicule – nous étions arrivés en vu de la station de métro située sur son chemin, celle que j’avais prétendu plus pratique pour rentrer chez moi – sa main se posa sur ma cuisse, dans une fausse nonchalance naturelle et animale, pourtant inenvisageable dans notre type de rapport patient/médecin : elle promit de se renseigner, de me tenir informé de ce qu’elle trouverait à propos de cette “fameuse” gélule. S’il ne s’était pas s’agit de ma dernière, je la lui aurais donné, afin qu’elle en teste elle-même les effets et clore les débats. De ce que j’en avais jugé au vu son niveau de stress, le docteur en avait besoin, peut-être même plus que moi. Je sortis, refermai doucement la portière, et m’éloignait faussement vers le métro après lui avoir envoyé un léger signe de la main. Sa promesse, elle l’avait faite comme mon signe, dans un poli au-revoir, car soyons réaliste : si la gélule existait, chaque psychiatre de la planète en aurait déjà entendu parler, depuis des années, dès l’effet de la molécule démontré, avant même les tests cliniques, ou l’autorisation de mise sur le marché.
Je taisais ma panique de ne pas avoir avancé en dégageant quelques points positifs : sous l’effet du médicament, ma transformation était incroyable, le docteur en avait été la juge, plus le témoin. Je descendis la volée de marche de la station de métro pour disparaître à sa vue – sa vieille voiture restait engluée au feu rouge – je posai mon dos contre le mur carrelé. Les vagues de piétons qui passaient devant me faisaient de l’air, déplaçaient du vent. Tous pressés de rentrer chez eux avant le coucher du soleil, et fuir l’enfer que deviendrait bientôt la rue… Je réfléchis alors à mon prochain mouvement.
Alexandra, ma meilleure chance, restait sourde à mes appels. Le bon vieux docteur à la bague tête de taureau, un type que je devais désormais éviter comme la peste ! La belle doctoresse, mon amour platonique et médical ? A l’époque, elle avait eu raison finalement. A propos du phénomène de transfert. Jamais je n’aurais pu tomber en amour pour elle, je veux dire par là, passé le désir physique, et l’état d’euphorie généré de façon mécanique par une nouvelle rencontre, jamais je n’aurais pu tomber sincèrement amoureux d’elle. Car en ce jour où j’étais devenu la personne que j’aurais dû être, je comprenais : si nous enlevions la maladie de notre équation, un gouffre éternel nous séparerait. Un gouffre, impossible à combler, ou à traverser, sur un pont suspendu fait en cordes, quelle blague … S’il m’avait fallu la connaître dans l’intimité des sentiments, je l’aurais comprise, elle, ses peurs, ses rêves … J’aurais pu reconnaître ses nombreuses qualités à chaque fois que mon regard se serait posé sur elle, louer sa beauté, son intelligence … Elle, non. Elle n’aurait rien vu de tel en moi. Au mieux, de l’étrange. Pour qu’elle voie ma vérité, il aurait fallu qu’elle désapprenne tout ce qu’elle pensait savoir, une tâche irréalisable, et puis … Lui faire oublier ce qu’elle savait aurait constitué un paradoxe, puisque c’est précisément par cette somme de connaissance que je me sentais attiré vers elle – on n’en sortait pas.
Adossé aux carreaux de la station de métro, je le réalisai. Le docteur était belle, intellectuellement & humainement brillante, mais les choses importantes pour elle ne l’étaient pas pour moi. Et inversement. Le couvre-feu, par exemple. Comment un concept aussi vulgaire (violent et horrible, et inhumain certes, mais vulgaire) pouvait à ce point la faire vaciller ? Je connaissais la réponse à cette question : ceux présentés comme fous étaient considérés comme des faibles, ceux présentés comme “normaux”, les forts, mais cette échelle de valeur était une illusion savamment orchestrée par la société des dominants, et dès qu’un évènement un peu dur survenait, une chose en rapport avec leur survivance, ces forts étaient les premiers à s’effondrer en compagnie de leurs constructions sociétales ou mentales. Moins solides que des châteaux de cartes sous grands vents.
Par exemple, comment le docteur aurait-elle pu entendre que je ne risquais rien durant les nuits de couvre-feu , même si je le lui avais patiemment expliqué ?
Comme beaucoup de mes semblables amoureux de Vegas, j’avais vu le Diable. Je l’avais dévisagé, droit dans les yeux. Le Mal le vrai, non celui des Hommes né de la médiocrité et de la peur, mais le Mal absolu, intrinsèque à ses serviteurs. A Vegas, c’était souvent qu’un type arrivait, présenté comme fou mais dont la seule raison de sa présence avait pour but d’échapper à la justice dans une affaire de un délit mineur – la lueur sombre et rieuse qu’ils avaient dans le regard ceux-là ! Des types qui si vous les rencontreriez en dehors de Vegas, pourraient vous trancher la gorge par jeu – ou pire, car il existe bien pire que la mort – et pour quelle motivation ? Aucune, ou simplement celle-ci : faire le mal parce qu’ils pouvaient le faire, leur logique s’arrêtait à ça. Les serpents cachés sous les fleurs, c’étaient eux. J’étais capable de reconnaître les agents du Mal, en un regard, ou juste en les reniflant. Essayez d’expliquer ça à ma psy. De lui dire que son “patient” sur lequel elle investit autant de temps et d’efforts afin de lui faire coïncider quelques pathologies modernes & victimaires, essayez seulement de lui faire comprendre que son patient n’était rien d’autre qu’un serviteur du Mal le plus Absolu, et dont le seul traitement approprié serait une balle dans la tête, puis faire rouler d’un coup de talon nonchalant son corps dans une saleté de fosse commune creusée dans la boue à la va-vite par un tractopelle ! Aux yeux de ma belle psy, c’est moi qui passerais pour un fou dangereux, pourtant … Tout comme Alexandra qui avait eu la prescience de savoir que le type qui lui promettait un dîner la sauterait pour ensuite la virer de chez lui en plein couvre-feu, nous étions capables de sentir les gens comme ça. Mais au contraire d’Alexandra, je me tenais éloigné de ceux-là. Maintenant arrive le plus drôle, ce que j’appellerais, une “réciprocité de dingue” : les serviteurs du Mal se tenaient autant à l’écart de ma personne. Lorsque nous nous croisions, nous nous jaugions, comme le feraient deux animaux dangereux l’un pour l’autre mais qui ne posséderaient aucune interaction directe dans le grand système de prédation, donc … Aucune raison de s’entre-tuer. Nous nous reconnaissions, prenions la pleine mesure de l’autre – et même si je ne sais ce que les serviteurs du Mal lisaient en moi – peut-être un type qu’ils ne pourraient duper – après cette période d’observation chacun convenait qu’il était plus prudent de passer son chemin, sans besoin d’ajouter une parole – il existe des compréhensions profondes qui ne nécessitent l’usage d’aucun mot. Et je sais, parler ainsi pourrait ressembler au langage d’un fou, seulement … Je vais définir ici ce qu’est véritablement la folie. La folie, c’est … Une société qui ne croit plus aux notions de “bien” et de “mal” antagonistes. Une société qui ne croit qu’en une seule valeur, celle de la domination d’un autre. D’une autre. D’un groupe. La domination de n’importe quelle forme de vie, qu’elle soit humaine, animale voire végétale, c’était ça la folie pure. Cette folie collective avait enfanté le couvre-feu.
Absorbé dans mes pensées je perdis la notion du temps, presque deux heures dans le vent. Soudain, une alarme stridente, et deux minutes plus tard la voix synthétique annonça les grilles de la station de métro sur le point de se fermer. Pendant le couvre-feu, les citoyens qui n’avaient pu rentrer chez eux avaient la possibilité de s’engouffrer dans une station de métro, au hasard, où ils seraient protégés à l’abri, jusqu’au lendemain.
Alexandra restait ma meilleure chance, mais elle ne répondait à aucun de mes appels, et la dernière chose dont j’avais envie, rester toute la nuit dans une station de métro assis sur un sol dégueulasse en compagnie de quelques psychonormés aux yeux écarquillés par la peur … Alors je sortis du métro, au moment où les lourdes grilles se baissaient, décidé à retrouver Alexandra pour la seconde fois de la journée, afin de lui demander le nom de la gélule bleue et blanche, et où je pourrais m’en procurer. Je n’étais pas franchement dans son quartier, aller chez elle me demanda une heure de marche rapide – l’occasion de mettre à l’épreuve ma petite théorie à propos de mon invulnérabilité face aux agents du Mal – après tout, la nuit était devenue leur royaume.
J’arrivai sans encombre, je n’avais pas croisé âme qui vive, seulement des commerces barricadés, le vol bourdonnant de quelques drones de surveillance métallisés, et des voitures endormies, je sonnai à l’interphone, pas d’Alexandra, lumières éteintes au troisième, elle n’était physiquement pas là, je le sentis. Raison pour laquelle je n’essayai pas d’entrer dans son immeuble. C’est sur le chemin du retour chez moi que je rencontrai ma mise à l’épreuve. Le groupe sur le trottoir d’en face était silencieux, je ne les vis pas, occupé à marcher perdu dans mes idées et les nouvelles courbatures naissantes dans mes chaussures … Quand une voix m’apostropha d’un gigantesque ” HEY ! ” , je tournai lentement la tête dans sa direction.
Le premier élément de la scène, un homme noir, vieux, mal habillé, gisait sur le sol allongé sur le ventre pattes écartées; on aurait dit une tortue marine échouée sur le bitume parisien. Il ne bougeait pas, sûrement qu’il était déjà mort, ou pas loin. Mon regard évita le reste, ce qui se trouvait dans sa proximité immédiate, pour se déporter vers l’extrême droite. Mes yeux et mon esprit prirent leur temps, et découvrirent l’ensemble non-pas de façon logique à la chronologie de leurs placements, mais plutôt par touches éparses, respectant un ordre croissant en termes d’importance. Le vieil homme allongé était le moins important de cette histoire, puisqu’il était mort. C’est connu, les morts s’en foutent de tout, surtout des vivants. A l’extrême droite, une fille jeune, blanche et blonde était assise sur le trottoir, elle portait une longue tresse d’or qui lui descendait au milieu de la poitrine, des fringues noires, ses chevilles fines et halées disparaissaient dans des bottines de marques, cloutées, elle était masquée – ces masques de carnaval vénitien – dans sa main, en partie posée sur ses genoux, elle tenait un hachoir de boucher à la lame que je vis briller dans les lumières des lampadaires crasseux, ensanglantée. De derrière son masque, elle me fixait. Puis vint la voiture garée pile au milieu, entre l’homme mort et la fille au hachoir. La voiture avec une femme surtout, maintenue par la force sur son capot. La femme se faisait violer dans un parfait silence prédateur & nocturne; l’homme derrière elle qui officiait ce crime se trouvait noyé dans l’ombre, je ne le vis pas en détail, seulement son masque, et sa chemise blanche. Enfin, régnant sur cet enfer, celui qui m’avait apostrophé. Il était jeune, blond et masqué et halé également, son pantalon semblait d’une coupe à la mode, luxueux … Torse nu, bien bâtit … Ces trois-là (non pas l’homme noir et mort ou la fille violée sur la voiture) ces trois-là portaient des éléments distinctifs de la jeunesse dorée que l’on croisait en cette heure avant tout ça, dans les bars selects, les galeries d’art huppées, leurs saletés de musées nocturnes, ou les boites de nuit. Ce Roi du Chaos leva sa batte de base-ball. Solennel, il en pointa l’extrémité sur moi, me désigna, et réitéra son appel, son grand “HEY !”.
Je demeurai plus immobile qu’une statue, incapable de saisir le sens de ces évènements, sans réussir à bouger, ou même arracher mon regard à ce cauchemar … L’homme mort, la voiture, la fille qui se faisait violer, l’autre fille, assise au hachoir, et le garçon à la batte … Je considérai malgré moi l’ensemble de la scène, puis les détails – quand par exemple le violeur assena sans raison ni prévenir un coup de poing dans le dos de sa victime – et je ne pouvais pas … Ni trouver un sens à ces choses, ni savoir ce que le garçon à la batte attendait de moi – quand dans un geste fluide, décidé mais d’une lenteur extrême, il leva son bâton à la verticale avec une solennité seulement connue des rois, le temps ralentit, le temps s’arrêta. La batte marqua minuit, et tandis que je me répétais ce leitmotiv infini, “non ce n’est pas possible, non il ne fera pas ça …”; il le fit.
Le Roi du Chaos précipita sa batte en un éclair, plus un odieux craquement organique. De son trottoir, il se tint victorieux face à moi, attendant une réponse de ma part, ou je ne sais quoi. A son attention, je formai un cercle entre mon pouce et l’index, un geste comme pour lui dire, ” Fine ! Great great great ! C’était génial ! “
Je continuai mon chemin, et eux s’ils me suivirent du regard, ne bougèrent pas.
J’arrive chez moi sous les coups de quatre heures du matin sans croiser d’autre cauchemar, et je repense à ce que je n’avais osé révéler à la doctoresse à propos du fait avéré qu’aucun agent du Mal ne peut ou ne veut m’atteindre. Il s’agit d’une vérité, parmi les milliards d’autres qu’à mon propos, la belle doctoresse ne comprendrait jamais. De cette incompréhension naissait le gouffre entre nous. Et aussi… Me remémorant la doctoresse, je revis sa faiblesse, elle qui s’imaginait si forte à Vegas face aux malades, si pleine dan son contrôle bienveillant, ou dans son cabinet – si elle avait été témoin des agissements du Roi du Chaos comme je l’avais été cette nuit, nul doute que de terreur, elle ne serait plus jamais sortie de chez elle. Déserté son cabinet. Et d’ici quelques mois peut-être, les voisins alertés par une odeur écœurante l’auraient retrouvée pendue, ou autre chose du genre – vu son état, je parie que la doctoresse n’est plus avec son “fiancé” de l’époque. Les relations vont vite dans cette ville, elle se trouve sûrement seule désormais, et la solitude est la pire chose qui puise arriver aux psychonormés, quand ils ne peuvent plus appuyer leurs vies sur un système de pensée éprouvé, d’où sa terreur du couvre-feu, il s’agissait d’une situation probable – et moi ? Hé bien, je fis un rapide inventaire mental de ce que j’avais en stock. La scène à laquelle j’avais assisté m’avait certes choqué, mais je ne sentais dans ma psyché en danger. Non, aucun dommage irréparable. Cette expérience irait rejoindre le sombre tapie dans mon esprit, ça s’arrêterait ici. Après tout, l’expression de la folie des autres ne représentait rien de plus, pour un ancien fou, que la mornitude d’un lundi matin.
A Suivre …