Alex tirait comme il pouvait sa valise derrière lui. Comme chaque été, ses parents l’emmenaient dans un camp de vacances… Et comme chaque été, le moniteur en chef l’accueillait d’une grande claque dans le dos, avec un grand sourire :
– Alex ! Je suis content de te voir ! Comment tu vas, champion ?
– Bien, merci… grogna l’adolescent en se frottant discrètement le dos.
Il allait finir couvert de bleus, à ce rythme-là !
Le camp était toujours organisé de la même manière. Plus on est vieux, plus on doit marcher pour trouver sa tente… Et depuis dix ans qu’il y venait, il en avait vu plein. La sienne, qu’il devait partager avec cinq autres garçons, se trouvait sur le côté, proche des enclos des moutons.
Les joies du camping en campagne… songea-t-il, ironique.
En espérant ne pas être le dernier à arriver, il entra sous la tente. Cette dernière contenait trois chambres. Dans l’une d’elle, un garçon de son âge gonflait son matelas.
– Bonjour ! Tu es dans le groupe “multi-sports” ?
Alex hocha la tête.
Il détestait le sport. Mais son père voulait faire de lui un sportif de haut niveau… Alors il était condamné chaque été…
– Je m’appelle Azur, continua l’adolescent, et toi ?
– Alex.
L’adolescent n’aimait pas parler. Il n’aimait pas les relations sociales en général. Il était passionné par la lecture et rêvait d’être bibliothécaire.
Pour avoir la paix.
Sans lui demander son avis, il installa sa valise et son matelas à côté de celui d’Azur, qui ne protesta pas.
Alex ne parla pas. Il ne proféra pas un mot envers son voisin, ni à qui que ce soit d’autre, s’enfermant dans le roman qu’il avait emporté, dès qu’il eut fini de s’installer.
A côté de lui, il sentait son camarade mal à l’aise, trifouillant dans ses affaires, gigotant sur sa valise sur laquelle il était assis… Du coin de l’œil, il le voyait parfois ouvrir la bouche… pour la refermer juste après.
Finalement, il sembla se lancer.
– Qu’est-ce que tu lis ?
– Anna Karénine. C’est de la littérature russe. Un chef-d’œuvre de la littérature. répondit l’adolescent sans lever les yeux du livre.
– Ah… Et… Il est long ? demanda son voisin, en louchant sur l’épaisseur du roman.
– Neuf-cent quatre-vingt- quatre pages.
Il entendit Azur déglutir à côté de lui.
Évidemment, pensa-t-il. Un sportif, pas un littéraire… Les deux en même temps, ça n’arrive que très rarement d’en rencontrer….
– Il parle de quoi ?
Alex retint de justesse un grognement. Il ne pouvait pas le laisser lire, tout simplement ?
– C’est l’histoire d’une bourgeoise qui est amoureuse d’un aristocrate et qui trompe son mari avec lui. Elle a déjà un fils et elle tombe enceinte de son amant. Son mari lui pardonne de l’avoir trompé et elle part vivre avec l’autre.
– C’est un roman d’amour ?
Surpris par l’intérêt soudain dans la voix d’Azur, Alex releva la tête.
– Oui, c’est un roman d’amour…
Les joues rouges de son vis-à-vis l’intriguèrent.
– Je… J’aime bien les histoires d’amour… avoue-t-il avant de se lever. C’est la première fois que je viens ici… Je vais faire un tour pour voir… Tu viens avec moi ?
Alex roula les yeux et referma son livre avec soin.
Il pouvait bien essayer d’être gentil. Juste une fois…
Malheureusement, Azur se révéla être un incorrigible bavard.
Il parlait, parlait, parlait… Un moulin à paroles incessant.
Alex n’avait qu’un envie : lui hurler de se taire.
Brusquement, Benjamin, leur moniteur, surgit devant eux :
– Les garçons ! Je vous cherchais ! On mange dans cinq minutes, vous venez ?
Alex haussa les épaules alors qu’Azur engageait la conversation avec Benjamin.
Épuisé, l’adolescent mangea le plus vite possible, espérant pouvoir se coucher plus tôt… Peine perdue, car le repas s’éternisait.
Lorsque, enfin, ils allèrent se coucher, Alex eut la stupéfaction d’apprendre que son voisin de chambre ronflait autant qu’une locomotive.
L’adolescent ferma les yeux, découragé.
Et dire que ça allait durer deux semaines… Il ne tiendrait pas !
Brusquement, Azur se réveilla, s’asseyant comme poussé par un ressort.
Alex tourna la tête vers lui.
L’adolescent était livide, le visage couvert de sueur, ses mèches blondes collant à son front.
– Il y a un problème ?
– Je… J’ai fait un cauchemar… Je crois…
Alex ferma les yeux.
– Tu peux m’en parler, si tu veux.
Azur secoua la tête.
– Tu plaisantes ? Tu m’as ignoré toute l’après-midi ! Tu penses vraiment que je vais te parler ? Tu veux juste jouer au mec sympa… Tu t’en moques royalement, de moi.
– Absolument pas. Je n’aime pas parler, c’est tout. Mais sache que je t’ai écouté. Tu aimes le chocolat, tu as fait un an de danse classique, deux ans de tennis et trois de basket. Tu as une soeur et deux frères, ta mère est partie et ton père est, je cite “un enflure”. Je continue ?
Devant lui, le blond avait la bouche entrouverte d’étonnement.
– Désolé.
– Ce n’est rien. Je fais souvent cet effet là. Mais si tu ne veux pas me parler de ton cauchemar, tu en as parfaitement le droit.
Un silence inconfortable s’installa entre les deux adolescents.
Azur se laissa retomber dans son oreiller.
– Je… C’est un cauchemar qui revient souvent, en ce moment… Je… Je me suis fait plus ou moins jeté par ma copine… enfin, mon ex-copine… et depuis, je la revois me balancer tout un tas d’horreurs au visage. Je… Je n’ai rien fait ! Je ne comprends pas ! Pourquoi… Elle m’a dit tout ça… ! Je l’ai aimée, moi ! Je suis gentil ! Je n’ai jamais oublié son anniversaire, ni la saint-valentin… On était ensemble depuis deux ans… sanglota le blond
Alex hocha la tête, lui tapota doucement l’épaule.
– Au moins, c’est quelque chose que je peux comprendre, dit-il. Personnellement, je n’ai pas le temps de me “faire jeter”, comme tu dis. Tout simplement parce que personne n’accepte de sortir avec moi… Je suis une sorte de surdoué. J’ai sauté plusieurs classes. Alors quand je tombe amoureux… Ce sont des personnes plus âgées. Pour eux, je suis un gamin.
Ils s’observèrent.
– Tu es plutôt sympas… soufflèrent-ils en même temps.
Ils rient doucement.
– Je te promets d’essayer de moins parler.
– Et moi de te répondre un peu plus.
Ils s’endormirent, plus soulagés de cœurs et d’esprits.
Alex se réveilla le premier à côté de lui, la locomotive sur patte ronflait toujours. Discrètement, il se leva et partit prendre son petit-déjeuner.
Au bout de l’une des tables, une fille de son âge, brune, les cheveux tressés, était immobile, la tête dans son bol de chocolat chaud.
Quand il s’assit derrière elle, elle se retourna.
– C’est toi qui est dans la tente verte ?
– Oui, c’est moi…
– C’est toi qui ronfle ?
– Je ne dis pas que je ne ronfle pas, mais je sais que mon voisin, lui, ronfle. Je suppose que ça t’a empêché de dormir ?
– Tu vois juste, grogna-t-elle avant de se retourner vers son petit-déjeuner.
Alex haussa les épaules.
Petit à petit, les tables se remplissaient.
Alors que son groupe se dirigeait vers le bois pour une course d’orientation, il se mit brusquement à pleuvoir.
Tous les adolescents soupirèrent en chœur.
Alex jeta un regard vers Azur. Ce dernier n’avait pas cessé de lui parler depuis le début de la journée.
Avait-il oublié sa promesse nocturne ?
Il n’osait pas lui en parler…
Une main se posa sur son épaule.
Avec les réflexes acquis au judo, Alex attrapa brusquement le poignet du fou qui l’avait agrippé… Azur.
– Oh, c’est toi…
– Oui.
Le reste du groupe continuait à marcher en grommelant, ils n’avaient pas remarqué leur arrêt.
– Tu sais que tu parles en dormant ? demanda le blond.
L’adolescent pâlit.
Il n’y avait eu aucune promesse.
Aucune discussion nocturne.
Il avait rêvé.
– Je suis somnoloque. On ne va pas en faire toute une histoire. Et toi, sache que tu ronfles très fort. lâcha-t-il avant de courir pour rejoindre les autres.
– Attends !
– Pourquoi ?
– Tu es vraiment un surdoué ? Tu es vraiment… seul ?
Alex se retint d’envoyer le blond dans les orties.
– Oui, c’est vrai, siffla-t-il, avant de de se retourner, définitivement.
Mais Azur, lui, ne bougea pas.
Il avala difficilement sa salive.
Il était tout seul, dans des bois qu’il ne connaissait pas.
Et un garçon désagréable venait de lui crier dessus.
Il se secoua mentalement et se mit en marche, tel un automate, pour rattraper les autres adolescents.
Arrivé dernier, à l’orée du bois, ils partagèrent un pique-nique avant de se relever et de passer à l’activité suivante : la randonnée.
Ils étaient prévenus, il rentreraient dans la nuit…
En effet, la marche ne se comptait pas en heures, mais en kilomètres et les sacs à dos passaient de mains en mains pour soulager les camarades du poids.
Alors qu’il pleuvait quelques heures plus tôt, ils pataugeaient maintenant dans la boue, en plein soleil, sous une chaleur écrasante..
Ce fut lorsque Azur retira son t-shirt, qu’Alex daigna enfin tourner son regard vers lui.
Il était beau…
L’adolescent se mordit la lèvre.
Il ne devait pas penser ça !
Il se gifla mentalement et détourna les yeux.
Pourtant, Azur avait capté son regard.
Il haussa un sourcil et se rapprocha de son voisin de lit.
– Tu veux que je porte son sac ?
– Non, merci. Je ne suis pas en sucre.
Azur leva les yeux au ciel.
– Tu transpire de partout. Je te propose de l’aide, c’est tout…
Pesant le pour et le contre, il finit par lui laisser le sac.
– Alors, tu te sens mieux ?
Forcé d’admettre qu’il se sentait plus léger, alors il acquiesça du menton, sans proférer un mot de plus, se contentant de marcher à ses côtés.
Alors qu’ils faisaient une pause, le blond se pencha vers son camarade :
– Dis-moi, qu’est-ce que tu penses des personnes transgenres ?
Alex manqua de s’étouffer avec l’eau de sa gourde.
– Pourquoi est-ce que tu me demandes ça ?
Azur offrit un sourire d’excuse.
– Tu as un look plutôt androgyne, alors…
Alex ricana.
– Parce que j’ai une tresse et des cheveux qui me vont jusqu’aux fesses ? Parce que, contrairement à toi, je suis imberbe ? Parce que j’ai des habits roses et violets ? Je ne suis pas une fille trans. En revanche, je suis agenre. Mais le pronom il me va aussi bien que iel. Je n’aime pas brusquer les gens.
Azur hocha la tête.
– Et qu’est-ce que tu penses des homosexuels ?
– Etant gay, je ne peux pas dire grand mal…
Il n’attendit pas sa réponse et se leva.
Le blond, en revanche, saisit ce qui lui semblait être une porte ouverte et prit la main du brun.
– Qu’est-ce que tu fais ?
– Je te tiens la main.
– J’ai vu, merci… Mais pourquoi ?
Il haussa les épaules.
– Parce que je t’aime bien ? Et parce que t’es mignon…
Alex se racla nerveusement la gorge.
– Tu ne te moques pas de moi ?
– Pourquoi je ferais ça ?
– Je ne sais pas… Parce que tout le monde le fait ?
Profitant qu’ils étaient les derniers, Azur se pencha et déposa ses lèvres à la commissures de celles de son voisin.
– Je ne moquerais jamais de toi, Alex.
Silence.
Regard troublé.
– Toi aussi, tu es plutôt mignon.
Azur rit.
– Alors ?
– Alors tu te tais et on marche.
– Non.
– Non ?
– Je voulais savoir si tu voulais sortir avec moi. On marche déjà, de toute façon.
– Oui. Mais tais-toi quand-même.
Ils sourirent, main la main.