Deux ans plus tard…
Vendredi soir, je suis seule à la maison. Pas de cri, pas de chicane, la sainte paix! Après dix petites minutes de zénitude, je m’ennuie déjà. J’appelle mon amie Béatrice pour aller prendre un verre, mais j’avais oublié qu’elle était à New York. J’évalue alors mes autres possibilités. Mélanie a un nouveau bébé, elle en a plein les bras. Mon cousin Gabriel est sans doute en plein milieu de sa date. Il fixe tous les rendez-vous le vendredi, journée idéale selon sa théorie. Le samedi donne l’illusion de vouloir être en couple et ouvre la possibilité d’un brunch du dimanche. Je l’adore, mais je plains les pauvres filles qui font sa rencontre.
J’y vais donc avec la solution facile : écouter la télé, bien allongée dans le confort de mon lit. Je m’habille en mou et je me fais du popcorn. Ça devrait être une soirée parfaite parce que, contrairement au reste de la semaine, ce soir c’est moi qui détiens le Saint-Graal… la télécommande. En changeant de chaîne compulsivement, je tombe sur LE film des filles. Les pages de notre amours. Quelle mauvaise idée!
Fidèle à mon habitude, je pleure toutes les larmes de mon corps. Pas parce que c’est triste, mais parce que c’est beau! Le baiser sous la pluie me fait fondre chaque fois. Je pense que l’âge est en cause. Quand on dépasse trente ans (de pas beaucoup quand même), on devient plus sensible. Ou il s’agit peut-être juste d’une question d’hormones déséquilibrées à la suite de deux accouchement, je me trouve un brin pathétique avec ma boîte de Kleenex injustifié. Si au moins je gardais toute cette émotion pour le bulletin de nouvelles qui présente de vrais drames humains.
OK, un peu d’honnêteté avec moi-même. Mes sanglots se sont peut-être manifestés quand j’ai commencé à me dire qu’une belle histoire d’amour comme celle-là ne m’arrivera probablement jamais. Je précise le probablement parce que, dans mon fond, plus que profond, j’ai encore une miniparcelle d’espoir… J’imagine que la fillette en moi qui sait qu’elle ne sera jamais une princesse et qu’elle ne vivra jamais dans un château souhaite quand même rencontrer son prince charmant!
En y réfléchissant bien, j’ai eu ma version du conte de fées avec un roi, même. Simon Roy, mon ex. Bien qu’aujourd’hui je sois assez loin du ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants, nous avons eu notre part de beaux moments, et de beaux enfants. Tout a été fait dans le bon ordre : amis d’école, puis amoureux, nous avons fait quelques voyages sac à dos avant la maison et les bébés. Un genre de conte de fées traditionnel américain. Sauf qu’on dirait que Disney, grand spécialiste des fins heureuses, a oublié d’écrire la suite… La reine surprend le roi avec une jeune princesse à robe rouge et le chasse de son château!
Bon, allez, Caroline Dorion, fini la torture émotionnelle! J’ai une soirée à moi, je ne vais pas la passer à pleurer. Un bon bain, un petit verre de vino et la superbe liseuse à l’épreuve de l’eau que je me suis offerte pour mon anniversaire. Comme je viens de finir le dernier Musso, je pars à la recherche d’un nouveau titre. Intéressant, mon libraire virtuel me propose des romans à 1,99$. Le risque financier n’est pas très grand et la couverture du livre met en vedette un superbe soulier. Ça devrait être idéal pour un vendredi soir. Quelques clics et mon bouquin est acheté.
Le premier chapitre terminé, je suis très satisfaite de mon investissement. Un livre de filles léger, drôle, avec un personnage féminin intelligent et indépendant. J’adore! C’est plus loin dans ma lecture que je me rends compte que l’histoire prend des tournures pas mal plus… comment dire… intenses. En fait, c’est carrément cochon! Et on ne parle pas seulement d’une phrase osées, mais des pages entières! Bien que l’eau de mon bain refroidisse, je sens que mes joues sont rouges, et vraiment chaud.
Après cette scène littéraire torride, je reviens à la réalité. C’est clair que c’est de la fiction : trois orgasmes en cinq pages, sérieusement!? Mais bon, ça reste quand même de l’excellente fiction, et je pense que ça vaut la peine de continuer ma lecture bien blottie dans mon lit.
Malgré mon récit hautement passionnant, ou plutôt passionné, mes yeux commencent à se fermer. Je décroche de mon monde fantasmatique pour regarder mon réveil : une heure du matin! OK, c’est assez, les lectures torrides. Il faut que je me couche, question d’être efficace demain. Pour ma première journée de mon week-end de liberté, je vais sûrement trouver quelque chose pour m’occuper : épicerie, pharmacie, repas pour la semaine, recherche de photos de famille intéressantes pour l’activité de scrapbooking de l’école de Lily et, surtout, lavage de la doudou d’Elliot pour la garderie.
***
Le réveil est doux. Pas de sonnerie stridente, pas de sauts sur mon lit, pas de dessins animés trop fort, juste le soleil qui fait son chemin à travers les rideaux. Deux jours sur quatorze à pouvoir faire la grasse matinée… Même en couple, je n’avais pas ce luxe. Il faut bien que la séparation ait quelques avantages. Il doit être au moins dix heures. Coup d’œil vers le réveil… Nooon, pas six heures trente? Pourquoi à la même heure, la semaine, ça me prend un réveil-matin pour me réveiller?! Il faut absolument que je me force à me rendormir. Je dois le faire pour tous les parents du monde qui prient présentement qu’on leur accorde trente minutes supplémentaires. En plus, avec le rêve que j’ai fait cette nuit, je peux bien retourner dans les bras de Morphée… ou plutôt d’Alec, personnage principal de mon livre à 1,99$.
… Huit heures, je n’appellerais pas ça une grasse matinée, mais voilà tout ce que mon corps me permet, et c’est beaucoup plus respectable que six heures trente. Alors go, on s’active! Je peux être follement efficace un samedi matin de neuf heures à midi. Être parent, c’est aussi comprendre pourquoi les grandes surfaces sont ouvertes aussi tôt, même la fin de semaine.
L’après-midi s’annonce magnifique en cette première journée chaude du mois de mai. Je vais en profiter pour visiter mon amie Mélanie et son superbe bébé. Mel a accouché de son DERNIER enfant il y a environ deux mois. Le troisième est, selon elle, le point final de la lignée des Rodrigue. Mais, comme, au premier, elle disait qu’un, c’était assez, et qu’au deuxième, elle avait juré qu’elle aurait une ligature des trompes, je reste sceptique! Son amoureux, Greg, un grand costaud, ingénieur en mécanique du bâtiment est plutôt favorable à la production d’une équipe de hockey complète. Le futur nous dira qui aira le dernier mot.
Règle numéro un des nouvelles mamans : toujours avertir, ne jamais se pointer sans préavis. Je l’appelle donc et lui propose une promenade avec Zac, le plus récent membre de sa famille. C’est avec enthousiasme qu’elle accepte, et elle promet de me faire signe dès que son amoureux et les deux plus vieux se seront endormis pour la sieste.
En l’attendant, pourquoi pas quelques instants de lecture… J’ai déjà terminé mon livre acheté hier et j’ai compulsivement fait l’acquisition du deuxième tome de la série. Je commence à entrevoir une dépendance au monde irréel des orgasmes en série. Vers quatorze heures, j’ai l’autorisation de visite. C’est parfait, car il est urgent que je me change les idées avant d’être accusée d’agression sexuelle sur le premier étranger que je croiserai.
Mélanie est une jolie blonde aux yeux bleus qui mesure environ cinq pieds deux pouces et pèse cent livres mouillée, mais dont la personnalité et le sens de la répartie compensent amplement le minigabarit.
– Allô, tu as l’air en forme! Bonjour, Zac.
Règle numéro deux : saluer la maman avant le bébé. Ça fait du bien de passer en premier au moins une fois dans la journée!
– Arrête, j’ai l’air de la fin du monde. Je ne me suis pas lavée pour de vrai depuis trois jours, minimum. Je rêve d’une douche de plus de cinq minutes.
– Si ça te tente, je peux garder Zac pendant que tu passes sous la douche, et nous irons marcher après.
– Bah, non. Le grand air va me faire du bien, et je ne voudrait surtout pas en réveiller un avec le bruit. Je te le dis, ils sont génétiquement programmés pour me déranger pendant que je suis à la salle de bain. Je ne me rappelle plus la dernière fois ou j’ai pu prendre un bain ou même aller à la toilette seule.
Bien que je rigole de ce que mon amie vient de dire, je sais que c’est trop vrai. Est-ce que c’est inscrit dans le contrat de parents que les toilettes sont devenus un endroit ou on peut soutenir une conversation?
Nous partons de bonne humeur dans la direction opposée au parc et aux modules de jeu. La dernière chose dont nous avons besoin, toutes les deux, c’est entendre crier les enfants des autres.
– Est-ce que Zac fait ses nuits? demandé-je à mon amie un brin cernée.
– Bof, tu sais, si c’était seulement Zac, ce serait facile. Mais, en plus de ne pas très bien dormir, le matin, je dois endurer les deux autres qui sont en pleine forme. Cet avant-midi, j’étais tellement coma que je me suis rendormie sur le divan. Émilie en a profité pour crémer Lucas. Comme c’était de la crème pour les fesses de Zac, je n’ai pas besoin de te dire le bordel que ç’a été pour tout laver.
Pour les non-initiés : la crème de zinc, ça ne se nettoie pas avec de l’eau. Mel poursuit son récit en y ajoutant la gestuelle.
– Même après que je les ai mis tout habillés sous la douche, il n’y avait rien à faire. Il a fallu que je les essuie avec un linge sec pour enlever le plus gros. Après, le reste ne partait pas avec le savon pour le corps, alors tout ce que j’ai trouvé d’efficace, c’est du savon à vaisselle! Je ne te mens pas, j’en étais rouge de colère! Émilie a failli ne pas voir le jour de ses cinq ans. Mai bon, je me suis calmée quand elle m’a expliqué avec ses grands yeux bleus qu’elle voulait m’aider en se mettant de la crème solaire et que, pour être encore plus gentille, elle avait fait pareil pour son petit frère. Avec le temps que ça a pris pour tout enlever, je pense qu’ils ont compris la leçon et ne devraient pas recommencer de sitôt. Mais bon, assez parlé de ma vie palpitante, conclut Mélanie. Qu’est-ce que tu as fait de ta soirée libre, hier?
– Bof, rien de bien intéressant. Je suis tombée sur le film les pages de notre amour, alors je l’ai regardé.
Inutile de lui préciser que le seul élément excitant de la soirée a été imaginé à partir d’un roman numérique.
– Tu filais masochiste ou quoi? Tu pleures chaque fois que tu le regardes! Tant qu’à y être, tu aurais dû te faire un programme double avec L’été de mes onze an. Pourquoi tu n’as pas appelé Béatrice?
L’été de mes onze ans est mon autre point faible. Toutes les fois que je l’écoute, je me dis que je ne pleurerai pas, mais c’est immanquable, c’est toujours les chutes Niagara.
– C’était ma première option, mais elle est à New York. Elle a eu un contact pour rencontrer des designers spécialisés dans le recyclage de vêtements.
Béatrice est chroniqueuse de mode, mais elle est avant tout une créatrice incroyable et une écologiste invétérée. Elle vend ses collections dans quelques boutiques au Québec, mais être designer ici, ce n’est pas ce qu’il y a de plus payant, alors elle boucle ses fins de mois écrivant, pour des magazines, sur les tendances de la saison. Même si au début c’était une question d’argent, aujourd’hui je crois bien qu’elle apprécie tout autant ce métier qui lui permet d’évoluer dans l’univers qui la passionne. Mes deux amies semblent à l’opposé l’une de l’autre, Béatrice, un peu bohème et artiste, et Mélanie, une notaire cent pour cent rationnelle, mais leur grand cœur et leur sens de l’humour les réunissent.
Mélanie me sort de ma réflexion et avoue ne pas avoir beaucoup de temps libre avec ses trois petits monstres, ces temps-ci. J’en viens à un constat.
– Si je veux sortir et vivre ma vie de célibataire trentenaire, il va falloir que je me fasses de nouvelles amies.
– Tu peux toujours essayer, mais tu n’en trouveras pas des meilleures que nous!
Elle a sans doute raison. On se connaît depuis qu’on a douze ans. La première journée d’école, un grand de quatrième secondaire a ri de mes broches. Béatrice et Mélanie ont vu la scène et, bien qu’elle ne me connaissait pas, Béa s’est approchée de moi pour vérifier si j’allais bien. Mel, quand à elle, a crié à mon agresseur, devant tout le monde, qu’il était jaloux parce que moi, à son âge, j’aurais les dents droites, contrairement à lui. Ça été le début d’une grande amitié et la fin de l’intimidation.