Monsieur Craze s’était réveillé d’excellente humeur. Quelle bonne nuit ! Plus de nœud dans le dos, la tête reposée, les jambes toniques, tout allait bien. Il descendit les escaliers en sautillant, restant en équilibre sur une jambe, balançant l’autre sur la marche suivante pour avancer. Encore en pyjama, il enfila le peignoir qu’il avait pris avec lui depuis la salle de bains, mit ses chaussures et ouvrit la porte de sa maison. L’air froid saisit immédiatement son corps, jusqu’à ses os, et pénétra dans la pièce d’un courant d’air vif. Le ciel était bien plus couvert ce matin qu’il ne l’était hier. Une épaisse couche de nuages gris formait une muraille qui couvrait le soleil. Du palier de sa maison, Monsieur Craze eut comme un mouvement de recul devant cette météo difficile. Son regard s’abaissa enfin sur la niche qu’il avait fabriqué la veille. Il n’y vit pas le chien. Surpris, il s’approcha, et plus il s’approchait de la niche plus il avait l’impression que la distance qui l’en séparait s’allongeait. Il sentit tomber sur lui quelques gouttes de pluie. Son corps se manifesta, bien réveillé par l’excitation, puis la fraîcheur, puis l’angoisse, qu’il sentait s’enraciner au milieu de son ventre, juste au-dessus de son estomac. Elle marquait ses bases puis s’étendait à tous les organes de son torse, tordant ses entrailles et faisant battre son coeur : et si le chien n’était pas au fond de la niche ? Il interrompit son avancée, posa ses mains sur ses genoux pour reprendre son souffle. Il ne faisait aucun bruit, en proie à des émoluments internes qu’il avait du mal à contrôler. Le ciel dense rendait l’atmosphère pesante. Récemment, il avait appris que si un humain était proche d’un trou noir, son corps serait aspiré comme un spaghetti jusqu’à être écartelé. Caché derrière son portail, sentant sous ses pieds ses graviers blancs et au-dessus de sa tête ce plafond menaçant, il avait l’impression qu’il allait être aspiré d’un moment à l’autre. Après avoir si bien dormi, son corps reprenait le dessus.
Monsieur Craze avait vu un tas de médecins étant enfant. Leurs prescriptions, respectées religieusement par son père et sa mère, leur avait permis d’avoir le sentiment d’avoir réglé son problème et d’avoir agi en bons parents. Adolescents, les manifestations de son corps changèrent : il n’était plus turbulent, il s’était bien calmé, ses parents l’en félicitèrent de nombreuses fois. C’était un autre garçon. Mais une fois que ces habitudes médicamenteuses s’étaient bien ancrées dans la routine familiale, Monsieur Craze se sentit isolé, seul face à lui-même à un moment crucial de sa vie. Constamment mal à l’aise, il avait dû seul faire la part des choses entre ce qui relevait de son trouble ou de sa puberté. Incapable de les décrire quand il en vivait, trop jeune à l’époque pour se comprendre correctement, ou avoir les bons mots pour en parler, ses épisodes d’angoisse le tétanisaient. Parfois, il avait l’impression qu’elle le grignotait de l’intérieur.
Accroupi dans son allée, il grelottait, attendant que ça passe. Il n’osait pas faire de bruit, car si le silence lui répondait, si rien ne bougeait dans la niche, alors c’était sur, le chien était parti. Il prit deux grandes inspirations, se donnant du courage. Il fit les derniers mètres qui le séparaient du chien – faites qu’il soit là, s’il vous plaît s’il vous plaît. Il posa sa main sur la niche, se pencha pour regarder à l’intérieur : rien. Merde.
Il claqua la porte de sa maison en rentrant, et resta adossé quelques instants en regardant son escalier, sa cuisine, son canapé. Il entendait le vent se lever, la pluie battre les fenêtres : au moins, il n’était pas trempé. Monsieur Craze était complètement perplexe. Sans le chien, je ne sais plus quoi faire. Qu’est-ce qu’on était bien, hier tous les deux, à se balader dans la forêt, j’aurais du en profiter, on ne sait jamais pour combien de temps on possède les choses qui nous rendent heureux. Perdu, je suis perdu. Monsieur Craze passa un bon quart d’heure à rêvasser sans savoir que faire. Il prit une douche pour essayer de mettre ses idées au clair. En s’habillant, il était pensif, concentré. Où était le chien ? En vérité, il n’avait pas pu partir bien loin. Monsieur Craze regarda par la fenêtre. Le ciel était plus clair, la pluie avait migré.
De nouveau sur son palier, il était plus à l’aise, trouvant l’atmosphère moins lourde qu’une heure plus tôt. Monsieur Craze se mit à enquêter, toujours aussi silencieux. Fixé sur son objectif, il vérifiait que le portail était bien fermé, s’assurait que le chien n’avait pas pu sauter par-dessus, suivait la clôture de son jardin pour vérifier qu’il n’y avait aucun trou. Enfin, il découvrit par où le chien s’était échappé : il avait creusé derrière des planches de bois mal ajustées qui appartenaient à son voisin. Tss, c’est la faute du voisin. Il pourrait réparer sa partie de la clôture ! Bon, un problème de plus, je verrai ça tout à l’heure. La priorité, c’est de mettre la main sur mon chien. Monsieur Craze s’avança dans le champ, observant les traces en essayant de déceler celles qu’il cherchait. Quel manque de chance d’avoir un voisin aussi stupide et irresponsable, me voilà de bon matin à arpenter ses champs, alors que je déteste ça. Monsieur Craze suivait le muret de bois qui séparait le champs de la ferme du voisin. En arrivant devant la porte, il s’abaissa, car soudain, un bruit. ll se cacha et observa : il vit son chien ! Il se baladait tranquillement entre deux préaux, dans cette grande cour. Soudain, le voisin parut. Monsieur Craze crut voir… Comment… Il plissa les yeux pour confirmer son intuition, puis ne put s’empêcher de laisser tomber sa mâchoire de surprise en réalisant ce qu’il était en train de voir.