Je m’étais finalement affolée pour rien. Le lendemain, je recevais une réponse. En bonne et due forme. Sans ambiguïté. Enfin, il était tout de même ravi de me lire d’après ce qu’il m’écrivait. Dès lors, on échangea des mails régulièrement. On apprenait à se connaître et j’aimais tout ce que je découvrais sur lui. J’attendais impatiemment chacune de ses réponses. Je me rendis compte qu’il était bien différent de ce que voyais quotidiennement au boulot : alors qu’il paraissait très sérieux, très discret, je le savais désormais très drôle et joueur, complètement fou parfois. Il avait ce don de me faire rire. Et il riait des mêmes choses que moi. Je souriais niaisement devant chacun de ses messages. On se découvrait plus de points en commun qu’on n’aurait pu se l’imaginer. Et parler ainsi devenait insuffisant.
Un mercredi, en guise de réponse à un long mail que je lui avais envoyé, il me répondit un message intrigant, m’évoquant une impossibilité de me répondre de cette manière. Je dus relire plusieurs fois le message pour essayer de comprendre, mais en vain. Venait-il, sans aucune raison apparente, de mettre un point final à nos échanges ? Avait-il rencontré des soucis avec sa conjointe à cause de notre discussion ? Je paniquais. A l’idée qu’il ait pu se retrouver dans une situation délicate par ma faute mais aussi à l’idée qu’il faille peut-être envisager que tout s’arrête là, comme ça. Je ne pouvais pas lui répondre, ce serait prendre un risque pour lui. Je n’avais pas d’autres choix que d’attendre. Et je détestais ça, attendre.
La matinée se termina et je repris la route, en compagnie d’une collègue. Alors qu’on discutait tranquillement, mon téléphone se mit à sonner. Le numéro, que je ne connaissais pas, apparut sur l’écran de ma voiture. Sans réfléchir, je décrochai via les touches de mon volant et une voix résonna dans l’habitacle : « Bonjour ! Mme L. ? ». J’avais reconnu sa voix. C’était lui. Mais je n’étais pas seule, Mme R. entendait tout ce qui se disait. Sans hésiter plus longtemps je raccrochai et feignis une erreur de manipulation. Ce devait être le technicien de l’opérateur téléphonique pour l’installation prochaine de la fibre… Je ne savais pas si j’étais crédible. Mais je ne pouvais pas le laisser parler plus longtemps.
La frustration. Jamais je n’aurais pu imaginer qu’il me téléphone. Et je devrais attendre d’être seule pour espérer qu’il ose me rappeler. Je venais quand même de lui raccrocher au nez… Comment allait-il le prendre ? Aurais-je l’occasion de lui expliquer ?
Une fois rentrée, je gardais les yeux fixés sur l’écran de mon téléphone. Je voulais qu’il me rappelle. Je devais le vouloir tellement fort que le vibreur se fit sentir. Le même numéro apparut. J’avalai ma salive et appuyai sur la touche -répondre- :
« – Oui allô…
– Bonjour Mme L.
– Bonjour…
– Vous allez bien ?
– C’est vous Monsieur M. ?
– Alors vous me reconnaissez ?
– Oui, votre voix m’est restée familière. C’est bien vous qui avez essayé de m’appeler tout à l’heure ? Je suis désolée, j’ai dû écourter un peu trop rapidement l’appel. Je n’étais pas seule dans la voiture.
– Je me doutais bien qu’il y avait un souci, ne vous en faites pas. Le principal c’est qu’on puisse maintenant se parler de vive voix. »
Et c’est ce qu’on fit pendant presqu’une heure. L’échange était simple, sans le moindre blanc. Dès lors, on passa d’échanges virtuels quotidiens à des communications téléphoniques régulières. On se connaissait à peine et pourtant on pouvait passer des heures entières à s’appeler. C’était devenu une habitude. C’était devenu nécessaire. On devenait déjà dépendant de ces discussions, je devenais déjà dépendante de lui.
Et à la maison, je devais faire comme si rien n’avait changé. Je devais veiller à supprimer mon historique d’appels, et parfois je devais même prétexter un imprévu au collège pour pouvoir lui téléphoner. Malsain, c’est le mot qui convenait. Je tombais dans un cercle vicieux, celui du mensonge. Je savais que c’était immoral, que celui qui partage ma vie ne méritait pas ça. Mais cet homme me tourmentait, je me sentais tellement bien quand je parlais avec lui. C’était facile. Je me sentais moi-même, on pouvait se parler de tout alors qu’on se connaissait à peine. C’était plus fort que moi, je devais creuser, malgré tout ce que tout le monde pourrait penser.