Naufragium animi

10 mins

Il y a certains voyages dont on ne revient jamais vraiment.

I.

Lancée dans une course poursuite endiablée, voilà maintenant vingt minutes que je zigzague sur cette petite route sinueuse qui surplombe la côte. J’essaie de ne pas me faire distancer par la camionnette jaune de la poste qui s’élance avec une aisance de pilote dans les virages. Dans quoi me suis – je embarquée ? Tout ça parce que j’ai raté la levée et qu’Antoine mon meilleur ami m’a dit que cette lettre devait impérativement partir ce soir !

Je remarque alors que l’itinéraire que nous suivons ne figure pas sur le GPS et à en juger par l’écran je roule actuellement dans l’herbe folle. J’ai pour seule compagnie quelques mouettes qui planent dans le vent.

Je regarde du coin de l’œil l’enveloppe posée sur le fauteuil. Avec l’enchaînement des événements je n’ai même pas prêté attention au nom du mystérieux destinataire pour lequel je me suis lancée dans ce marathon. Ce que je lis me frappe en plein cœur et je manque de m’encastrer dans la rambarde qui surplombe le vide. Je m’arrête un instant pour reprendre mon souffle et je repars. Alexandre est le frère jumeau d’Antoine et l’homme qui a gâché ma vie.

L’adresse indique Jersey, l’île anglo-normande située à plusieurs heures de la côte.

C’est donc là-bas qu’il se cache. Je l’ai imaginé dans tous les endroits de la terre : sur les plages blanches des Caraïbes, sur le dos d’un chameau dans le désert israélien, sur un traîneau flottant sur la poudreuse en Finlande, sous les lanternes des ruelles de Shanghai…tout sauf à quelques kilomètres de moi. Et Antoine qui tout ce temps savait qu’il était en vie. Comment a-t-il pu me faire un coup pareil ? Lui qui m’avait juré qu’il n’avait plus de ses nouvelles non plus. J’essaie de me calmer et de réfléchir. Si Antoine avait voulu garder le secret caché il ne m’aurait pas confié cette lettre. La logique des faits me rassure. Il va tout m’expliquer.

La route est toujours déserte, comme ma vie depuis qu’il est parti. Les souvenirs remontent alors dans ma mémoire aussi vite que des bulles d’oxygènes à la surface de l’eau.

II.

Le jour commence à décliner et le soleil vient teinter la mer de couleurs irisées. Au bout d’une demi-heure, nous commençons enfin à descendre en altitude. J’aperçois alors une vieille pancarte en bois sur le bord de la route sur lesquelles on peut lire Granville – 5km. Je commence à respirer. Le chemin inconnu touche à sa fin à la plus grande fierté de mon GPS qui m’indique que nous avons regagné la départementale 7.

Nous arrivons dans la petite ville au bord de la mer, encastrée dans le creux des falaises. La camionnette vient se ranger près du port. A quai, un navire de taille moyenne est amarré et des hommes viennent à la rencontre du chauffeur afin de décharger les caisses qui contiennent le courrier. Ils les entassent sur le pont en les accrochant avec des cordes puis ils redescendent à terre. C’est maintenant qu’il faut agir. Je m’extirpe de ma voiture et je cours vers le navire.

Je lance un timide : « Bonjour, il y a quelqu’un ? », mais seul le silence me répond. Tant pis pour les convenances, je me faufile à bord telle une espionne. Le plan est d’aller glisser ma lettre dans une des caisses et repartir ni vue ni connue. Des bruits de voix et des pas raisonnent. Prise de panique je me cache. J’aperçois des silhouettes dans la cabine de bord, il va falloir faire vite. C’est alors qu’à mon grand malheur j’entends crier une voix : « Larguez les amarres !»

Les amarres, qu’est-ce c’est déjà…ah oui, ce n’est pas la corde qui permet d’attacher le bateau au quai ? Le vrombissement du moteur vient confirmer ma triste hypothèse. Avant que je puisse jaillir de ma cachette, le démarrage me fait basculer en arrière et je me retrouve emberlificotée dans des spaghettis de cordage. Lorsque je réussis enfin à me dépêtrer, je me dirige vers la cabine du commandant car je n’ai plus le choix, il faut qu’ils me ramènent à terre !

Je ne sais pas qui est le plus surpris de nous deux : le capitaine Dranssot qui voit à travers la vitre une jeune fille à la chevelure ébouriffée ou moi qui me retrouve face à face à un vieux loup de mer fumant sa pipe tout droit sorti de Moby Dick.

– “Qui êtes-vous et que faîtes – vous ici?”, me demande -t-il d’une voix étonnée. “Vous ne devriez pas être là !”

Je soupire :

– “Je m’appelle Natacha. Et c’est une longue histoire.”

Il ne semble pas fâché, juste préoccupé par la situation. Je lui explique mes mésaventures, il compatit mais malheureusement il me fait comprendre qu’ils sont déjà très en retard sur les horaires et que par conséquent il est impossible de me ramener sur la terre ferme.

– “Ne vous inquiétez pas, nous devons faire une halte sur l’île de Guernesey ce soir, il y aura probablement un ferry qui pourra vous ramener dans la soirée.”

Il ajoute :

– “Ça doit vraiment être important votre lettre.”

– “A vrai dire je fais cela pour un ami. Et puis le courrier c’est sacré. Les gens n’envoient quasiment plus de lettres ou de cartes postales de nos jours et je trouve que c’est une des grandes tragédies de notre époque. Une carte postale c’est un cadeau codé sous forme de lettre et de chiffres.”

Il sourit :

– “Vous avez raison, rien ne vaut une bonne vieille carte postale imprégnée de souvenirs ou une lettre d’amour imbibée de parfum.”

Le capitaine me propose de m’installer dans la salle à côté où je fais connaissance avec l’équipage.

III.

Quand la nuit tombe, je contemple le ciel à travers le hublot et les petits diamants blancs qui viennent peu à peu le tacheter et je me mets à remonter le temps : la rencontre avec Alexandre grâce à son frère, les premiers brouillons de notre histoire, le diamant sur mon annulaire gauche et puis la descente aux enfers. Un jour, sans crier gare, il s’est évaporé sans rien dire à personne. J’ai crié son nom sur la grève, je l’ai cherché sans trêve jusqu’à ce que le jour se lève emportant tous mes rêves. Rien n’est jamais parfait en amour, mais justement c’est ça qui le rend unique. Il avait sûrement mille excuses pour s’enfuir mais aucune bonne raison. Et voilà qu’il revient me hanter comme un fantôme.

Le grésillement du micro me tire de ma torpeur. Nous approchons de Guernesey !

Une fois au port, le capitaine me dit qu’il va se renseigner pour les Ferry et j’attends seule dans cabine. La fatigue cumulée avec l’émotion commence à s’emparer de moi. Je m’affale sur une banquette. J’aperçois la lettre au fond de mon sac qui me nargue. Quelles nouvelles peut-elle bien contenir. Une envie irrésistible s’empare de moi : ouvrir l’enveloppe. Mais quels secrets enfouis vais-je y trouver ?

Je suis interrompue par le capitaine qui m’appelle. Il paraît ennuyé :

– “Je suis désolée il n’y a plus de Ferry pour retourner sur la côte. Est-ce que vous voulez qu’on vous aide à trouver un hôtel ?”

Je suis tellement fatiguée que je demande :

– “Puis-je rester dans le bateau avec vous ? Je prendrais un Ferry depuis Jersey demain matin.”

– “Bien sûr, nous allons vous libérer une cabine.”

Après avoir partagé un dîner avec l’équipage, on me conduit vers une cabine située à côté du pont et je m’assoupis dans les trente secondes qui suivent.

IV.

Je suis réveillée en pleine nuit par un bruit de pas et de craquement. Intriguée je me lève et je sors discrètement pour voir ce qu’il se passe. Ce que je vois me laisse perplexe : le capitaine est assis par terre sur le pont avec une bouteille posée près de lui. Il est débraillé et ses yeux sont rougis : il a ouvert une des caisses de courrier et des centaines de lettres jonchent le sol et à la lumière de sa lanterne il déchire les enveloppes et lit les lettres. Il semble chercher quelque chose en particulier et marmonne des paroles incompréhensibles.

D’une voix mal assurée je susurre :

– “Commandant ?”

Il s’arrête et se retourne lentement : son visage hagard me terrifie. Je trouve quand même la force de m’indigner :

– “Commandant que faîtes – vous, vous volez les lettres des gens ?!”

– “J’attends sa lettre. Elle finira par m’écrire vous verrez”, dit – il plus pour se convaincre lui – même.

– “Qui donc ?”

– “Elle.”

Je ne comprends rien à ce charabia et soudain il me regarde droit dans les yeux et me dit :

– “Ne les laisse jamais venir te hanter, Natacha.”

– “De qui parlez – vous ?”

– “De ceux qui s’en vont.”

Je frissonne, je préfère fuir ce vieillard sénile. J’imagine qu’il parle d’un amour perdu.

Je ne sais plus si je rêve éveillée ou bien si je me suis réveillée dans un rêve. En me glissant dans mon lit, je retombe sur la fameuse missive. Cette fois je succombe et mes doigts fébriles tirent la languette. L’enveloppe est vide ! Je suis consternée. Qu’est-ce que ça veut dire ? Je réfléchis et soudain je comprends ! La lettre n’était pas destinée à Alexandre….mais à moi, pour que je puisse le retrouver ! Il savait que je partirai à sa recherche, il m’a fait rater la levée pour que je regarde l’adresse et que la camionnette de la poste me mène jusqu’au port de Granville.

Une tachycardie fait vibrer tout mon être, je suis remplie d’espoir et d’appréhension. Je suis bien décidée à le retrouver. Je m’endors, bercée par les vagues de l’émotion.

V.

Le lendemain matin, j’aperçois l’île, nous ne sommes plus très loin. Le ciel est bleu mais parsemé de cumulus et le zéphyr commence à souffler. Je me tiens sur le pont pour sentir l’embrun marin et contempler l’écume bouillonnante se fracasser contre les parois du navire. La mer s’agite de plus en plus.

Alors que nous approchons du rivage, une vague plus violente que les autres fait tanguer le navire si fort que les cordages qui maintenaient les caisses cèdent et ces dernières viennent se fracasser contre les rambardes.

Libérées de leur prison de bois, les lettres s’envolent en tourbillon dans les airs, happées par la tornade. Plusieurs viennent s’échouer gracieusement dans l’écume des vagues.

J’assiste alors pour la première fois de ma vie à un envol épistolaire. C’est à la fois tragique et magnifique. Cette fois ci, on dirait bien que les écrits s’envolent. C’est bien plus que de l’encre et du papier ce sont des voyages, des peines, des joies, des rêves et des cauchemars à jamais perdus. Quel gâchis, j’en ai le cœur brisé.

Je n’ai pas le temps de me désolée plus longtemps, une vague plus violente que la première déséquilibre le navire et je me sens projetée par-dessus bord. Je me retrouve sous l’eau et sans savoir pourquoi j’ouvre les yeux. L’eau est claire et douce, des millions de petites bulles s’enfuient vers la surface. C’est fou comme tout est silencieux. Soudain je perçois des clameurs et des cris au secours lointains. Je lève la tête mais ne vois rien. C’est alors que sous mes pieds j’assiste à une scène apocalyptique : je vois un navire en train de couler, mais ce n’est pas mon bateau, j’aperçois écrit sur la coque le nom « Sirenea ». Des silhouettes sont happées vers le fond dans un tourbillon infernal de bulles. Et là je vois un homme qui me paraît familier mais je ne parviens pas à le reconnaître, je ne vois pas bien son visage. Il me fait des signes mais je reste figée, j’ai juste envie de m’enfuir. Je commence à manquer d’oxygène et j’émerge à la surface. La houle est déchaînée, je bois la tasse, le sel me pique les yeux et me brûle le nez. J’entends au loin des voix paniquées qui crient mon nom mais le courant est fort et il m’entraîne. Mais non, je ne peux pas mourir si près du but ! J’aperçois un débris de caisse qui flotte et je m’y accroche de toute mes forces. Je ferme les yeux pendant quelques minutes et lorsque je les rouvre j’ai la surprise de voir que je suis à quelques mètres du rivage. Épuisée je m’échoue sur le sable et je perds connaissance.

VI.

Lorsque je reprends connaissance, une lumière vive m’aveugle et une douleur envahit tout mon corps. De plus, je suis incapable de bouger, comme si j’étais paralysée.

Je sursaute, je comprends que mes mains et mes jambes sont attachées par des sangles. Je pousse un cris et aussitôt un visage se penche sur moi.

Je reconnais le commandant et une panique s’empare de moi. Heureusement il a meilleure mine que l’autre soir sur le bateau et il a retrouvé son sourire.

Il redresse doucement le dossier de mon lit : je suis dans une pièce blanche, avec une fenêtre et un rayon de soleil qui vient illuminer la pièce.

Je me souviens maintenant : j’étais dans l’eau en train de me noyer. Ils ont dû me sauver et je suis à l’hôpital.

– “Comment vous sentez – vous ?” demande le commandant.

Je mens car je n’ai qu’une seule idée en tête, m’enfuir d’ici et retrouver Alexandre :

– “Mieux…ne vous inquiétez pas. Mais, pourquoi suis-je attachée ?”

– “C’est pour votre sécurité, vous étiez très agitée lorsqu’on vous a retrouvée.”

– “Et l’équipage ?”

Quelque chose change dans le regard du commandant.

– “Ils… ils vont bien ne vous inquiétez pas”, dit – il en souriant. Mais je sens au fond de moi que quelque chose cloche.

– “Vous avez de la visite”, poursuit-il. “Je reviens vous voir après.”

Quelqu’un s’approche de mon lit, je ne suis pas sûre de ce que je vois. Je murmure :

– “Alexandre ?”

Il s’assied près de moi et me prend doucement la main. Son regard est à la fois tendre et triste.

– “Non”, dit – il doucement. “C’est moi, Antoine.”

Je suis un peu déçue mais je suis bien contente qu’il soit à mes côtés :

– “J’ai fini par comprendre”, dis-je en souriant.

– “Quoi donc ?”

– “Que tu as retrouvé Alexandre. Ils t’ont raconté toute mon odyssée ?”

Il soupire. Pourquoi est-il si triste ?

– “Natacha”, écoute – moi. “Rien de tout ça n’est réel…”

J’écarquille les yeux, je ne comprends pas. Et ma tête va exploser.

– “Alexandre, mon frère et ton fiancé a péri il y un an dans un naufrage, celui du Sirenae.”

Ces paroles m’assassinent autant qu’elles me révoltent. Comment ose-t-il dire une chose aussi affreuse. Je ne me laisserai pas avoir comme ça :

– “Tu ne me crois pas c’est ça ? Dans ce cas demande au commandant il pourra témoigner, j’ai voyagé sur son bateau.”

– “Monsieur Dranssot n’est pas un commandant, c’est le médecin qui s’occupe de toi depuis plusieurs mois.”

Je m’insurge et je me mets à crier :

– “Pourquoi aurai-je besoin d’un médecin ? Et la lettre, je l’ai inventée peut-être ? Et pourquoi suis – je trempée si je ne sors pas de l’eau hein, explique-moi !”

Il attrape doucement ma tête entre ses mains pour m’apaiser et me regarde droit dans les yeux. Il parle lentement afin que je comprenne bien chaque syllabe :

– “L’enveloppe que tu as sur toi, c’est la dernière carte qu’Alexandre t’ait écrite lors d’un de ses voyages en mer. Ouvre l’enveloppe, tu verras. Tu es trempée parce qu’on ne savait plus comment te réveiller de ton délire. Tu es malade Natacha, tout ce que tu viens de me raconter n’est que le fruit de ton imagination mélangé aux fragments de réalité. Tu ne t’es pas remise de l’avoir perdu et personne ne peut t’en blâmer. Tu es ici pour aller mieux, cela fait quatre mois environ maintenant. Mais hier, tu t’es enfuie, tu as volé une voiture et tu as eu un accident sur la route au bord de la falaise. Tu es revenue à toi rapidement mais tu étais totalement désorientée et perdue dans tes pensées. Je suis désolée Natacha, mais je ne t’abandonnerai jamais et tu vas t’en sortir.”

Je tourne mes yeux embués de larmes vers la fenêtre. Et s’il avait raison ?

J’aperçois le port de Granville, la mer et le bateau. Je n’ai donc jamais traversé l’océan jusqu’à Jersey ?

Je souris, qu’importe ! Et si l’imagination était plus forte que la réalité ? Je ne vais pas m’arrêter là, la prochaine fois je prendrai un train, un avion, un vélo ou une montgolfière… Je finirai bien par retrouver Alexandre !

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