C’était bien joli, mais il me fallait vivre. Je devins son agent.
Je ne prétendais pas avoir une vision objective de son art : j’étais trop proche d’elle. Il lui fallait, il nous fallait, un regard extérieur. J’ai longuement hésité : mon premier choix se porta sur un de mes anciens professeurs du conservatoire de musique de Paris, Mademoiselle Huilard. Elle avait pris sa retraite depuis quelques années mais restait une référence dans le petit monde des professionnels de la musique classique. Son audition était restée excellente et, raison de mon choix, sa vue avait beaucoup baissé. Elle était presque aveugle. Comme bien souvent en musique, sa vision éclairée devrait passer par ses oreilles. Je présentais Arachmaninoff comme un de mes jeunes élèves issu d’une famille d’émigrés russes. Bon sang ne saurait mentir.
Au début tout se passa bien : Manini exécuta brillamment ce fameux concerto numéro 3 de Rachmaninoff, une de ses œuvres préférées. Plus généralement, elle avait une affinité particulière pour la musique russe. La nuit sur le mont chauve de Moussorgski la plongeait dans des états proches de l’extase. Elle se mettait sur le dos et laissait ses pattes vibrer dans le flux de la musique. C’était les seuls moments où je pouvais lui gratter doucement la face ventrale de son céphalothorax.
Mlle Huilard critiqua certains aspects de son interprétation. Je sentis l’atmosphère se tendre imperceptiblement. Elle se plaignit ensuite d’une odeur particulière qui flottait dans la pièce. Moi j’étais habitué, je ne percevais plus l’odeur de Manini, cette odeur d’araignée si caractéristique. Et puis ce que je n’avais jamais su, Mlle Huilard était une croqueuse de pomme invétérée. Quand elle aperçut au bord du piano dans sa vision floue et crépusculaire la belle pomme rouge où Manini avait planté ses chélicères juste avant son arrivée, à peine eussé-je le dos tourné, elle ne résista pas et croqua avec enthousiasme dans ce fruit vénéneux. Vous connaissez bien sûr, les effets des venins d’araignée : paralysie immédiate de toute la musculature volontaire et passage en vie végétative. Dès que ses effets commencèrent à se manifester, Manini, prise dans le filet de ses instincts carnassiers, se jeta sur la malheureuse pour l’emmailloter du produit de ses filières. Je ne pus rien faire : tout alla trop vite. Nous en discutâmes longuement par la suite : instincts carnassiers c’était vite dit. Je commençais à soupçonner une susceptibilité maladive. Et puis que faire du légume vivant qui nous restait sur les bras : l’effet du venin pris à cette dose était irréversible. Manini me révéla alors un secret jusque-là bien gardé. Elle possédait une deuxième série de poches à venin. Ce deuxième venin, qui plus qu’un venin était un cocktail d’enzymes variées, protéases, lipases, glucidases, avait pour effet de liquéfier les tissus de la proie de façon à pouvoir les aspirer et s’en nourrir. Toute la question était de savoir si Manini devait passer à cette seconde phase pour nous débarrasser du corps. Je la soupçonnais aussi d’espérer récupérer dans l’opération, par quelque processus magique, une part ou la totalité des savoirs professoraux. Ce fut une de nos pires disputes mais j’en vins à bout. Nous fîmes disparaître les restes de la pomme, Manini désemmaillota prestement Mademoiselle Huilard et j’appelais le SAMU. Ni vu, ni connu, vu son grand âge, ils diagnostiquèrent un accident vasculaire cérébral. Aux dernières nouvelles, Mlle Huilard, ou ce qui en reste, est toujours au service de réanimation de l’hôpital le plus proche. Son état végétatif est stable et personne n’ose la débrancher. N’aurais-je pas dû laisser faire Manini ?
L’ARAIGNEE QUI VOULAIT DEVENIR PIANISTE – chapitre 10
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Pauvre Mme Huilard !!