Elios avait mis en ordre ses affaires. Il ressortit non sans avoir rapidement enregistré sur son téléphone les nouvelles données transmises par les administrateurs de l’école. Il devait être au fait de la moindre chose concernant son institution. Il prit bien soin de reprendre la sortie arrière du bâtiment. Il fallait éviter la cohue qui s’attardait devant les grilles.
Il pressa le pas. Une commission sénatoriale avait été créée afin de décider des fonds à allouer à son école ; aujourd’hui, pour sa première réunion, elle devait élire un directeur de commission parmi les sénateurs présents. Il était bien entendu hors de question que son absence soit un prétexte pour un patricien ou un autre de faire main basse sur son projet.
Tout à ses réflexions, il arrive sur la grande place centrale. Longeant la route principale, il jeta un œil à sa droite. Beaucoup de gens restaient encore par petits groupes devant l’enceinte de l’école. La foule compacte s’était clairsemée. A présent, la place centrale fourmillait de personnes qui retournaient en hâte à leur poste.
Elios regarda devant lui. A quelques centaines de mètres, se dressait le sénat. Il accéléra encore son rythme de marche tout en s’évertuant à ne pas céder à la moindre anxiété. Il ne ralentit l’allure qu’à proximité de l’entrée du bâtiment. Il serait à l’heure. Son regard parcourut l’immensité de la façade de l’édifice.
Le sénat avait été construit peu de temps après l’arrivée sur Caanpirna et la fondation de la capitale. Sa présence s’imposait à toute autre architecture environnante. La grande place, étendue à ses pieds, renforçait cette majesté et cette prédominance dans le paysage urbain. Un peu plus loin sur la gauche d’Elios, seul le palais du Princeps tenait la comparaison.
L’acier et le verre étaient les principaux composant du bâtiment où se réunissaient Elios et ses pairs. Il était agrémenté d’irinium à certains endroits. Ce métal avait été découvert sur la planète dès le début de sa colonisation. Particulièrement solide, il avait la particularité de dispenser une lumière vive au contact de la chaleur. Ainsi, le siège du pouvoir semblait enveloppé d’un halo doré qui dardait ses rayons sur la foule.
Clignant des yeux, Elios tourna la tête sur sa droite. Il s’arrêta un instant. Un monolithe d’un noir abyssal trônait devant le sénat. Haut de plusieurs mètres, il rappelait à chacun le principe fondateur de la nation Elegent. Ce principe avait été gravé à la base du monument. Elios se le répétait à son réveil, il était sa première pensée du matin : « la raison et l’intelligence sont les rails du train de l’évolution ».
De nombreuses légendes entouraient cette pierre. Elles étaient véhiculées par un groupe adepte du culte des Jumelles, un groupe religieux dont les origines remontées soi-disant à l’Exode. Particulièrement actif avant la Première guerre, il était désormais interdit.
Elios observa les alentours. La place centrale était de plus en plus bondée. La chaleur faisait peser chaque pas aux passants. En ce début d’après-midi, beaucoup sortaient de table et retournaient au travail. La plupart tentaient de faire bonne figure et allaient bon train. Quelques-uns restaient vautrés sur les deux seuls bancs à proximité. Véritables tentations, ceux-ci n’en étaient pas moins déserts la majeure partie de la journée. Les oisifs, dont la fatigue supplantait la honte, allaient parfois s’y asseoir. Elios se dirigea vers le premier sas d’entrée du sénat.
Alors qu’il s’approchait de l’entrée principale, il perçut un bref silence autour de lui. La réalité sembla se tordre devant lui, le temps ralenti. Soudain, le tonnerre gronda, son corps s’envola…
Ses sens étaient saturés. Tout était blanc et noir à la fois. Une seule image restait, fichée telle une pointe dans son esprit : la grande baie vitrée tordue par le souffle de l’explosion. Un seul murmure résonnait dans sa tête : impossible ! Il était roulé tel un galet par une vague monstrueuse. Sonné ! Ses yeux aveugles, il chercha des appuis au sol ne sachant plus s’il touchait la terre ferme ou le vide. La gravité semblait le fuir. Il perdait l’équilibre, se reprenait. Sa chute semblait sans fin…
Il sentit avant de voir ; l’odeur écœurante d’un carburant brulé et de plastique fondu. Puis, vint celle de la chair carbonisée. Autour de lui, le silence et l’affolement. Il vit une femme châtain cendré d’une cinquantaine d’années, assise. Elle reposait sur son bras gauche et avait sa jambe droite tordue dans un angle improbable. L’air hagard, elle était perdue.
Une plainte de douleur et de souffrance s’élevait désormais de la place. L’explosion avait formé un léger cratère quelques mètres derrière Elios. Un homme, dont les vêtements étaient en lambeaux, titubait à côté du monolithe. Il ne cessait de tourner autour en remuant les lèvres, ses yeux scrutaient le sol. Elios, le regard encore brumeux, le vit ramasser quelque chose : son bras. Il détourna le regard mais à présent, il voyait l’horreur. Des corps mutilés et des morceaux de chair jonchaient les alentours. Il fut pris de nausée et ferma les yeux un instant. Mais l’odeur du carnage, accentuée par la chaleur était insupportable. Il voulut se lever, et glissa, écorchant son coude.
Soudain pris d’anxiété, Elios tâta méthodiquement chaque partie de son corps, effrayé. Il n’avait que des blessures légères. Ce premier constat lui procura un certain soulagement. La place continuait de tourner autour de lui. La luminosité et la chaleur invitait à l’abandon. Il entendit au loin de petites explosions et se raidit. Des émographes, saturés, agonisaient dans un cri perçant avant d’imploser. De petites taches blanches apparurent alors devant les yeux du sénateur, puis un voile noir tomba. Avant de basculer lourdement en arrière, il croisa le regard d’un jeune homme. Il le connaissait, de vue.
Mizuchi avait le souffle court. L’adrénaline irradiait encore son corps. Il regarda autour de lui. Sur sa droite, un homme le regarda puis s’évanouit. Une légère détonation retentit, très proche, et une sensation de brûlure frappa son bras gauche. Il contempla son émographe brisé d’où sortait une fumée noirâtre. En tentant de se relever, il fut pris de vertiges et s’arrêta net. Instinctivement, il porta la main à sa jambe gauche : la douleur remonta jusqu’au creux de son estomac. Il vit alors qu’un morceau de verre, de la taille de sa main, s’était profondément fiché dans sa cuisse et ruisselait de sang. La chaleur monta à sa tête. De son front perlait de grosses gouttes de sueur.
Le jeune homme tressaillit quand une main gantée se posa sur son épaule. Il tourna la tête et vit un homme bardé d’une combinaison blanche. Celui-ci prononça quelques mots d’une voix ferme et rassurante que Mizuchi ne comprit pas. L’homme s’éloigna bientôt remplacé par d’autres qui mirent le jeune homme sur un brancard. Mizuchi se détendit quand une paroi translucide se ferma au-dessus de lui. Des électrodes se posèrent un peu partout sur son corps, et une brume épaisse et verte envahit alors la capsule de soin. Il ferma alors les yeux et succomba au sommeil.
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