Queö, capitale elegent sur la planète Caanpirna
Ganel Iagudas était un homme bien. D’une stature moyenne, il dominait de quelques centimètres la grande majorité de la gente féminine souvent admirative à son égard. Agé de 34 ans, il avait vite réussi. Chevalier et chef incontesté du Syndicat, une organisation qui veillait au respect des lois au sein de chaque entreprise ou organisme employant des travailleurs. Le Syndicat était un des rares organismes à accepter des personnes venant de différents horizons sociaux. Il pouvait à l’occasion venir en aide aux plus défavorisés et prendre en main les familles nécessiteuses. Ganel bénéficiait donc d’une aura sans égale dans chaque strate de la société et avait même des contacts chez les hauts-fonctionnaires et les sénateurs.
Cependant, il restait contrarié. Ce jour-là plus encore que d’habitude, car ses maux de ventre avaient repris depuis trois jours. Assis dans le grand parc un peu au nord du centre-ville de Queö, il attendait. Il chercha dans sa poche et en sortit un petit flacon. Il pressa dessus et deux sphères bleues minuscules atterrirent dans le creux de sa main. Ganel les contempla un instant, soupira, puis les avala d’une traite. Une grimace déforma son visage : décidément, il ne pouvait se faire à ce goût amer. Instantanément, ses douleurs s’estompèrent.
Ses yeux semblaient apprécier le paysage. Son regard s’arrêta sur un arbre en fleurs. La saison était bien avancée et au moindre souffle de vent, les petits pétales blancs rosés s’envolaient en sarabande. Ils recouvraient le parc d’un voile de douceur. Mais Ganel ne voyait pas cela. Non, il s’interrogeait sur l’utilité de maintenir des espèces arboricoles nécessitant autant de travail chaque année. Car dans quelques mois, il faudrait débarrasser le sol des pétales et des feuilles mortes. La brise soufflait et éparpillait un peu plus les minuscules végétaux.
Il souffla de dépit et se surprit même à froncer les sourcils. Il jeta un œil à une patrouille d’antesignes. Leur présence ne le surprit nullement. Quelques couples s’autorisaient des promenades parfois, il fallait bien surveiller d’éventuels débordements. Ganel consulta son émographe, 37. La nature ne devait pas être laissé aussi luxuriante en plein cœur de ville. On se laissait facilement influencer. Perdu dans ses réflexions, il ne vit pas une silhouette gracile s’approcher de lui.
– Bonjour Ganel, interrompit une voix féminine.
Il se tourna vers la source de ce bruit intempestif.
– Bonjour Carissa, répondit-il en masquant sa surprise.
Elle s’assit à côté de lui. Carissa Becklan était une jeune femme relativement jolie. Son manque d’assurance transparaissait sur ses traits fins. Plutôt menue, elle passait presque inaperçue. Elle confortait cette situation en adoptant une tenue stricte et peu voyante. De même, son visage et sa chevelure ne laissait place à aucune extravagance. Ses cheveux bruns étaient tirés en arrière et attachés en une queue de cheval des plus classiques. Elle tentait vainement de garder son visage inexpressif comme l’exigeait son rang. En effet, son père, Krima Becklan, était directeur de l’entreprise nationale d’armement. Il pouvait cependant se positionner sur des contrats privés à l’occasion.
Devenu indispensable au gouvernement des Elegents durant la guerre, le jeune Krima avait pu développer son activité. Ses conditions d’accès au plus haut rang social étaient floues mais il était certain qu’il souhaitait ardemment transmettre son héritage à sa fille unique. C’est ainsi qu’une fois ses études terminées, la jeune Carissa s’était retrouvée associée aux diverses réunions de son père. Elle y avait rencontré Ganel, ardent défenseur des travailleurs. Ce dernier était également souvent chargé de missions importantes par son père : logistiques, surveillance… Son bagou et sa nature de leader lui avait valu le respect des hommes et des femmes avec lesquels il travaillait.
Puis, le père de Carissa était tombé malade. Il continuait à diriger ses affaires, mais, devait limiter ses déplacements. Bien que la visioconférence pallie ce problème, il valait mieux négocier certains contrats ou organiser certaines livraisons en chair et en os. Un avatar pouvait faire dilettante auprès de certains clients…
Carissa s’était donc retrouvée, malgré elle, en première ligne. Elle avait tissé des liens forts avec Ganel Iagudas qui dépassaient à présent le simple cadre professionnel. De nature craintive, elle se reposait souvent sur le savoir-faire du jeune dirigeant du Syndicat. Il était de fort bon conseil et allégeait son fardeau. De plus, contrairement à son père, il ne la reprenait pas constamment pour des problèmes d’émographe. Selon Krima Becklan, il fallait avoir un comportement et une maîtrise de soi correspondant à son rang social. Et Carissa était un peu trop sensible. C’était un danger aux yeux de son père, elle risquait d’être dépossédée de sa fonction si le Sénat l’estimait sujette à trop de fébrilité émotionnelle. Heureusement, Ganel, maître de lui, était un bon guide.
Il la regarda un bref instant puis détourna les yeux. Une mimique qui produisit l’effet escompté.
– Qu’y a-t-il ? Vous semblez gêné ? demanda Carissa en réprimant un sourire.
– Disons que…vous piquez ma curiosité.
– Après tout ce temps passé à se fréquenter ? Vous me flattez ! s’amusa-t-elle.
Elle jeta un œil à son émographe. Elle le surveillait en permanence. Joie à 75. Elle changea de sujet de conversation.
– Participez-vous au conclave aujourd’hui ?
– Non. Vous savez bien que cela n’est réservé qu’aux haut-fonctionnaires. Même un chevalier de ma stature n’y a pas sa place, lâcha-t-il un brin amer.
Il regardait au loin. Une deuxième patrouille de la Tetra était apparue de l’autre côté du petit étang qui s’étendait devant eux. Les deux Antesignes se déplaçaient rapidement à l’aide d’hoverboards à sustentation qui flottaient sous leurs pieds.
– C’est vrai, pardonnez-moi, s’excusa Carissa. J’avais oublié.
– Cessez de vous excuser, rétorqua Ganel d’un ton neutre. Vous trahissez votre culpabilité.
– Vous avez raison. Pard…
Elle s’interrompit.
– Comment se porte votre père ? reprit Ganel.
– Il a fait une nouvelle crise, mais il reste stoïque. Il répète à longueur de temps que la douleur n’est qu’une information. J’admire son détachement.
Ils laissèrent flotter un silence.
– Que va-t-il se passer selon vous ? interrogea-t-elle.
– Comment cela ?
– Au conclave.
– Ah… Je ne sais pas.
– Il y aura une nouvelle chambre ?
– Probablement, répondit Ganel.
– Et un nouveau Princeps ? interrogea candidement Carissa.
– C’est fort probable… soupira le chevalier visiblement blasé par les questions de la jeune femme.
– Quel parti va l’emporter alors ? Vous êtes surement au fait des manigances politiciennes…
– On ne manigance pas en politique ! asséna Ganel.
Elle avait véritablement le don de lui faire perdre son sang-froid. C’était vraiment dérangeant. Il se reprit en faisant mine de réfléchir un moment.
– Plusieurs facteurs entrent en jeu, commenta-t-il, volontairement évasif.
Carissa n’était pas idiote. Elle s’obstina.
– Mais, les partis Pacifiste et Central sont divisés. Seuls les Patriciens semblent unis derrière leur Premier Grand. C’est votre ami ce Pyraliak, non ?
– Je n’ai pas d’ami, rétorqua aussitôt Ganel. Son émographe indiquait une colère à 59, en progression.
Il s’adoucit ; l’approche de la seconde patrouille d’antesignes l’y aida fortement.
– Je n’ai pas d’amis, mise à part vous, se reprit-il sans la regarder.
Carissa succomba à cette déclaration. Son émographe commença à émettre de légères vibrations. C’était le dernier modèle sorti, il vibrait avant que ne se déclenche l’alarme stridente. Carissa se l’était procuré afin de pallier ses problèmes émotionnels constants. Avec les anciens émographes, elle avait déjà eu mal à parti avec les Antesignes. Il avait fallu toute l’influence de son père, principal fournisseur d’armes de la Tetra, pour la sortir de situations délicates.
La jeune femme voulait en savoir plus sur ce Pyraliak qui fascinait son auditoire. Mais devant la réaction de Ganel, elle s’abstint. Ce dernier continua son commentaire.
– Les trois partis ont des visions bien différentes de la société, vous savez… Pour les Pacifistes, chaque être humain est doué de raison. Nous possédons tous ce système qui nous permet de faire des choix, de nous orienter… Si on les écoute, les Eavas ne sont pas si différents de nous. Ils n’auraient juste pas encore trouvé l’équilibre rationnel. J’entendais encore le Premier Grand des Pacifistes déclarait il y a peu qu’il suffit juste de prendre du recul sur ses émotions pour être capable de raisonner convenablement. C’est ridicule !
– Vous trouvez ? Certes, les Eavas ont quitté cette planète suite à la Première Guerre…mais auparavant, ils faisaient également partie de l’Exode il me semble, non ?
– Oui et non, répliqua Ganel qui cachait mal sa gêne devant les questions de la jeune femme. En fait, nous ne savons pas vraiment comment s’est déroulé l’Exode. De nombreuses données ont été perdues sur Athréa.
Carissa chercha dans sa mémoire les cours d’histoire qui mentionnait le début de l’ère nouvelle. De nombreux vaisseaux avaient été perdus sur cette planète occupée par une espèce apparemment insectoïde, les Arthrex. Dans ces vaisseaux se trouvaient une grande partie du patrimoine de l’humanité et un grand nombre d’informations sur les origines de l’Exode. De nombreuses connaissances et savoirs avaient été perdus. Sans parler des pertes humaines effrayantes.
– Plusieurs théories sont à l’étude qui suggèrent que les Eavas formaient un peuple à part : soit génétiquement modifié soit venant d’un autre monde que le nôtre, continua Ganel. Mais bon, ce ne sont que des hypothèses.
Carissa fatiguait. Elle n’avait pas l’habitude de ce genre de conversation avec cet homme engageant. Leurs conversations étaient d’ailleurs ponctuées de longs silences habituellement. Elle fit un effort de concentration supplémentaire.
– De toute façon, les pacifistes n’arriveront pas au pouvoir, dit-il en faisant référence au conclave. Pas après l’attentat. Et ce ne sont pas les centraux qui vont renouer des liens avec les Eavas… Ils sont pervertis à leurs yeux.
– Comment cela ? demande la jeune femme.
Ganel cherchait la meilleure façon d’expliquer les subtilités des courants politiques à cette jeune ignorante. Bien qu’il ne doute pas de ses capacités intellectuelles, il tâcha de rester le plus pédagogue possible, même si cela lui coutait de la patience.
– Les centraux ont les yeux ouverts sur le monde. L’homme doit regarder ce qui l’entoure. Ce sont ses interactions avec le monde qui construisent son système de pensée. Mais ceux qui succombent à leurs émotions, pervertissent ce système, et abandonnent la raison. Ils ne sont plus fiables, ils n’ont plus le recul nécessaire pour être raisonnable.
Carissa afficha une moue dubitative. Las que leur rendez-vous prenne la tournure d’une première leçon de politique, elle orienta la conversation sur un autre sujet.
– Vous verrai-je ce soir aux arènes ? Vous concourez il me semble non ? se hasarda-t-elle.
Ganel accepta la digression avec soulagement. D’autant qu’il était très attaché à ces joutes. Son point faible assurément.
– Oui, mon spécimen affronte un véritable colosse mais il a toutes ses chances. J’en suis persuadé. Vous pouvez parier sur mon champion, assura le syndicaliste. Mais, une dame de votre statut ne devrait pas se rendre aux arènes ne croyez-vous pas ?
Les jeux des arènes, ou plutôt les combats, étaient destinés principalement aux catégories sociales les plus basses. A l’origine, elles avaient été conçues pour permettre aux gens d’y expulser leurs émotions les plus primitives. Cependant, des débordements entre supporters avaient fourni un prétexte à la Tetra pour mettre ces manifestations sous surveillance. Désormais, les protagonistes des combats étaient des machines uniquement. Cela évitait d’encenser les combattants humains. Le plaisir était à bannir, seules les stratégies et les programmations des robots pouvaient être appréciées.
Ganel, lui, participait aux joutes. Il n’était pas à proprement parler un supporter. Il avait conçu un robot de forme humanoïde, une première à l’époque. Il l’avait prénommé Carl. Non pas qu’il y ait une once d’affection envers la machine, mais il fallait bien un pseudonyme sur les affiches virtuelles ou les annonces informant de la tenue d’un combat. Un numéro de série était beaucoup moins vendeur. La dimension des paris, récemment autorisée, devenait une composante majeure de ces combats. L’Etat fermait les yeux là-dessus, sachant les rentrées financières que cela engendrait. Néanmoins, le système des arènes avait de nombreux détracteurs, notamment chez les patriciens.
Quoiqu’il en soit, depuis toujours, les membres des hautes strates de la société évitaient d’y mettre les pieds. On aurait pu remettre en question leur intégrité. A l’instar de Carissa, certains s’y risquaient néanmoins.
– Je sais, concéda Carissa. Mon père désapprouve également mais il me semble au contraire que la filiale armement de notre entreprise aurait beaucoup à gagner en s’intéressant à ces techniques de combat.
Ganel haussa les épaules. Généralement, les combats se résumait à des enchainements de coups et une esquisse de défense. Le tout était programmé à l’avance par le concepteur en fonction de l’adversaire qu’il allait affronter.
– Votre spécimen est particulièrement intéressant de ce point de vue-là. J’ai suivi quelques-uns de ces combats, il semble s’adapter à chaque adversaire, en dépit de sa programmation de départ. Comment faites-vous ?
– Cela, je dois malheureusement le garder pour moi, conclut Ganel. Secret professionnel.
Il se leva et consulta son téléphone. La patrouille des Antesignes passa à leur hauteur, sans s’arrêter.
– Il se fait tard. J’ai plusieurs autres rendez-vous et je ne dois pas tarder. Je vous dis à ce soir alors, Carissa.
– A tout à l’heure, lança l’intéressée.
Mais Ganel s’éloignait déjà dans le sillage des policiers.
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* *
Quelles sont les différences physiques entre les Eavas et les Elégents ?
Aucune, ils sont issus du même peuple mais suite à la Première guerre les Eavas se sont exilés sur la planète Elys. Par contre les deux sociétés sont fondamentalement différentes dans la gestion de l’émotion et du sentiment.