Willow resta un moment sans rien dire. Je respectai son silence, attentive à chacun de ses mots. Penchée vers elle, je buvais ses paroles, mon imagination déroulant le film de son récit.
– Ma mère m’avait confié à quel point, il avait changé. Il était moins jovial, le visage constamment fermé, silencieux, disparaissant durant des mois entiers avant de rentrer sans prévenir, complètement soûl. Il lui arrivait même de s’écrouler en pleurant devant ma mère, lui répétant qu’il voulait mourir. Ce n’était plus le garçon que nous avions connu, mais un inconnu rempli de colère, de tristesse, qui agissait étrangement. Chacune d’entre nous avait essayé de comprendre pourquoi, ce qui avait bien pu se passer, mais dès lors que l’on abordait le sujet, il rentrait dans une colère noire avant de partir. Jusqu’à ce fameux soir. C’est Juanita qui m’a raconté comment tout cela s’est déroulé.
– C’était terrible, déclara cette dernière avec son accent espagnol, appuyé contre l’encadrement de la salle à manger. J’ai été réveillée cette nuit-là par des cris violents, des insultes. Noah était furieux, il insultait Andrew, le jugeant responsable de la mort d’Edward et de la tournure sombre qu’avait pris sa vie. Julie et moi étions dans le couloir, essayant de comprendre ce qui se passait, jusqu’à ce que Noah menace de quitter cette famille. Là, elle est descendue, essayant de le retenir, mais il est parvenu à s’échapper de son emprise et à regagner sa voiture, complètement soûl. Julie a pris la sienne. Personne ne sait vraiment ce qui s’est passé, mais apparemment quand Andrew est arrivé sur les lieux de l’accident, c’était la voiture de Noah qui avait percuté celle de Julie, raconta Juanita derrière Willow qui peinait à retenir ses sanglots.
– Personne n’a vu cette putain de voiture, a part mon père.
– Je sais, mais pourquoi mentirait-il ?
– Je ne sais pas. En tout cas, dès que j’ai appris pour l’accident, j’ai pris le premier avion pour Boston. J’ai rejoint Charlie et mon père à l’hôpital. Quelques minutes après moi, Noah est arrivé, abattu, un bouquet de roses à la main. Charlie s’est jeté sur lui, l’humiliant devant tout le monde, crachant toutes sortes d’injures, le menaçant de mort par la même occasion. Mon père, qui s’était interposé entre les deux, le somma de quitter les lieux et de ne plus jamais remettre les pieds dans cette famille. C’est la dernière fois que je le vis. Que nos regards se croisèrent et je n’oublierai jamais le sien. Cette culpabilité qui le rongeait, cette tristesse indescriptible qui hantait son visage. Ni ma mère, ni moi n’avions eu notre mot à dire. Ma mère refusa d’engager une procédure à son encontre. Durant ces trois années, nous espérions toutes qu’il revienne, et c’est ce qui est arrivé, conclut-elle avec un large sourire au moment où il pénétra dans la pièce.
– Je vous qu’on parle de moi ? ricana-t-il, en passant son bras autour de la taille de Juanita, embrassant tendrement sa joue.
– Oh oh, toi alors ! Tu es toujours aussi charmeur, répliqua la gouvernante, le feu aux joues.
– Tu sais que tu n’es pas le centre du monde, répliqua Willow.
– Dommage, moi qui pensais que vous dressiez une liste de mes innombrables qualités.
– Ne t’en fait pas va, elle aura le temps de les connaître, ria Juanita. En tout cas, moi, j’attends que tu me racontes toutes tes aventures, ajouta-t-elle en frappant gentiment sa joue.
– Ne t’inquiète pas, nous avons tout le temps devant nous, maintenant que je suis revenu pour de bon, confia-t-il en adressant un regard tendre à sa mère adoptive.
– Parfait ! Je suis ravie de savoir que tout cela est derrière nous, maintenant, affirma Juanita avant de prendre le chemin de la sortie.
– Tu ne te joins pas à nous ? m’étonnai-je tandis que tous prenaient place autour de la table.
– Mi hermosa Kaylah, prefiero tener mi momento de intimidad con este encantador joven , avoua-t-elle en m’adressant un clin d’œil avant de quitter la pièce.
Charlie qui s’était installé près de moi, saisi ma main, l’air de rien, ce qui n’échappa pas à Noah qui regardait nos mains entrelacées tout en prenant place entre Willow et sa mère. Comme à son habitude, Andrew s’assit en bout de table, face à sa femme. Julie posa sur chacun d’entre nous un regard indiciblement tendre. Sa famille était enfin réunie. Son visage trahissait le bonheur qui l’a comblé, sans se douter que cette réunion était la dernière qu’elle connaîtrait. Dans quelques mois, Julie pleurerait très certainement la chute de ceux qu’elle aimait et pour qui elle avait sacrifié sa vie. Charlie me tiendrait très certainement responsable de la tombée en désuétude de sa famille. Quant à Willow, elle me reprocherait très probablement de ne pas l’avoir averti des manigances de son père et de l’enquête que je menais à son encontre. Je les regardais tous, imaginant la haine qu’ils éprouveraient à mon égard. Malheureusement, il m’était impossible de reculer. J’avais moi aussi une famille, détruite par cette guerre, qui souffrait aussi des secrets de VANHOOD Industries. Mon esprit, qui se perdait dans un océan de question, s’interrogeait sur ce qui s’était passé au front. L’histoire que m’avait narrée Willow quelques instants auparavant faisaient écho à la mienne. À l’instar d’Elias, Noah était revenu complétement anéanti, cachant derrière sa sombre attitude le poids d’un lourd secret qui l’avait conduit à commettre l’irréparable. Il avait insinué qu’Andrew était l’unique coupable de tous les malheurs de son existence, mais pourquoi ? Pourquoi l’accuser de la mort de son père biologique ? Pourquoi l’avoir menacé de quitter cette famille ? Et pourquoi s’être rendu au cocktail de VANHOOD Industries alors qu’il ne désirait plus être assimilé à son oncle ? Était-il lui aussi complice de ce qu’Andrew Van Hood préparait pour l’humanité ? Cautionnait-il tous ces projets ? Je peinais à y croire. Pourtant, je ne parvenais pas à déceler une réponse potentielle à cette énigme.
– Kaylah ! chuchota Charlie dans le creux de mon oreille, interrompant le fil de mes pensées.
– Pardon ! Vous disiez ? m’excusai-je en me tournant vers Julie, qui accueillis mes excuses avec un large sourire.
– Non, je racontais à Noah que ta maman était une auteure et que son autobiographie faisait fureur en ce moment.
– Vous l’avez-lu ? m’étonnai-je, en entamant le plat principal.
– Bien sûr ! Je suis admirative de ta mère, de cette force dont elle a fait preuve, face au cancer, à l’incarcération de ton père. C’est une femme remarquable et une mère extraordinaire.
– En effet.
– D’ailleurs, comment va-t-elle ?
– Bien. Elle suit toujours son traitement, se rend aux réunions des alcooliques anonymes, assure ses visites à la prison, et se rend régulièrement chez sa psychiatre.
– Et elle arrive avec tout ça à assister à des émissions télés et des séances de dédicaces ? s’enquit Willow avec admiration.
– Elle aime avoir cet emploi du temps surcharger, au moins ça lui permet de ne pas boire.
– Et ton père est en prison ? demanda Noah en haussant un sourcil interrogateur
– Tu as tout compris, répondis-je les yeux rivés sur ma purée de choux-fleurs et mon steak à peine entamé.
– Pourquoi ?
– Je ne pense pas que ce soit le bon moment pour l’évoquer, rétorquai-je sèchement.
– D’ailleurs, il devrait bientôt sortir de prison, non ? lança Andrew visiblement intéressé, tandis que mon instinct flairait la menace derrière ces mots.
– C’est en cours, répondis-je ne souhaitant pas entrer dans les détails.
– Oh. Ta mère doit être tellement heureuse, s’enjoua Julie compatissante.
– Eh bien…Elle n’est pas au courant, je suis la seule. Il aimerait lui faire la surprise…avouai-je en jetant un regard furtif à Noah.
– Mais c’est une super nouvelle, Kaylah. N’oublie pas de l’inviter à la maison. Nous serions vraiment ravis de faire sa connaissance, pas vrai ?
– Bien sûr, on pourrait mettre un terme au mystère qui entoure la beauté de Kay, rétorqua Willow, tandis qu’Andrew faisait la moue.
– Ahaha. Très drôle.
– Pour une fois, je suis plutôt d’accord avec toi, renchérit Noah en échangeant un coup de coude complice avec sa cousine.
– Qu’est-ce que tu sous-entends ? persifla Charlie, l’air méfiant.
– Charlie…soupira Julie sur un ton las.
– Je dis simplement que ta future femme est belle, est-ce que j’ai le droit ?
– Mais d’ailleurs, vous deux, avez-vous convenu d’une date pour votre mariage ? s’empressa Julie, cherchant à atténuer la tension palpable qui animait les deux hommes.
– Non.
– Le 24 mai, affirma Charlie, dans le même temps.
Brusquement, je fis volte-face sentant le feu monter à mes joues. Une bouffée de colère soudaine vint me submerger. Mes yeux vrillaient sur mon fiancé, attendaient une rectification de sa part, en vain. Il s’obstinait à regarder Noah, comme s’il l’affrontait, n’ayant que faire de ce que je pouvais ressentir ou même penser. La vraie Kaylah y voyait une opportunité de faire taire pour de bon ma raison, se gargarisant de mon mécontentement. Julie et Andrew partageaient silencieusement leur indécision. Tous attendaient de plus ample explication sur la divergence que nous venions de témoigner, à l’instant.
– Le 24 mai, insista Charlie en s’adressant à ses parents sa main venant se poser sur ma cuisse, me donnant l’envie brutale de lui arracher.
– On peut savoir depuis quand ? sifflai-je en me rapprochant de son oreille.
– Visiblement, nous sommes en train d’assister à la première dispute maritale, qui en ressortira vainqueur ? Telle est la question, dit Willow, prenant le ton d’un commentateur sportif, ce qui amusa Noah pendant quelques instants.
Cette fois-ci, je ne partageais pas son sens de l’humour. Je la fusillais du regard, et elle m’envoya son sourire le plus désolée. Je savais que je n’étais pas en position de faire un esclandre. Je ne voulais ni trahir la promesse que j’avais faite à Charlie quelques heures auparavant, ni blesser Julie par les mots qui étaient susceptibles de sortir de ma bouche. Assise sur ma chaise, les muscles de mon corps tendus, tentaient de réfréner les pulsions violentes qui attisaient mon esprit.
– Le 24 mai, c’est une belle date. C’est celle de notre mariage, tu te souviens ? fit Andrew visiblement ravi par cette nouvelle.
– Comme si c’était hier, répondit Julie en souriant à son mari, tout en levant son verre vers lui.
– Tout le monde se souvient de cette erreur qui a été la première d’une longue lignée, objecta Willow en se penchant vers Noah.
– Willow ! Ça suffit ! aboya Andrew en posant son verre sur la table.
– Aurais-tu perdu ton sens de l’humour, père ?
– Je te rappelle Willow Myriam Van Hood, que je suis ton père et que de ce fait, tu me dois le respect.
– Et toi, m’as-tu déjà respecté ? riposta-t-elle en assénant un regard noir à son père, sur un ton qui laissait deviner la réponse.
– C’est bon Willow ! On a compris…soupira Charlie, agacé.
– Tu as compris quoi ? Toi le chien de garde ?!
– Tu dépasses les bornes Willow, enragea Andrew, les poings serrés, tandis que Noah l’observait prêt lui aussi à attaquer pour défendre celle qu’il considérait comme sa sœur.
– Willow, s’il te plait…supplia sa mère, en regardant sa fille avec insistance alors qu’elle s’apprêtait à répondre.
Willow fit mouche, pour ne pas blesser sa mère d’avantage. Julie était la seule à pouvoir raisonner sa fille, l’évitant de rentrer un peu plus en conflit avec son père. Elle savait comment s’y prendre pour canaliser cette rancœur qui la bouffait depuis l’enfance. Comme moi, Willow était habituée à jouer la comédie, dans l’espoir de préserver la paix fragile qui régnait dans sa famille. Comme moi, elle était une bombe à retardement, prête à exploser à n’importe quel moment. Sa mère était son détonateur. Il suffisait qu’on la touche pour qu’elle révèle le fond véritable de ses pensées, comme un geste de sa part suffisait à la calmer. Charlie avait la même emprise sur moi, il pouvait dire un mot ou me montrait par un geste que j’étais libre, pour que je laisse ce qui était en moi s’échapper. Seulement, ils avaient préféré nous museler. Ils étaient les gardiens d’une grande hypocrisie, prenant le risque que l’on se consume dans notre propre essence.
Le reste du repas se passa dans une ambiance faussement cordiale. Tous écoutaient le récit des voyages de Noah, sauf moi. Je fulminais encore de ce qui s’était produit quelques instants auparavant. Tel un animal sauvage pris au piège, je faisais les cent pas dans la cage qu’avait forgé ma conscience dans mon for intérieur. Je me devais de camoufler ma colère derrière de larges sourires hypocrites, derrière des hochements de tête rassurants, alors que mon seul désir était d’échapper à toute cette mascarade. Charlie avait dépassé les limites de ma patience. Il ne me laissait aucun choix dans la comédie qu’il me forçait à jouer. J’étais devenue sa marionnette, comme j’étais celle de ma mère, de mon frère. Il tirait les fils de mon existence, sans tenir compte de ce que je pouvais éprouver, et même penser. C’était bien plus que ce que je ne pouvais supporter. En outre, pour rendre la situation plus difficile qu’elle l’était déjà, je devais faire face à celui qui nourrissait un désir indescriptible. Je sentais ce feu dans ma poitrine, embrasé tout mon être, à tel point que cette chaleur devenait insupportable. Je me tenais devant le précipice de la folie et ma raison tentait tant bien que mal de me retenir. Combien de temps, tout cela allait durée ? J’avais la sensation d’étouffer, entrapercevant l’avenir qui m’attendait. Celui dans les bras d’un homme, que je n’aimais manifestement pas comme je le devrais. Combien de repas de famille comme celui-ci, allais-je devoir supporter ? Il m’était impossible d’obtenir une réponse, mais je sentais déjà que je perdais le contrôle de ma vie et que le futur qui m’attendait n’en était pas moins joyeux.
Juanita, visiblement épuisée, nous informa qu’elle allait se reposer dans sa chambre. Je saisis cette opportunité pour me proposer de prendre sa place, pour débarrasser la table. J’avais besoin d’espace. D’air pour respirer.
– Tu n’es pas obligée, ma chérie. Juanita pourra le faire plus tard, assura Julie alors que je prenais mon assiette et celle de Charlie.
– Cela ne me dérange pas Julie.
– Je vais l’aider, s’enquit Charlie en se levant de sa chaise.
Je ne m’y opposais pas. Je devais régler mes comptes avec lui, même si ma raison m’exhortait le contraire. Le mal avait été fait, et je ne pouvais pas l’étouffer.