Livre : Asservissement
Chapitre 4, partie 1 : La course vers la vie…
Je vécus ainsi pendant trois nuits. Régulièrement, trois fois par jour, on nous faisait faire un tour dans la forêt avec des chaussures que l’on nous prêtait uniquement à cet effet. Sinon nous étions toujours pieds nus et les mains attachées mais avec une chainette entre elles. De quoi pouvoir les bouger plus ou moins indépendamment. Pour ce qui est de la nourriture, quand Leszeck était venu me plonger de force le visage dans les entrailles d’une biche le lendemain, j’avais immédiatement compris que ma petite grève de la faim ne lui avait pas du tout plut. Depuis je me forçais à manger mais pas comme les autres, je gardais ma dignité autant que possible en me nourrissant avec les mains. Au début il me surveillait de loin, s’assurant sûrement que je mange jusqu’à satiété. Et si au début, je n’avais pu m’empêcher de vomir, la faim avait bien finit par forcer mon organisme et mon cerveau à accepter ce qu’on leur proposait.
De façon presque miraculeuse, mes blessures avaient guéries. La femme, Maya, venait tous les soirs pour refaire mes cataplasmes et me faire boire des infusions aussi immondes que suspectes. Elle avait été impressionnée par ma guérison très rapide. Plusieurs fois, en passant ses doigts sur mes chaires cicatrisées sans qu’elle n’ait eu le besoin de faire des points de suture, elle avait relevé le regard vers la maison la plus somptueuse. Je ne savais pas à quel point elle était au courant de ce qu’il se passait quand je rêvais. Mais il était là. Son ombre me faisait souffrir dans mes rêves pendant que mon corps guérissait grâce à elle. Il avait parlé d’équilibre des choses, de ce qu’il offrait et de ce qu’il attendait de moi en retour. Il ne m’avait pas demandé mon avis, il l’avait pris pour acquis et s’était servis de ses poings pour me frapper aux endroits que son ombre soignait. Puis, avant chacun de mes réveils, il se rapprochait de moi alors que je ne cessais de pleurer. Il relevait mon visage vers lui avec un sourire mauvais et léchait mes larmes.
Alors comment Maya pouvait-elle se douter de ce qu’il se passait ? Est-ce que cela se voyait ? Est-ce qu’ils pouvaient le sentir ?
— Debout les nouveaux ! hurla un homme baraqué et foncé de peau encore inconnu jusqu’ici. C’est le grand jour !
Un autre blond qui était à côté de lui, vint nous délier les membres. Et pour la première fois depuis longtemps je me sentis un peu plus libre. Je me redressai sur des jambes engourdies d’être restée dans la même position toute la soirée et la nuit. Frissonnante mais contrainte d’abandonner ma maigre protection aux hommes comme les autres, je croisai les bras et me frictionnai pour tenter de garder un peu de chaleur. Tout le monde sortait de leur hutte. Ils s’exclamaient, riaient, nous montraient du doigt, acquiesçaient vivement. Ils semblaient tous dans une excitation collective face à ce qu’il se passait. On nous amena à l’opposé des habitations et nous placèrent en ligne face à elles. Un groupe de six jeunes hommes approchait en courant à vive allure sur nos traces. Ils se bousculaient les uns les autres jusqu’à ce qu’un long grognement qui résonna derrière nous ne les fasse se calmer. Un gars fit mine de se retourner pour voir ce qui avait émis ce son, un coup de bâton dans le ventre le lui fit vite oublier. J’étais au milieu des quatre hommes qui me tenaient compagnie le soir, aussi je ne vis le loup blanc que lorsqu’il nous fit complètement face. Les jeunes se mirent derrière nous, ils piétinaient et semblaient totalement happées par le moment. Je les entendais nous renifler et se moquer de notre, je cite, “prochain sort”. Le loup se redressa brusquement et Leszeck apparut à sa place. Je tentais de masquer ma stupeur le plus possible alors qu’il nous détaillait tous, les uns après les autres, sans réellement s’attarder.
— Aujourd’hui il est l’heure. La Lune s’est prononcée et il s’avère que nos plus valeureux jeunes sont prêts à devenir guerriers. Mes louveteaux, vous avez goûtés à la chair hier, vous savez à quel point elle peut être tendre, mais je vous l’avais offerte. A présent c’est à votre tour de prouver que vous pouvez nourrir la meute en chassant des proies belles et bien vivantes devant nous tous !
Il rejeta la tête en arrière et rugit puissamment, les gens près des maisons lui répondirent dans un même écho plus lointain.
— Quant à vous, vous êtes les proies, sourit-il d’un air mauvais. Mais vous pouvez modifier cela, en devenant de véritables changés. Vous n’aurez jamais notre force, ni notre pouvoir, aussi vous ne serez jamais indispensables. Vous devrez prouver à chaque respiration que vous valez la peine qu’on vous offre la prochaine. Aucune place n’est sûre. En ce jour, vous avez pour objectif d’atteindre les maisons de la meute de l’autre côté de la plaine. Si vous vous faites attraper par nos jeunes, ils auront tous droits sur vous. Sinon, vous aurez droit à un abri pour la nuit. Tous les coups sont permis. Et dernière chose, juste un petit conseil, faites sortir la bête.
Il se mit à notre gauche, il leva les bras et en abaissa un. Les autres partirent sur le champ et j’eus un temps de retard pour comprendre qu’il nous laissait un temps d’avance. Quand je me mis à détaler, j’emportais avec moi les rires moqueurs des jeunes qui s’impatientaient. Je courais aussi vite que je pouvais, tentant de ne pas tomber à cause des trous du sol. Je me rapprochais trop lentement à mon goût des hommes. Certains trébuchaient et se rattrapaient en courant un instant avec les mains au sol, puis ils se relevaient et accéléraient encore. Moi, j’étais déjà essoufflée, les poumons brûlants, les pieds douloureux. Si seulement il n’y avait que cela de douloureux ! Je ne faisais pas attention aux débris de bois ou d’épines par terre. Je me concentrais sur ma respiration et sur la distance que je devais parcourir. Je. Devais. Y. Arriver.
Puis il y eut de longs hurlements. Je sentis la sueur froide qui m’emplit de chair de poule. Ils avaient lâchés les loups sur nous. Dans un réflexe de pure idiotie, je me retournais, des loups bruns et gris s’élançaient en bons, toutes griffes dehors, se battant entre eux pour être le premier qui atteindra une proie. Quand je regardais de nouveau droit devant moi, je pus voir avec horreur que la première proie qu’ils atteindraient… ce serait moi. Je cherchai dans mon environnement quelque chose qui pourrait m’être utile, mais aussitôt que je voyais une pierre ou autre, je défilais si vite que je n’osais pas me stopper pour la saisir. Et j’avais le sentiment très éprouvant que si j’arrêtais de courir maintenant, je ne reprendrais plus jamais le rythme.
Puis je sentis le sol trembler derrière moi et durant un court instant, je me dis que j’allais finir en pâté pour chiens. Puis quelque chose sembla changer en moi. De mon propre fait. Leszeck avait dit de ne pas se faire attraper, que tous les moyens étaient possibles. Mon instinct de survie, mêlé à quelque chose que je ne désirais pas connaître vint supplanter la peur et la fatigue. Je me couchai net, sans que je n’aie moi-même réellement réfléchis à mon geste. Je restais couchée quelques secondes uniquement, le temps que tous les loups se rentrent dedans, ne s’attendant pas à ce que j’échappe aux mâchoires du premier. Je m’éloignai aussitôt du carambolage que j’avais créé et fonçai droit vers les maisons en me mettant juste à côté de l’un des hommes qui participait comme moi au jeu de chasse et qui avait chuté. J’avais envie de vivre. Et il fallait occuper les loups. Les habitations étaient trop loin pour qu’au moins l’un d’entre nous ne tombe pas entre leurs griffes. Par ailleurs les loups s’étaient réorganisés et vu ma progression fulgurante sur le terrain alors que j’étais à l’origine plutôt à l’arrière, ils se mirent en quête des trois dernières cibles. C’est à dire moi, mon voisin qui me jetait de temps à autres des coups d’œil inquiets et un autre bien plus à droite.
Sans éprouver le moindre remord, seulement le cœur battant dans les oreilles, je fis un croche-pied à mon futur ancien camarade qui s’écroula. Cette fois je ne me retournai même pas pour savoir si cela avait fonctionné. Je m’approchais petit à petit des maisons et je ne pensais plus qu’à cela. Survivre, respirer, chaud. Ne plus trembler le soir, ne plus serrer compulsivement la couverture, ne pas avoir besoin de se rouler en boule pour garder un peu de chaleur corporelle.
Une griffe s’accrocha à la combinaison et me fit manger la terre. Le loup n’était pas encore sur moi. Je pouvais me relever. Mais des yeux furieux se penchèrent au-dessus de mon corps et alors qu’il ouvrit grand sa gueule à l’odeur putride, je lui mis un coup de pied dans la truffe qui lui fit faire un écart de cinq bons mètres. Quand je repris ma course, au travers des gouttes de sueur, je vis qu’un des hommes venait d’atteindre le mur. Et moi j’y étais presque. Je tendis le bras, fis de plus grands pas, tirais le plus possible sur les muscles de mes jambes pour atteindre le mur de roche alors que je sentais le loup et son souffle presque collé contre moi. Quand ma main toucha la roche, il me donna un puissant coup de patte pour m’en éloigner.
Mais trop tard, j’aurais mon abri ce soir.